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C’est presque l’aube. Bien que la chambre soit plongée dans l’obscurité, elle peut déjà sentir par une sorte d’anticipation imaginaire presque organique, l’approche imminente du premier rayon de lumière.
Des bruits dans le couloir l’ont réveillée. Hésitante, venant à peine d’ouvrir les yeux, elle discerne tant bien que mal la nature des bruits. Elle se recroqueville et essaye de se rendormir. « Ça n’a pas d’importance ! » se dit-elle, sachant que c’est justement quelque chose qui la tracasse. Elle évoque, invoque des mots rassurants pour que l’angoisse dont elle est soudainement la proie, ne la dévore pas tout entière.
Lâcher prise, respirer. C’est bien ce que lui conseille constamment son frère. Exactement ce que lui dit son ami masseur expert en soin énergétique.
….
Elle porte des collants noirs et une robe d’hiver sombre. La lumière rouge lugubre de la pièce - un salon avec cuisine américaine - devient clinquante, presque rosâtre à certains endroits. Il y a eu une engueulade. Le poids des reproches l’écrase. Et l’écho des mots, jetés dans l’espace, nage dans l’air et résonne contre les murs. Prise d’une agitation intérieure, elle marche, s’assoit, se remet debout et tourne en rond, traînant avec elle cette enveloppe de soucis, de préoccupations. Troublée, au bord du délire, elle se déplace de plus en plus vite et avec une agilité croissante. Ses mouvements s’accélèrent. Le croisement de ses jambes se déshumanise. Quelque chose dans son attitude ressemble de plus en plus à celle d’un félin. D’un chat.
Un chat noir. Un peu gros, touffu. Il la fixe. Un instant de suspension qui donne l’illusion d’un moment de calme. Son regard tendu, inquiétant, l’amène au bord de l’asphyxie. Le son ambiant devient souterrain, presque sourd, avec ce murmure constant et lointain qui lui ronge les tympans.
Cet animal au regard apeuré, avec dans le corps cet élan imperceptible pour faire marche arrière, lui crie en sourdine dans le silence : viens, quelque chose se passe là, en bas, quelque chose d’effroyable, d’innommable.
Hypnotisée, poussée doucement par une force invisible, elle sent sous ses pieds le carrelage froid, derrière la cuisine américaine. Là, elle s’arrête. Le chat, lui, collé à ses jambes, tremble sans oser émettre le moindre son. Figés, abasourdis, leurs yeux se figent au sol : un passage souterrain, éclairé exactement comme le salon cuisine, qui mène par des escaliers vers d’autres chambres.
D’abord surprise par la découverte, une sensation de déjà vu l’envahit. Si elle n’a jamais connu ce passage comment se fait-il qu’elle sache qu’il y a des chambres en bas ? Cet endroit n’a rien d’un lieu abandonné, d’une cave ou d’un grenier. Il y a la même lumière que dans la pièce au-dessus. Quelqu’un y habite. Mais qui donc ? Un membre de la famille qui y mènerait une double vie ? Quelque chose se tramerait-il dans la famille à son insu, dans son dos ?
Aucun bruit, aucun son ne provient des chambres. Mais elle sent une présence… même plusieurs. Elle peut les flairer dans ce silence affolant, les sentir sur les poils de ses bras qui se hérissent d’un coup, dans la cadence de sa respiration qui s’accélère, les battements de son cœur qui lui martèlent la poitrine, dans son estomac qui se noue et ses entrailles qui s’enflamment : quelque chose se passe là, en bas, quelque chose d’effroyable, d’innommable.
Elle décide d’avancer d’un pas. Mais avant que son cerveau n’ordonne au muscle de son pied droit de se lever, juste avant ce laps de temps minime, presque inexistant, entre la volonté et l’acte, elle entend un bref mais terrible grognement.
Pétrifiée, elle tourne la tête. Elle le voit. Un rat immense. Un regard terrifiant jaillit de ses yeux, véritable abcès de poison. Sa bouche s’ouvre, s’entrouvre lentement. Une odeur fétide s’en dégage. Des dents triangulaires, pointues et métalliques apparaissent. Sensiblement, il déplace son poids vers l’arrière de son corps. Ses pattes de derrière s’enfoncent dans le sol, sa tête se rentre dans son cou, son regard devient plus fixe, plus insistant.
Il fait un bond vers elle.
….
Ses yeux s’ouvrent et de ses lèvres séchées, gercées, s’échappe un cri étouffé. Son corps raidi est en sueur mais ses pieds sont glacés. Elle examine obstinément la tâche marron sur le plafond au-dessus de son lit. Elle avait arrêté de la voir, jusqu’au soir où un ami lui avait fait remarquer de nouveau sa présence. Et depuis, elle la voit tout le temps. Et par association d’idée ou plutôt d’image, elle voit aussi l’homme et se remémore l’absurde dialogue : « Une simple couche de peinture suffira pour la faire disparaître » avait-elle dit. « Tu plaisantes ? Ce n’est pas en passant vite fait par-dessus de la couleur blanche que ça va partir. Il faudra frotter avant ». « Oui, oui bien sûr, tu as raison. Je frotterai. » Les conversations qu’elle avait avec les hommes lui donnaient des indices sur le tournant qu’allait prendre la relation, si relation il y avait. Parler de la tâche marron répugnante au plafond, après la première rencontre, n’annonce pas forcément le début d’une histoire d’amour. Au moins, elle ne se leurrait pas.
Avant que l’association d’idées ne se convertisse en rumination plaintive, le chat lui réclame à manger en grattant à sa porte. À contrecœur, elle se lève de son lit. Une fois la gamelle pleine, l’animal ne s’y précipite pourtant pas. Le téléphone sonne dans le salon, mais s’interrompt après deux sonneries. Quelques secondes plus tard, la sonnerie retentit de nouveau. Intriguée, elle s’y précipite et décroche.
-Allo ?
-….
-Allo ?
-…
Un bruit sec se fait entendre à l’autre bout du fil. Son interlocuteur a raccroché. Elle se dirige vers les rideaux, les tire d’un geste brusque. Le ciel gris et pluvieux lui jette avec parcimonie, presque avec mépris, un peu de lumière.
Elle a faim, la tête lui tourne. Elle s’adosse contre la fenêtre, pose sa joue gauche sur la vitre fraîche et regarde dehors. Pas âme qui vive.
Doucement, par la droite, sur le trottoir d’en face, un homme entre dans son champ de vision. Il fait quelque pas, s’arrête, se tourne lentement vers elle et lève la tête vers sa fenêtre.
Leurs regards se croisent. Elle reconnaît ce regard : Quelque chose va se passer là, en bas, quelque chose d’effroyable, d’innommable.
Toujours en la dévisageant, il met la main dans sa poche, en sort un téléphone, compose un numéro et porte l’appareil à son oreille. Le téléphone sonne dans la chambre. Elle tourne la tête, jette un coup d’œil au téléphone. L’appareil arrête de sonner. Elle regarde de nouveau l’homme.
L’homme, au regard insistant, esquisse un bref sourire du coin des lèvres. Il remet le téléphone dans sa poche, et sort de l’autre poche, à peine perceptible, un objet métallique… Le lève… Le pointe vers elle.
Il tire.