N° 144, novembre 2017

Yadollâh Royâï
Un poète persan en France… depuis tant de temps.


Jean-Pierre Brigaudiot


« L’homme bavarde quand il ne rêve pas. »

Yadollâh Royâï, in « Le passé en Je signature », éd.Caravan,

Téhéran, 2000. P.12

Intraductiblité et illisiblité de la poésie

 

Yadollâh Royâï vit en France depuis des lustres. Il a gagné la France avant la Révolution Islamique, et c’est lors de l’une de mes expositions, fin 2015, à Téhéran, qu’un ami acteur de théâtre et fervent admirateur de son œuvre m’a donné ses coordonnées téléphoniques. Nous nous sommes rencontrés, Royâï et moi, et nous sommes très rapidement devenus amis. L’idée de cet article a pris racine en ce que je suis, c’est-à-dire un artiste plasticien et poète qui œuvre à faire travailler ensemble la poésie et la peinture, la poésie et la photo ou bien encore la poésie et la vidéo. C’est donc ce terrain de la poésie et plus généralement des arts qui nous lie d’une manière particulière, contribue à notre complicité et à ces rencontres, le plus souvent au café du coin, près de la demeure de Royâï. Nous y bavardons de manière informelle, nous formulons des projets, nous parlons de sa poésie, de leur traduction, de l’Iran avant la Révolution, de son adhésion d’antan au parti communiste, des conférences auxquelles il participe ou dont il est l’objet, des traductions de ses œuvres, du Marché de la Poésie à Paris…

Quant à mon approche de la poésie de Royâï, elle sera de l’ordre du sensible et d’une réception déterminée par une culture qui n’est point celle d’un spécialiste de la poétique. D’autre part, il faut le dire, elle ne se fait qu’à partir des traductions car je ne parle point le persan. Certes, il n’est pas rare que l’accès à une œuvre poétique se fasse à travers ses traductions ; encore faut-il accepter que la poésie soit définitivement in traductible ou tout du moins que son passage à une autre langue suppose une recréation où le poème devient autre que celui de la langue originale. Il est ainsi tout à la fois une recréation, une interprétation, relève d’une herméneutique et procède d’une trahison qui peuvent être médiocres ou excellentes, c’est selon la nature du travail de ceux qui œuvrent à ce passage d’une langue à l’autre. Rien de bien dramatique à ce que le poème transposé en une nouvelle langue soit autre que ce qu’il est à son origine puisque lors d’une conversation de la vie ordinaire, la compréhension « simple » entre deux personnes parlant une même langue est une exception ; le dialogue est en fait essentiellement un malentendu, il se fait en décalé, chacun ayant une compréhension propre de ce qui se dit, ou une incompréhension ! Ici, avec la poésie de Royâï, le dialogue est celui de deux civilisations et cultures. Quant à la poésie elle-même, comme il en est du dialogue évoqué ci-dessus, il n’est certes point besoin qu’elle passe par une traduction pour être comprise d’autant de manières qu’il y a de lecteurs, pire encore, un même poème lu par un même lecteur sera compris et ressenti de manières plus ou moins différentes à chacune de ses lectures. Ceci étant dit pour annoncer la couleur : mon approche de la poésie de Royâï se fait à partir d’une interprétation effectuée par son traducteur, interprétation parmi d’autres interprétations également possibles, approche d’une interprétation perçue à partir d’une culture, la mienne, qui n’est point celle de Royâï, raison parmi d’autres pour laquelle j’ai eu quelques difficultés à entrer dans cette poésie pensée et écrite en persan, fondée sur une culture que je connais « un peu » mais finalement si peu ! Toutefois, ma persévérance à lire et relire les mêmes poèmes de Royâï m’a permis de dépasser le stade d’une relative incompréhension première et celui de la croyance erronée de certains commentateurs en un hermétisme de cette poésie. Ainsi, l’approche se fait peu à peu, cette poésie s’apprivoise ou apprivoise son lecteur et demande, sinon un certain acharnement, une persévérance avec la nécessaire relecture des mêmes poèmes, comme il en est de toute « vraie » poésie, de toute œuvre, musicale, théâtrale, picturale, littéraire qui se reçoit différemment à chacune de ses approches. Pour conclure cette introduction, j’insisterai une fois encore sur la pluralité potentielle, sémantique et perceptible du poème, sur l’absence définitive de traduction d’une validité absolue, ce qui laisse ouverte la porte à une pluralité de traductions, ce qui signifie enfin que mon propos ne saurait être que subjectif, ô combien subjectif. Cependant, ce propos ne portera pas spécialement sur la traductibilité de la poésie mais plutôt sur un ressenti de celle de Royâï, sur ce que j’en perçois, sur, en quelque sorte, un partage de cet art, bien davantage que sur des débats d’école touchant tant au sens qu’à la forme de celle-ci. Car la poésie est avant tout partage et offrande faite au lecteur.

 

Yadollâh Royâï dans sa jeunesse

Transposer en français la poésie de Royâï

 

Si la poésie est effectivement et définitivement in traductible, elle est néanmoins traduite afin que les lecteurs d’autres langues et cultures que celle d’origine de cette poésie puissent y accéder, en tout cas davantage que par la contemplation des signes typographiques ou l’écoute du chant des mots persans lors des lectures publiques ou enregistrées. D’autre part, cette question de la traduction de la poésie est au cœur de ma propre démarche artistique puisque j’envoie non seulement mes poèmes vers une autre langue, le persan par exemple, mais également vers d’autres médiums et de ce fait, je me confronte à cette question du passage de la poésie à une autre langue, à un autre médium que le livre imprimé, et à une autre culture. Je pense que ce passage est une transposition qui se fait selon les modalités de l’interprétation et de la recréation, ces deux termes semblant adaptés à ce passage. Ailleurs que dans le domaine de la poésie, ne dit-on pas qu’un opéra a été « créé » lorsqu’il est joué pour la première fois, ne dit-on pas que l’orchestre « interprète » la musique ? Les créateurs et les interprètes sont ici comme les « lecteurs » de la poésie : il y a autant de créations et d’interprétations qu’il y a de lecteurs et de lectures ! Ceci pose également la question du lieu où se situe l’œuvre : dans le livret, dans la partition musicale ou bien dans le jouer la musique ou dans le spectacle offert au public ? Evidemment, l’œuvre se situe à la fois dans le livret et dans son interprétation, l’un ou l’autre n’étant pas suffisant pour que cette œuvre advienne. Avec la poésie de Royâï, un poète qui pense et écrit toujours en persan, avec un traducteur persanophone qui pense probablement également en persan, la tâche est à priori fort ardue pour arriver à un résultat qui satisfasse d’une part l’auteur, et d’autre part le lecteur francophone et lui donne le sentiment de s’être malgré tout saisi de la nature de cette poésie, poésie peu « facile » d’accès, en ses formes comme en ses contenus et référents en toponymes, patronymes, personnages et divinités des légendes et du Parnasse persan.

Des études de droit à une poésie d’avant-garde

 

Yadollâh Royâï est né en 1932 dans une modeste ville près de Dâmghân, au nord-est de Téhéran, au sud des côtes de la mer Caspienne, à la limite du désert, désert si important dans le territoire persan, et sans doute bien davantage que géographiquement. Fils d’une poétesse et d’un père membre actif du parti communiste alors très présent en Iran, il a vécu là son enfance et son adolescence ; aussi, ce désert est-il omniprésent dans sa poésie : le monde de l’enfance est d’une certaine manière le premier monde de chacun d’entre nous, indélébile. D’autre part, le désert est une configuration territoriale particulière et peu banale, fascinante et éclairante quant à beaucoup des choses présentes en Perse : néant habité sinon hanté, espace infini de la transhumance horizontale (la Route de la Soie) où la rêverie se peut déployer à son gré, où le temps compté est celui des étoiles qui brillent avec tant d’éclat.

 

« « …le désert était le début du monde, et le début du monde n’avait pas de direction, mais une direction vers sa propre direction qui fut commencement du cercle. »

Adollâh Royâï, « Septante pierres tombales », éd. Tarabuste, 2016.

 

Après l’Ecole Normale de Téhéran, celle de formation des instituteurs et des professeurs, Royâï enseigne à Dâmghân puis se voit contraint de quitter sa ville natale : en tant que militant communiste, il doit se cacher pour échapper à la prison et il gagne à nouveau Téhéran où il sera malgré tout plusieurs fois emprisonné. Il y soutient néanmoins un doctorat en droit international, cependant qu’il entame peu à peu une carrière de poète grâce, notamment, à l’obligation de maîtriser le français qui est imposée au doctorant qu’il fut : porte ouverte sur la poésie de langue française et sans doute, à la clé, retour enrichi d’un nouvel éclairage porté sur celle de son pays natal, la poésie étant tellement omniprésente et prisée en Perse.

Cependant, le militantisme politique de Royâï faiblira peu à peu, trop de groupuscules rivaux et vains, dit-il, et la poésie s’installera au cœur de sa vie, telle qu’en elle-même et non plus en tant qu’outil au service d’une hypothétique révolution marxiste, d’un idéal inaccessible et utopique mis à mal par la connaissance, entre autres choses, de ce que fut le stalinisme.

 

« Royâï affirmait que la poésie doit être engageante et non pas engagée sinon elle serait assujettie aux engagements préétablis d’avance… »

Arash Joudaki (traducteur de l’ouvrage « Septante pierres tombales »), « Cénotaphe de la parole poétique », in « Septante pierres tombales » éd. Tarabuste, 1976, p. 197.

 

Dès lors, il œuvrera pleinement en poésie, à l’étudier, à en comprendre les ressorts, à en découvrir les multiples possibilités, à en inventer de nouvelles, pour dire le monde, pour rêver le monde… il y a tant à dire et tant de manières de dire les choses avec les mots lorsqu’ils sont mis entre les mains des poètes ! Ces mots aux sens multiples et toujours à inventer. Ainsi Royâï, pourtant loin de devenir un poète purement formaliste, s’éloigne de ce fameux lyrisme de la poésie classique persane, de cette sensibilité attentive au moindre souffle, à la moindre teinte, au moindre parfum, sensibilité qui, quelquefois, devient sensiblerie. Ayant donc cessé de militer politiquement, il va s’orienter vers l’élaboration, la construction d’une nouvelle poésie et pour ce faire, il va lui falloir acquérir la maîtrise des mots, de leur capacité à dire et celer les choses, de sous entendre, de jouer et de se jouer du sens, de s’associer entre eux de manières inouïes. Il interroge la poésie pour mieux s’en servir et la servir. La poésie de Royâï, cependant, outrepasse le formalisme quelquefois excessif des mouvances expérimentales et radicales de la modernité et révèle les racines de l’auteur, le désert et l’histoire de son pays, par exemple, mais également la mer, les pierres tombales, les figures et fantômes de l’antiquité persane. Cette présence de la mer dans la poésie de Royâï peut, au premier abord, paraître paradoxale puisque son univers d’enfance est le désert, en quelque sorte une mer sèche, immense et plate, vide ou presque d’habitants mais peuplée de mille lieux de mémoire, de serpents et de figures légendaires propres à la culture persane. La question est donc celle de cette alternative entre le minéral et l’aquatique, l’opaque et le transparent, ou de similitudes. Mer et désert sont des espaces où se compte le temps infini qui n’est pas celui des hommes, de leur labeur et de leur quotidien. Pour la mer, ce sont avant tout les marées et les vagues qui comptent sans fin ce temps infini, pour le désert le temps se compte aux cieux avec les lunaisons et les étoiles ; cependant, l’un et l’autre comptent un temps incomptable car au-delà de l’échelle humaine, un temps où l’esprit du poète erre et rêve hors toutes limites, libre, tellement libre de réinventer le monde et l’être eu monde.

 

« Ces poèmes m’ont aidé à demeurer en vie. Durant ces années, au fur et à mesure de leur apparition sur la page, ils amortissaient les mortelles meurtrissures par les coups timides portés aux blancs impertinents. »

Yadollâh Royâï, « Septante pierres tombales », éd. Tarabuste, 2016.

Et Royâï avance en poésie, il dépasse le stade où celle-ci n’est qu’expression de soi, un refuge, une échappée ; son premier ouvrage, Sur les routes vides, est publié en 1961 (il a donc 29 ans) et l’auteur lui attribue le statut de poésie expérimentale, ce qui l’inscrit dans la logique de ce que fut la poésie dans un certain nombre de pays à cette date, ceci dans la foulée de ce qui s’est également conduit en matière d’arts depuis la fin du dix-neuvième siècle, c’est-à-dire les avant-gardes. Le contexte où opère Royâï est donc celui d’une remise en question générale de ce que sont et furent les arts, contexte où les avant-gardes avec la Nouvelle poésie et la Nouvelle Peinture iraniennes se succèdent et s’affirment, contexte où les arts se réinventent, se redéfinissent, se veulent régis par d’autres règles que celles d’antan, voire par l’absence de règles. Ici le titre, « Les routes vides » se présente comme symptomatique d’un choix : celui de ne point emprunter les voies tracées par les maîtres ; les routes vides sont celles de l’expérimentation, non plus celles de l’imitation et cela est important en Perse où encore aujourd’hui, par exemple en calligraphie, en miniature ou en musique traditionnelle l’étudiant doit tenter d’atteindre le niveau de perfection du maître.

 

Yadollâh Royâï. Photo par Zahrâ Mâhouzi

Théorisation du travail en poésie : l’espacementalisme, la poésie de volume

 

« Gérard Genette prend le mot figure pour désigner la forme de l’espace qui se trouve entre la lettre et le sens : Entre la lettre et le sens, dit-il, entre ce que le poète écrit et ce qu’il a pensé, se creuse un écart, un espace, et comme tout espace, celui-ci possède une forme. On appelle cette forme une figure. » In « L’espacementalisme de Royaï, poétique de l’image et poétique de la connaissance », Farhâdnejâd Abbâs et Alavi Farideh, in Archive of SID, 2011.

 

Royâï va aller bien au-delà de la seule écriture de la poésie, il va mettre en œuvre un processus de théorisation de sa pratique, au regard de ses lectures en poésie mais également en différentes sciences humaines telles la linguistique, la phénoménologie ou la philosophie. Au-delà de la seule écriture, ce qui n’est certes déjà pas rien en poésie, il va développer la notion d’espacementalisme. Il publiera, en 1969, le manifeste Poésie de Volume, Poésie d’Espacement auquel se rallieront de nombreux poètes iraniens de la Nouvelle Poésie.

 

« Je convoque l’indicible en appliquant la technique de mettre entre parenthèses mes visions reçues, système husserlien de la phénoménologie que je personnalise dans le domaine de ma poétique. Ainsi, par la mise en suspens de l’objet et de l’apparence visuelle, le poète trouve l’occasion de faire un second retour à la chose. Et dans cette attente, l’invocation de l’invisible se produit. C’est-à-dire que tout irréel, ayant un point de départ réel, glisse dans notre pensée à partir de sa réalité d’origine, et y affiche une finalité de celle-ci. La finalité des choses, nous la découvrons sinon l’inventons, alors qu’en pratique elle se révèle à nous dans l’espacement de notre retour à la parenthèse, où, l’apparence absorbée par le mental, finalité la supplante. « Il faut d’abord perdre le monde par Epoché pour le trouver ensuite dans une prise de conscience universelle de soi-même » (Husserl). Cette finalité de l’objet (la chose) prend corps ainsi sur la page par les mots qui la concrétisent au sein d’un langage qu’ils sont capables de créer, et est le produit d’une combinaison antérieure à notre corps. » « Je n’écris pas ce que je pense. J’écris ce que l’écriture me fait penser. C’est plutôt la combinaison des mots qui me pense, et qui m’apprend la pensée ».

Adollah Royâï.

 

« C’est justement, par ce langage né à l’intérieur de la langue qu’une vision expérimentale, en excluant le réel, crée une autre réalité plus dense, plus vaste et plus référentielle, aussi bien au Je qu’à l’univers. »

Yadollâh Royäï, « Le passé Je en signature ». éd. Caravan, Téhéran, Iran, 2000.

 

Ce mouvement appelé espacementalisme implique que la poésie soit, davantage encore qu’elle ne sait l’être, un mode de connaissance de soi et du monde, une poétique de la poésie. Elle obéit à des modalités personnelles de saisie du langage, elle est une recherche sur elle-même, sur sa nature, ceci bien au-delà de ce que peut-être, par exemple, une poésie du seul ressenti. Avec l’espacementalisme, le poète n’est pas seulement le réceptacle d’émotions suscitées par le monde, sa réalité supposée ou son ressenti, il se sert du langage et des mots pour re-construire un monde, poétique, imaginé et débarrassé des contingences de la réalité quotidienne, bref, un monde en soi. Certes en cette volonté de refaire le monde, il y a une ombre sous-jacente, celle du jeune Royâï militant politique ; s’il a renoncé à changer le monde par son engagement politique dans la mouvance communiste, il va le refaire avec pour armes « les simples mots », pas si simples d’ailleurs, puisqu’ils disent ou ne disent pas ce que voudrait leur faire dire le langage, que ce que voudrait leur faire dire le poète, ou disent bien autre chose. Malgré mes recherches sur l’espacementalisme de Royâï, l’explication de ce dont il s’agit reste difficile à formuler clairement ; peut-être le terme lui-même pose problème en sa traduction. Poésie espacementaliste, cela signifie peut-être poésie autotélique, une poésie qui dit des choses du monde et en même temps parle d’elle-même, s’auto-analyse, se bâtit en conscience de cela, des ressorts de cette construction. Un peu comme un tableau abstrait se construit en une logique qui est celle des éléments et des allusions qui le constituent. Ainsi la poésie deviendrait bien davantage que source d’expression du moi, elle serait source de connaissance de soi et du monde, poésie qui est si peu et cependant tant et tant ! Comme un caillou, un rond dans l’eau, un souffle parfumé, un soir d’été, sont bien peu de choses et sur lesquels l’homme sait pourtant bâtir un monde, comprendre le monde, rêver le monde. Ainsi, l’écriture de chaque poème, du moindre poème, devient une expérience unique.

Avec cette poésie espacementaliste, il y a prise de conscience, par le poète, d’un au-delà du sens premier, celui d’une première lecture, par exemple. Ici le poème est à considérer comme un espace tridimensionnel où se joue bien plus qu’il n’y peut paraitre, où les mots mettent en dialogue un sens premier et leur espace d’inscription dans la page, le blanc ou les blancs qui contribuent à construire le poème. Ce à quoi s’ajoute ce qu’apporte le lecteur en termes de ce qu’il est, avec sa culture et son pathos, apport qui travaille avec l’espace physique et mental du poème écrit par Royâï. Espace tridimensionnel mis en action à la fois par le poète et par le lecteur, en ce qu’ils sont l’un et l’autre.

 

« Fondée sur la connaissance philosophique et surtout phénoménologique du poète, la poésie espacementaliste n’est plus le lieu des pensées alambiquées, mais le mode essentiel de la connaissance du monde. »

In « L’espacementalisme de Royaï, poétique de l’image et poétique de la connaissance », Farhâdnejâd Abbâs et Alavi Farideh, in Archive of SID, 2011.

 

Espacement(a)ls

 

Le sens

je le vois présent

avant qu’il ne soit réel

confusément présent

*

La ligne droite

et quelque crise s’absente

je m’égare dans le sens

et savoir

 c’est l’absence qui me brosse le regard

danse de circonstance

*

Sur le banc la chose perd l’évidence et

la torture reçoit la sienne

sur la page mais

l’une évidente et l’autre pâle

dans le dictionnaire comme chez le tortionnaire

est-ce le mot qui a tort ? ou le tort qui dicte le mot ?

Si je ne crois pas que la poésie de Royâï soit pour le moins hermétique comme je l’ai entendu affirmer, je comprends et conviens qu’elle soit peu facile d’accès : le passage d’une langue à l’autre, d’une histoire, d’un climat à d’autres histoires et climats, ce passage s’effectue accompagné d’un réel dépaysement où le lecteur français ou francophone manque souvent de connaissances en terme de toponymes, de noms propres des figures évoquées et propres à la Perse d’hier et d’aujourd’hui. Certes ces noms donnent à rêver, ce qui est déjà beaucoup en ce monde, mais le désir du lecteur francophone est également et légitimement de savoir un peu ce dont il s’agit !

 

« Le dessin ciselé de l’aigle de Zarathoustra dominant la pente des marches du sommeil. Autour du tombeau quelques arbres décapités, et sur le tronc du plus grand d’entre eux est gravé le nom de Shams avec seulement sa date de naissance. Puisque Shams cherchait la place de la mort au lendemain de la mort. »

Adollâh Royâï, « Septante pierres tombales », éd. Tarabuste, Paris 2016.

 

De l’Iran à la France

 

Royâï nait donc au nord de l’Iran, y grandit, y devient enseignant, acquiert un doctorat en droit international à l’Université de Téhéran, ceci en même temps qu’il entre en poésie et adhère au parti communiste, raison pour laquelle il est poursuivi par le régime du Shâh et occasionnellement emprisonné. Finalement, réellement menacé physiquement, il gagne la France où il restera sans doute à jamais, pays où il bâtira l’œuvre qu’il a mise en chantier là-bas, en sa Perse natale. Aujourd’hui, ce poète jouit d’une grande notoriété, tant en Iran et dans les Etats persanophones du Moyen Orient, qu’en France et en d’autres pays où la poésie est vivante, où il est traduit et édité. S’il n’est pas le seul poète iranien à avoir proposé une alternative à la poésie des grands maîtres dont par exemple Hâfez, sa démarche et ses publications ont contribué à renouveler la poésie, à offrir une alternative à la versification « classique », et en même temps, cette poésie de Royâï a permis à son pays natal de tenir son rang au niveau mondial d’une autre poésie.

 

Plus longs que leur vie

Les oiseaux

Les oiseaux sur les cimes métaphoriques des nombres

 

A nouveau la vie d’encore autre fois

A dirait-on une fois encore

Un oiseau qui fait son nid

Chargé de se propres plumes

Sur la surface d’un coin des bosquets sans surface

Et la surface sans nombre

Sans métaphore de la cime

Sans les métaphores des cimes

Dont la mémoire des noms

Est de distances pleines de longs oiseaux

 

Adollah Royâï, « Versées labiales », éd. Tarabuste, 2013, p. 165

 

Ainsi en est-il de la poésie de Royâï, et en témoigne ce poème où la logique narrative partage le terrain avec la logique élaborée par la pensée du poète, son cheminement, le substrat théorique mis en place avec l’espamentalisme. Poème, objet conceptuel concomitamment détaché du réel et poruant attaché au réel, liberté relative mais liberté d’opérer la transmutation du quotidien en un rêve, celui d’un « autrement le monde ».


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