Le monde entre dans l’ère mouvementée de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. En Europe, la Grande-Bretagne, sous le règne de Georges III de la maison de Hanovre, s’impose sur ses rivaux classiques, surtout après avoir écrasé la France des Bourbons lors de la guerre de Sept Ans. En Asie du Sud, depuis le siècle précédent, la Compagnie britannique des Indes Orientales s’implante progressivement sur les marchés du Vieux Continent. Grâce à ces établissements politico-économiques, les Anglais ont déjà pu dépasser les colonisateurs portugais et néerlandais dans le subcontinent indien et envisagent dorénavant d’imposer leur mainmise impérialiste sur le plateau iranien, au voisinage des empires Russe et Ottoman. Dans ce contexte, le roi d’Angleterre désigne un des nobles de la cour royale comme émissaire spécial auprès de Karim Khân Zand qui, de facto, règne sur la Perse. Officiellement, un dernier Safavide est encore roi.

L’ambassadeur britannique se rend à Shirâz, alors capitale de l’Iran, où il est reçu par le souverain Zand dans le château aujourd’hui ouvert aux visiteurs sous le titre de « Citadelle de Karim Khân ». Les conseillers économiques de Karim Khân savent que cette rencontre décisive est d’une grande importance pour la survie du Royaume des Zands. L’épanouissement économique du pays est l’une des priorités de Karim Khân et c’est même avec cet objectif qu’il vient de mener une campagne militaire victorieuse aux frontières du Califat Ottoman, en conquérant le port de Bassora, alors quartier-général des marchands anglais, en vue de favoriser les échanges commerciaux du golfe Persique dans les ports iraniens. Après cette victoire de l’armée iranienne contre la Porte Sublime, les commerçants britanniques s’installent à Bûshehr, et les Néerlandais implantent leurs comptoirs dans l’île stratégique de Kharg.

Karim Khân du point de vue de William Franklin, voyageur à l’ère Zandieh

Cette audience économique et diplomatique a tant marqué les esprits qu’on peut voir aujourd’hui, dans l’une des salles de la Citadelle de Karim Khân à Shirâz, des statues de style super-real, créées par la jeune artiste Negâr Nâderi pour mettre en scène ce fait historique. Dans cette reconstitution, Karim Khân est assis, entouré par son jeune fils Lotf-Ali Khân Zand et quelques conseillers. L’émissaire britannique, debout au milieu de la salle, s’incline devant le souverain iranien et le salue selon les règles de l’étiquette de l’époque.

L’ambassadeur anglais est conscient des ambitions économiques de Karim Khân et se prépare à profiter de cette situation difficile du marché iranien afin d’imposer des conditions impérialistes et expansionnistes lors des négociations. L’ingérence dans les affaires internes d’un autre pays ne lui fait pas peur. Les premières minutes de l’audience passent selon le protocole habituel. L’émissaire britannique liste les monopoles et privilèges que le royaume britannique souhaite obtenir en échange de son investissement commercial en Iran. Les conditions sont unilatérales et ne plaisent naturellement pas au côté iranien. Le négociateur européen saisit le mécontentement de Karim Khân et pour améliorer l’ambiance, choisit un moment pour offrir les présents du Roi d’Angleterre - une belle collection de vaisselle en porcelaine, manufacturée dans les meilleurs ateliers européens, d’une marque reconnue qui décore les palais royaux dans différents pays du monde.

Les courtisans et les compagnons de Karim Khân attendent impatiemment sa réaction. Ils connaissent déjà le degré de patriotisme du souverain Zand. Issu de l’ethnie Lor, Karim Khân a été l’un des meilleurs généraux du roi Nâder Afshâr. Il a même refusé de porter le titre de Shâh et se contente du titre de Vakil-or-Roâyâ ou « Représentant du peuple ». Un long silence se fait dans la salle. L’envoyé britannique s’inquiète un peu, mais il compte sur l’hégémonie de son pays dans la région et garde encore son optimisme aveugle et nourri par une compréhension erronée des Occidentaux à propos de la conduite politique des Iraniens. Le gentilhomme anglais croit qu’à la fin de cette audience, il va recevoir le feu vert de la partie iranienne, supposée incapable de saisir les enjeux de l’opportunisme britannique. Les Britanniques envisagent alors d’ouvrir un nouveau marché de consommation pour leurs produits.

Karim Khân conserve un visage impassible et touche doucement sa barbe. Il se lève et prend l’une des assiettes les plus grandes et les plus luxueuses. Il y jette un coup d’œil, la soulève légèrement et tout à coup, la laisse tomber par terre. L’assiette en porcelaine s’écrase en mille morceaux à ses pieds. L’émissaire britannique pense d’abord que ce geste est accidentel, mais son doute s’efface lorsque le souverain Zand répète le même geste avec une autre pièce de la collection offerte. Un silence chargé d’inquiétude, d’ambigüité, de crainte et d’étonnement envahit la salle. Karim Khân brise le silence et demande à un serviteur d’apporter les plats dans lesquels il a l’habitude de prendre ses repas. Une fois les plats en cuivre posés devant lui, Karim Khân prend une assiette et la jette par terre. Le plat reste intact. L’émissaire européen est choqué et traumatisé par cette leçon historique du monarque iranien qui, contrairement aux espérances britanniques, n’a fait preuve d’aucune crainte face à l’hégémonie impérialiste du royaume le plus puissant de l’époque. Karim Khân adresse ces derniers mots au représentant britannique, avant de quitter la salle :

- Un Iranien mange seulement dans des plats fabriqués en Iran. Peut-être nos plats n’ont-ils pas la réputation de ceux que vous avez offerts, mais ils sont plus solides et en outre, ils sont manufacturés par des artisans de chez nous. Reprenez vos présents. Nous n’en aurons jamais besoin.


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