N° 144, novembre 2017

Les Chams musulmans d’Asie du Sud-est ont-ils été convertis par des Perses ?


Bruno Deniel-Laurent


Héritiers d’un empire hindouiste disparu – le Champa –, les Chams occupent une place singulière en Asie du Sud-est : Cambodgiens sans être Khmers, ou Vietnamiens sans être Viêt, musulmans dans des pays majoritairement bouddhistes, ils relèvent de traditions religieuses qui restent aujourd’hui encore mystérieuses. Car si la majorité des Chams s’inscrivent parmi les « gens de la sunna », une minorité d’entre eux suit une voie islamique « insolite » [1] qui semble agglomérer un antique substrat brahmaniste et des apports chiites. D’où cette hypothèse exaltante : est-ce par le truchement de prédicateurs perses qu’une partie des Chams cambodgiens et vietnamiens ont embrassé la religion musulmane ?

Aujourd’hui disséminés entre le Royaume du Cambodge et la République socialiste du Viêt Nam, les Chams peuvent s’enorgueillir d’être les descendants de l’une des plus puissantes confédérations hindouistes de la péninsule Indochinoise. Etendu le long des côtes de la Mer de Chine, ponctué de ports marchands où s’arrêtaient commerçants malais, perses ou indiens, le Champa était vers l’an mille un vaste Etat agricole que quadrillaient des temples en brique dédiés à Shiva et aux divinités locales. Mais dès le Xe siècle, les Viêt ont entamé leur « Poussée vers le Sud ». Dès lors, l’histoire du Champa s’est résumée à une lente et inexorable agonie : la grande cité de Vijayapura a ainsi été rasée par les Viêt en 1471, ce qui a provoqué l’entrée en diaspora des Chams ; des dizaines de milliers d’entre eux trouvant refuge dans le royaume khmer du Cambodge. L’ultime royaume cham, le Panduranga, fut démantelé en 1832 par un roi annamite : le Champa sortait ainsi définitivement de l’histoire.

Principalement présents au Cambodge, les Chams représentent aujourd’hui 5% de la population cambodgienne, ce qui correspond à quelque quatre-cent-mille âmes. Ils sont plus minoritaires encore (un pour mille) au sein du Viêtnam, pourtant berceau historique de leur empire. Originellement hindouistes, les Chams sont désormais quasiment tous musulmans : au XVe siècle, tandis que leurs royaumes se délitaient l’un après l’autre, les Chams ont en effet choisi d’embrasser la religion coranique, probablement sous l’influence des Malais, leurs cousins linguistiques. En se faisant musulmans, les Chams ont ainsi pu resserrer les liens avec le monde malais, sa bourgeoisie commerçante, ses docteurs en religion, sa jurisprudence islamique.

 

Les Chams musulmans

La plupart des Chams s’inscrivent donc dans le creuset de l’islam sunnite, plus particulièrement celui de l’école de jurisprudence chaféite, prédominante en Asie du Sud-est. Mais face à cette majorité sunnite – ou, si l’on préfère, en leur dehors –, il existe une communauté, estimée à 100 000 personnes environ, qui vit selon les règles d’un islam idiosyncrasique teinté de nuances chiites, matriarcales et brahmanistes. On les appelle « Chams Banî » au Vietnam et « Chams de l’imam San » au Cambodge, du nom d’un mystérieux maître spirituel qui vivait au Cambodge au milieu du XIXe sous le règne du roi khmer Ang Duong. Lorsque l’on observe les rites religieux de ces Chams non-sunnites, on constate qu’ils cumulent les signes extérieurs que l’on prête généralement aux confréries soufies : vénération accordée à un maître tutélaire ; existence de bréviaires mystiques jalousement conservés par les chefs religieux ; stricte cérémonie d’initiation ; primat du zikr et du chant cyclique ; recours fréquent au langage symbolique, à la poésie, aux notions de « vent » et de « souffle », d’« air » et de « vide ».

Certains indices laissent aussi à penser que la conversion de ces Chams à l’islam aurait été inspirée par la présence – au Champa ou au Cambodge – de missionnaires chiites, peut-être perses ou mésopotamiens. Il suffit pour s’en convaincre de remarquer que les figures d’Ali (le premier Imâm des chiites), de Hassan et de Hossein occupent une place de choix dans la cosmogonie des Chams Banî et des Chams de l’imam San. Nombre de fidèles portent d’ailleurs ces prénoms, ce qui ne peut être un hasard. Au début du XXe siècle, le Révérend-Père Durand, un missionnaire catholique français, remarquait déjà que l’Histoire de la Grande Déesse – un livre saint vénéré par les Chams Banî – accordait « une place d’honneur incomparable à Hassan et Hossein, les deux fils d’Ali, le gendre chéri du Prophète, évincé du khalifat par les intrigues et l’ambition d’Abou-Bekr et de ses successeurs ». L’organisation religieuse de cette communauté cham repose aussi sur une hiérarchisation stricte, incluant un « clergé » – comme chez les chiites – et des rites d’initiation. La plupart des pratiques cultuelles ne peuvent être exercées que par une classe d’hommes préalablement initiés aux mystères spirituels de la communauté : tout de blanc vêtus, portant un turban immaculé, ceux-ci doivent évidemment se caractériser par une rectitude morale sans tâche, et eux seuls sont admis à pénétrer dans la mosquée. Les femmes, les enfants et les hommes non-initiés, ne pouvant se joindre à eux lors de la grande prière du vendredi, se contentent pendant les offices de se regrouper autour du bâtiment, jetant depuis les fenêtres des regards curieux.

 

En l’absence de sources historiques fiables, il est impossible de connaître exactement les conditions dans lesquelles les Chams, et en particulier les non-sunnites, ont été convertis à l’islam. Même si l’hypothèse d’une influence chiite et perse reste hautement probable, il serait hasardeux de vouloir intégrer les Banî et les Chams de l’Imam San au sein d’une « orthodoxie chiite » : à l’instar des Druzes, des Alaouites ou des Alévis, ils forment une hétérodoxie singulière et irréductible dont les manifestations cultuelles, joyeuses et chatoyantes, ravissent celles et ceux qui ont la chance de les avoir rencontrés.

    Notes

    [1Pour reprendre l’expression de l’ethnologue Agnès De Féo, réalisatrice d’un documentaire (« Un islam insolite ») sur les Chams Banî.


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