N° 151, juin 2018

KUPKA
Pionnier et l’un des inventeurs de la peinture abstraite
Grand Palais, Paris, 21 mars-30 juillet 2018


Jean-Pierre Brigaudiot


Affiche de l’exposition « Kupka, pionnier de l’abstraction »,
Grand Palais, Paris

Une œuvre restée en retrait des feux de la rampe…

 

Kupka est assez peu connu du grand public et cette exposition du Grand Palais, à Paris, est une réelle opportunité pour prendre connaissance de son œuvre graphique et de son œuvre picturale dont l’essentiel se place entre la fin du dix-neuvième siècle et les années cinquante, au vingtième siècle. L’exposition, assez exhaustive (plus de trois cents œuvres), permet de découvrir certains aspects peu médiatisés de sa démarche, du fait sans doute de la rareté des expositions monographiques d’ampleur consacrées à Kupka. Cet artiste, malgré l’importance, tant de la date de beaucoup de ses créations que de leur inventivité, ne bénéficiera pas d’une notoriété telle qu’il aurait pu l’espérer. Dans la période où il œuvre, comme dans la période de la naissance et du développement de la peinture abstraite, d’autres artistes et mouvements artistiques vont occuper l’avant de la scène artistique mondiale en raison de leur forte médiatisation comme en raison de leur propre caractère et posture sociale. A cela s’ajoutent les modalités de fabrication de l’art par un monde de l’art où opèrent et décident les grands collectionneurs et les musées des quelques pays ayant contribué à l’émergence de l’art moderne, entre le début et le milieu du vingtième siècle.

Kupka, né en 1871 en Bohême, étudie aux Beaux-arts de Prague puis de Vienne, s’installe à Paris en 1896 où très vite, il conjugue les activités de peintre et d’illustrateur. Il s’intègre ainsi et totalement à la vie artistique française, une vie bouillonnante de créativité où se côtoient une multiplicité de mouvements et tendances artistiques, où les genres académiques jouxtent, par exemple, des mouvements finissants ou émergeants comme l’impressionnisme, le fauvisme, les expressionnismes, le symbolisme, parmi lesquels vont émerger les différentes abstractions, lyrique/expressionniste et géométrique et certes le cubisme qui, lui, ne basculera point dans l’abstraction, ce dernier mouvement cubiste étant accompagné de ses versions annexes telles le futurisme, le cubo-futurisme, l’orphisme et un cubisme décoratif ou appliqué à la figuration , ainsi qu’on l’a vu se développer en Iran avec la nouvelle Peinture. Kupka sera professeur aux Beaux-arts de Paris et connaîtra/fréquentera beaucoup des artistes majeurs de cette première moitié du siècle, en même temps qu’il sera présent et acteur dans un certain nombre de revues d’art comme celle du mouvement Abstraction-Création, Art non Figuratif, laquelle, née en 1932, défend l’abstraction en peinture. Kupka sera ainsi omniprésent, sa vie durant, dans de bonnes galeries, dans les principales manifestations et salons artistiques parisiens, alors importants pour l’art, puisque les foires d’art ne l’ont pas encore transformé en marchandise et objet de spéculation. Cependant, il expose avec succès aux Etats Unis, en Europe et dans son pays d’origine, l’actuelle Tchéquie. Il meurt en 1957 et le Musée National d’Art Moderne lui consacre, l’année suivante, une grande rétrospective. Son œuvre est en général difficile à embrasser en une seule visite, comme c’est le cas au Grand Palais aujourd’hui, car dispersée tant dans les collections privées que celles des musées et fondations.

Photos : Exposition « Kupka, pionnier de l’abstraction », Grand Palais, Paris

 

Une œuvre marquée par une succession de rencontres…

 

L’illustration : le parcours d’exposition imposé par le Grand Palais permet de découvrir une période de production intense de Kupka, mais pas dans le domaine de la peinture, donc pas dans celui d’un des arts majeurs ; il s’agit de son travail d’illustrateur, moins connu que son œuvre picturale. Kupka, lorsqu’il s’installa à Paris, en 1896, artiste alors inconnu, va pourvoir à ses besoins quotidiens en tant qu’illustrateur. Ce travail d’illustrateur est époustouflant par sa qualité, sa force et sa singularité. Avant la révolution technique qui permettra une impression et une diffusion facile et rapide des images, les nombreux quotidiens et revues faisaient volontiers appel à des illustrateurs dont la qualité en tant que telle était fort inégale, cette qualité cédant parfois la place à la seule force expressive et narrative : il s’agissait en effet, souvent, de rapporter un événement en amplifiant son importance et sa dimension dramatique. Ici l’œuvre graphique et d’illustration de Kupka est à la fois inventive et d’une puissance assez inégalée. En tant qu’art mineur, selon les catégories en usage, elle tend à devenir un art à la hauteur des arts majeurs. Cette œuvre illustrative de Kupka est une œuvre parsemée de rencontres successives où apparait par exemple un vocabulaire plastique propre à l’Art Nouveau, celui de Vienne où il fut étudiant, mais aussi celui de Paris où il vécut si longtemps, ainsi l’œuvre graphique inclut des formes en provenance de l’Art Déco. D’autres dispositifs formels nous engagent à retrouver des univers symbolistes, tout cela étant fort plaisant, là où l’artiste aurait pu se limiter à un dessin sans attaches, uniquement soumis à son objectif narratif. Kupka va à la fois faire œuvre d’illustrateur mais également exprimer ses convictions, son idéologie libertaire et anarchiste, son anticléricalisme, son militantisme, rendus par des planches dessinées, aquarellées, aux encres, gouachées, d’une maîtrise rare et d’une qualité plastique remarquable. Son esprit critique et satirique trouve ici à s’exprimer avec brio, notamment dans la revue L’assiette au beurre, l’une des revues pour laquelle il va travailler ; cependant, il exécutera également de nombreuses affiches pour, notamment, des cabarets parisiens, tels l’Ane rouge ou le Chat noir. Certaines des œuvres picturales jalonnant le parcours d’exposition rejoignent d’ailleurs un côté affiche développé tant par Kupka lui-même que par Toulouse Lautrec ou Mucha, un ami. Il en va ainsi, par exemple du tableau Le rouge à lèvres, de 1908. Cette présentation d’un nombre considérable d’illustrations et d’estampes est judicieuse et éclaire le visiteur, tant sur le plan d’une création peu connue de cet artiste que sur sa maîtrise remarquable autant qu’inventive en matière de dessin et plus largement d’arts graphiques. Ici, la présence des arts graphiques tels que les pratiqua Kupka laisse quelque peu surgir une nostalgie quant à leur faible présence sur la scène artistique française, ne serait-ce peut être au très ancien Salon du Dessin, peu ouvert à la dynamique et à la créativité de ces arts et certes avec le Salon/foire Drawing Art Now qui s’acharne depuis plus de douze ans à la défense de ceux-ci (article à paraître dans cette même Revue de Téhéran).

 

Une œuvre picturale profuse, naviguant entre différents mouvements et tendances de l’art, dans un désir d’absolu et d’abstraction

 

Je connaissais Kupka comme ayant été l’un des pionniers de l’abstraction, autrement dit d’une peinture qui ne figure pas le visible mais se configure elle-même en ses formes, textures et couleurs ; c’est avec un certain étonnement que j’avais découvert ses premières œuvres abstraites à peu près contemporaines de celles de Mondrian, Malevitch ou Kandinsky, artistes donnés par l’histoire de l’art officielle comme les grands pionniers de cet art abstrait. Pour cette exposition, le parcours de visite est chronologique, comme c’est le plus souvent le cas dans les grandes expositions monographiques, et cela permet de suivre, d’œuvre en œuvre, les liens que la peinture de Kupka entretient avec celle de ses contemporains, depuis ses débuts à Prague et à Vienne, jusqu’à la fin de sa carrière en France. Car Kupka va, au long de sa carrière artistique, s’emparer, s’approcher, annexer, utiliser et développer certains aspects de la peinture de ses pairs. Le parcours artistique de Kupka est celui de la quête sans fin d’une peinture par laquelle il cherche à rendre compte de certaines réalités du monde, à dire le monde tel qu’il le ressent, tel qu’il est donné à comprendre tant par les arts que par les philosophies, les religions et les sciences. En ce sens Kupka est un artiste-chercheur, au contraire de ceux qui trouvent leur art, la peinture par exemple, et la déclinent indéfiniment en une multiplicité d’infimes variations ; c’est ainsi qu’un certain nombre d’œuvres sont aisément identifiables et du même coup tendent à devenir des produits commerciaux rapidement dénués de créativité. L’œuvre de Kupka, fondée sur deux préoccupations majeures, le mouvement et la couleur est celle d’une quête sans fin, constituée d’expérimentations très aboutie faisant écho à telle ou telle écoule ou mouvance artistique et en même temps à telle ou telle recherche conduite dans le domaine de la physique ou dans celui de la philosophie.

« L’art doit donc se proposer une autre fin que l’imitation purement formelle de la nature ; dans tous les cas, l’imitation ne peut produire que des chefs-d’œuvre de technique, jamais des œuvres d’art. » Hegel, 1832

L’exposition du Grand Palais et son parcours nous conduisent successivement à proximité du symbolisme, de l’art nouveau, des premiers expressionnismes dont l’expressionnisme allemand et l’expressionnisme des fauvistes, nous conduisent à croiser l’orphisme (celui de Robert Delaunay), le cubisme, les œuvres de Duchamp et de ses frères qui furent des amis ; c’est d’ailleurs Marcel Duchamp qui ouvrit à Kupka les portes du monde de l’art new-yorkais. Les œuvres de Kupka font également écho à la physique, aux études sur la couleur et sa perception conduites tant par Newton que par Chevreul, celles qui justement ont suscité tant d’intérêt chez beaucoup de peintres, les impressionnistes et les orphistes, notamment. Il est ici également question de botanique, de géologie, du cosmos et de la biologie avec cette quête de vérité du monde entreprise par Kupka. La géométrie est certes là, omniprésente, comme l’une des grandes références de l’art abstrait, avec sa logique et son épuration formelle telle que l’a prônée, parmi d’autres, Théo van Doesburg, un artiste compagnon de route de Mondrian et théoricien de l’abstraction géométrique. Mais l’abstraction chez Kupka, si elle peut témoigner d’un grand dépouillement est surtout multiforme, variant selon les périodes et les séries ; elle sait être matiériste, infiniment riche en textures, en vocabulaires formels extrêmement variés et surtout haute en couleurs – comme certaines peintures viennoises de l’Art Nouveau, de Klimt par exemple. Et puis, dans le parcours de visite, on passe sans cesse de la peinture de Kupka aux relations qu’il entretint avec certaines philosophies dont la théosophie en vogue entre la fin du dix-neuvième siècle et le début du vingtième – Mondrian en fut adepte.

Tous ces outils potentiels, plastiques et scientifiques de la quête de Kupka ne créent pour autant pas de cacophonie, tout au plus peut on identifier des périodes et des séries d’œuvres d’une réelle et indéniable force et vitalité en leur construction et en leurs couleurs. Car le travail de Kupka, et même celui qui peut paraitre moins attrayant, comme la période des machines, des années 20, reste toujours singulier et puissant, envoutant même avec ces thématiques données par les titres : Fugue à deux couleurs / La foire, contredanse / Les touches de Piano, le lac / Printemps cosmique / L’eau, le baigneur / Blanc autonome / Ordonnance sur verticales / Conte de pistils et d’étamines/ Disques de Newton/ Autour d’un point, trois bleus et trois rouges… Ces titres, un programme dès avant d’avoir vu les œuvres, donnent le ton quant à ce qui dans l’œuvre est la question traitée, question à laquelle la peinture ne se contente pas de répondre par l’illustration mais de manière autonome et singulière en ce passage d’une modalité d’expression à l’autre, langagière et picturale. L’abstraction de la peinture de Kupka, est, comme son œuvre en général, multiforme, le plus souvent de couleurs chatoyantes (Ecole de Vienne début de siècle) et hantée par la question du mouvement, elle est préoccupée de rythmes et de musicalité autant que par les sciences. Certains tableaux conduisent à s’interroger sur la nature de l’abstraction chez Kupka, tantôt construction géométrique autonome, tantôt informelle et en relation avec un certain réel, comme ces tableaux qui évoquent ce que permet le zoom photographique : une approche, un gros plan où la figure familière, végétale par exemple, perd sa lisibilité pour ne plus être que formes et couleurs. Tant chez Kupka que dans les diverses formes d’abstraction produites depuis le début du vingtième siècle, il n’y a certes pas qu’une abstraction mais des abstractions qui pour résumer peuvent être géométriques et fondées avant tout sur un ordre logique et la rationalité, ou bien lyriques, gestuelles et expressionnistes (le ressenti/ l’exprimé de l’artiste, son pathos…), issues du monde végétal, aquatique, géologique, stellaire…

Avec Kupka et par cette exposition, le visiteur effectue un voyage au long cours à travers diverses formes de l’abstraction picturale dont les liens et les origines, plastiques ou scientifiques sont souvent clairement lisibles, sans pour autant que cela porte préjudice à l’autonomie des œuvres. La vision assez exhaustive de l’œuvre de Kupka offerte dans ce parcours d’exposition est aussi une manière de voyager et de connaitre à la fois les origines et les développements des abstractions, avec cet agréable détour par l’œuvre d’illustration.


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