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Au fil de leur histoire, les Iraniens ont porté une attention particulière aux entraînements physiques et moraux. La société traditionnelle iranienne a depuis toujours accordé une place sacrée aux zûrkhâneh, littéralement "maison de la force", où l’on suivait à la fois des entraînements de musculation et des enseignements de morale. En ce lieu se diffusent des qualités humaines, telles que la chevalerie mystique islamique (Javânmardi), l’abnégation et la bravoure. Fournissant une place où sont pratiqués aussi bien le "sport antique" (Varzesh-e-Bâstâni) que la "lutte héroïque" (Koshti-ye-Pahlavâni [1]), la zûrkhâneh et les exercices qui y sont faits sont enregistrés parmi les héritages culturels de l’UNESCO. D’origine proprement iranienne, le sport antique est présenté par les chercheurs de l’Université du Sport de Cologne, comme la musculation la plus ancienne au monde.
En Iran, le 17 chawwal de l’année lunaire hégirienne est baptisé le jour de la culture héroïque et du sport antique. De fait, il s’agit du jour de la bataille entre le premier Imam chiite, l’Imam ’Ali, et ’Amr ibn Abd al-Wud, grand héros de la tribu Quraysh, qui s’avouera vaincu. Après sa victoire sur ce dernier, l’Imam s’approcha de lui afin de le décapiter, selon les règles de l’art de la guerre de l’époque. Le héros arabe lui cracha au visage. Sans aucune réaction, l’Imam se leva et marcha un moment sur le champ de bataille puis revint. ’Amr lui demanda la raison de ce fait et il répondit : « Quand tu m’as craché au visage, je me suis mis en colère ; mais, je ne voulais pas te tuer sous le coup de la colère. Alors, je suis parti pour me calmer, et ensuite, je suis revenu pour te tuer au nom du Dieu Unique. »
Vu l’avancement de 10 jours du calendrier lunaire par rapport au calendrier solaire, il n’y a pas de date exacte pour la commémoration de ce jour dans le calendrier persan. C’est pourquoi, chaque année, il est célébré à une date différente.
Les premiers documents écrits sur la zûrkhâneh et la pratique du sport en Iran datent de la période safavide. De plus, durant cette ère, la pratique des sports, notamment le sport antique, se développa dans le pays.
Certains chercheurs estiment que l’édifice de la première zûrkhâneh en Iran fut bâti par le grand Pahlavân de la ville de Khoy, en Azerbaïdjan, Pouriyâ-ye Vali au XIIIe siècle. C’est à ce moment-là qu’avec le développement du chiisme en Iran, ces salles obtiennent une place privilégiée, grâce à l’influence indéniable du chiisme et du soufisme sur le sport antique. Selon ces doctrines, la zûrkhâneh, accueillant des gens bienveillants, est aussi à l’origine d’une école de javânmardi. À l’époque qâdjâre, l’intérêt des rois pour la lutte ancienne amène au développement des zûrkhâneh. Mais, les champions de la lutte et les Pahlavân quittent Téhéran après la mort de Nâssereddin Shâh (1896), et les zûrkhâneh perdent malheureusement leurs repères. Jusqu’en 1913, les compétitions de lutte se faisaient selon les règles de la lutte Pahlavâni, mais avec l’émergence des clubs sportifs modernes à l’époque de Rezâ Shâh (1878-1944), les sports antiques furent marginalisés.
L’architecture des zûrkhâneh ressemblait, autrefois, à celle des tekkiyeh [2], qui eux-mêmes avaient la même structure architecturale que les khânqâh [3], rappelant les temples du feu des époques anciennes, et plus encore, les temples mithraïques. De plus, les principes régissant les zûrkhâneh se lient essentiellement au soufisme ainsi qu’aux écoles morales et spirituelles telles que le javânmardi et le ayyâri [4], enracinées dans la riche culture de la Perse ancienne.
Marquée par un dôme ou des minarets, la façade extérieure de la zûrkhâneh consiste en un quadrilatère qui permet, grâce aux fenêtres et portes, l’entrée de la lumière et de l’air frais dans la construction. Cette dernière est considérée si sacrée que les lutteurs n’y entrent jamais sans avoir fait leurs ablutions. Une fois passés par la porte de la zûrkhâneh, ils s’agenouillent pour embrasser le sol. Chaque partie de ce lieu possède une certaine philosophie, à respecter par l’athlète dès le pas de la porte. Celle-ci est tellement basse que pour pouvoir y passer, l’athlète doit s’incliner, ce qui évoque aussi bien le respect pour l’édifice que les hautes valeurs morales du lutteur, y compris l’humilité.
Une plateforme (sardam), endroit surélevé dans la salle, est aussi considérée comme un lieu sacré où une lumière doit toujours être allumée, comme les bougies allumées dans les saqqâkhâneh, lieux où l’on se rendait pour prier. Sur cette plateforme s’assied un meneur (Morshed) qui chante les louanges de l’Imam ’Ali et guide les cérémonies et les exercices au rythme de son tambour et surtout, de sa cloche, qu’il fait sonner aux moments opportuns. Lors d’une fête islamique ou de l’anniversaire de l’un des membres de la famille du prophète, le Morshed se met à chanter des poèmes gais, mais lorsqu’il y a l’anniversaire d’un martyre ou un décès, il entonne des élégies.
Évoquant fortement l’architecture d’une mosquée ou d’un tekkiyeh, le plafond de la zûrkhâneh est une construction en forme de dôme recouvrant seulement le haut de la fosse. Au sommet du dôme, un trou sert à la ventilation du bâtiment. Cette architecture cherche en fait à attirer l’attention des athlètes de la partie la plus inférieure (la fosse) vers le ciel bleu qui rappelle Dieu.
La barre (Takhte-Shenâ). Il s’agit d’une planchette de bois de 70 cm de long sur 7 cm de large. Ses dimensions peuvent varier, bien qu’il existe des standards. La barre est supportée par deux petits pieds trapéziformes qui mesurent 4 cm.
La quille d’entraînement (Mil-e Varzesh). Pièce de bois en forme de pain de sucre, la quille constitue un cône allongé au sommet arrondi sur lequel est fixée une poignée de 15 cm de longueur. Les quilles (massue indienne) pèsent de 5 kg à 40 kg.
La quille du jeu (Mil-e Bâzi). Ressemblant à la quille de l’entraînement, celle-ci a une poignée plus longue et pèse moins lourd que les massues de l’entraînement, environ 4-6 kg, ce qui permet à l’athlète de jongler plus facilement.
Les boucliers (Sang). Composé de deux lourds panneaux en bois ressemblant aux semelles des chaussures anciennes, le sang est une pièce quadrilatère au centre de laquelle se trouve un trou où sont installées des poignées. Afin de protéger les mains des lutteurs, ces dernières sont recouvertes par des pièces en feutre. De 100 cm de longueur, 70 cm de largeur et 5 cm d’épaisseur, les panneaux employés dans les compétitions internationales pèsent 20 kg.
L’arc de fer (Kabbâde). Évoquant la forme de l’arc à la guerre, cet instrument est dans les dictionnaires persans défini comme un arc faible servant à l’apprentissage. Le Dehkhodâ [5] présente aussi un arc à apprentissage qui aidait à fortifier les épaules. Il semble que les arcs en fer anciens ne ressemblaient guère à ceux d’aujourd’hui. Fabriqués en fer pur, ils ne sont plus élastiques à notre époque.
Depuis toujours, il y a deux sortes d’arc en fer dans les zûrkhâneh. Avec un corps arqué, le premier, lourd et en fer, sert à garder la balance. Une chaîne forme la corde de cet arc. Elle est plus longue que le panneau. Ce sont les lutteurs les plus expérimentés qui les emploient. Le deuxième arc, plus léger, est utilisé par les débutants. Généralement, les arcs en fer pèsent 14 kg. Le panneau mesure 150 cm et la chaîne 200 cm.
Le pantacourt traditionnel (Tonoke). Fabriqué en cuir ou en popeline en diverses couches, le Tonoke est un pantacourt qui se termine au mollet. De couleur bleue tirant sur le vert, le tonoke porte une broderie en cachemire surtout au niveau des hanches, des fesses, et sur les genoux. La partie située au niveau des hanches est appelée Pish Ghabz, et celle au niveau des cuisses Pas Kâse et les genoux sont aussi nommés Pish Kâse ou Sar Kâse.
Le Gamosha (Long). C’est le même tissu de couleur rouge utilisé dans les hammams en Iran, que certains athlètes nouent à la taille à la place de porter le Tonoke. On noue alors les deux bouts du Long sur le nombril, et on passe les deux autres bouts du tissu entre les jambes et on les fixe dans le nœud. Bien que la Fédération des sports antiques interdise de nos jours de porter le long, on le met toujours dans certaines villes comme Arâk et Kermânshâh.
Le meneur (Morshed). Doté d’une belle voix, le Morshed s’assied aujourd’hui sur une plateforme et conduit les exercices en jouant d’un instrument à percussion et s’aidant d’une cloche qui joue un rôle important dans les césures et le rythme des activités. Chaque entraînement suit son rythme particulier qui est emprunté en général aux vers épiques du Livre des rois de Ferdowsi (XIe siècle). Les mots Morshed ou Kohne Savâr désignaient autrefois celui qui s’occupait de l’éducation des lutteurs.
Le masseur (Mosht-o-mâl chi). Celui-ci donne, avant les exercices, un Long ou un Tonoke aux athlètes et les masse après l’entraînement afin de les détendre. Autrefois, il avait aussi le rôle d’homme à tout faire. Il faisait les courses, servait du thé aux lutteurs, nettoyait la zurkhaneh. Ce rôle ne lui incombe plus aujourd’hui.
Le vétéran (Pish-Kesvat). Plus âgé et plus adroit que les autres lutteurs, celui-ci connaît toutes les techniques de la lutte.
Le meneur du groupe (Miyândâr). Plus expérimenté et plus courageux que les autres, celui-ci met sa barre au centre de la fosse et commence les exercices. Situé devant le Morshed, le Miyândâr dirige les entraînements, et les autres athlètes le suivent. D’habitude, une seule personne joue en même temps le rôle de vétéran et de meneur du groupe.
Le Pahlavân [6]. Bénéficiant du statut le plus élevé parmi les gens de la zûrkhâneh, le Pahlavân a atteint le plus haut niveau du sport antique, ayant déjà dépassé tous les niveaux de la lutte (débutant, apprenti, maître). C’est un vrai maître lutteur.
L’apprenti (Nokhâste). Débutant expérimenté, l’apprenti se rend dans d’autres zûrkhâneh pour faire des exercices dans la fosse.
Le débutant (Noche). Ce jeune athlète apprend les techniques de la lutte sous l’éducation d’un Pahlavân. Il est plus habile que d’autres élèves de ce même Pahlavân.
Le sport antique est un sport qui se pratique essentiellement en groupe. Avant le début de l’entraînement, certains athlètes font volontairement des exercices avec les boucliers dans un endroit spécifique intitulé Jâ Sangui (place du bouclier). Pour se faire, l’athlète s’allonge sur le dos et s’entraîne avec les panneaux en bois.
Installé sur la plateforme, le Morshed commence à jouer des percussions, au moment où tout le monde est rassemblé dans la fosse :
Première étape. La séance débute par un exercice de pompes. Le meneur du groupe met alors sa barre au milieu de la fosse et les autres athlètes le suivent. L’exercice continue jusqu’à ce que le meneur s’arrête.
Deuxième étape. On jongle avec des masses. Le Pahlavân qui est aussi le meneur du groupe, prend la quille, la tourne en la passant sur ses épaules. S’adonnant aux rythmes du meneur, les autres lutteurs suivent le Miyândâr.
Troisième étape. Suivant le guide, les lutteurs s’échauffent, entraînant surtout les jambes. Il existe différentes façons de s’échauffer (Pâ zadan) dont Pâ-ye-Shâteri, Pâ-ye-Tabrizi, Pây-e-Jangali, etc. Chacun de ces exercices se divise en petites catégories.
Quatrième étape. Après les exercices de groupe, on fait cette fois un entraînement en solo, à savoir la toupie (Charkh zadan). Se retirant du milieu de la fosse, le meneur permet aux autres de faire la toupie à leur tour, ce qui se fait d’après une certaine hiérarchie. La toupie commence donc par le lutteur le plus jeune et se termine par le plus âgé, c’est-à-dire le vétéran. Cet entraînement s’adapte aussi aux rythmes de la percussion.
Cinquième étape. Une fois l’entraînement terminé, on fait la prière. Prononçant la prière, le guide ou le vétéran demande la bénédiction pour les lutteurs présents dans la fosse, pour les spectateurs, pour les malades et pour ceux qui sont absents ; il maudit aussi les malfaiteurs. Répondant aux vœux, la foule dit : "Âmin !", et à la réponse des malédictions, le public dit : "Besh-bâd" (Que les malédictions pèsent de plus en plus).
Ainsi se termine une séance habituelle d’entraînement du sport antique. Certains lutteurs continuent après la prière et s’exercent avec les arcs en fer. Le Morshed se met à jouer des percussions, si un grand lutteur s’entraîne avec le kabbâde. Dans le passé, le meneur appelait les athlètes, après la séance générale, à faire de la lutte ; celui qui se voyait capable de vaincre le Miyândâr se portait volontaire. Si personne ne répondait à son appel, les débutants luttaient. Les exercices se terminent de nos jours après la prière et la lutte Pahlavâni est faite seulement lors de certaines compétitions.
Une fois descendu dans la fosse, l’athlète s’agenouille et tape sur le sol avec sa main droite, il la dirige ensuite vers ses lèvres et y dépose un baiser, ce qui témoigne du haut respect qu’il porte au sol sacré qu’ont foulé de grands Pahlavân.
Le positionnement des athlètes dans la fosse respecte une hiérarchie. Le centre, position la plus importante, est la place du meneur du groupe. La deuxième place, qui est en face du meneur et en bas de la plateforme, est réservée aux descendants du Prophète. D’autres athlètes s’y placent selon leur degré d’expérience sportive.
Les règles de la javânmardi interdisent de faire du sport antique en portant d’autres vêtements que ceux propres à la zûrkhâneh.
La zûrkhâneh étant considérée comme un lieu saint recevant les purs et les javânmard, il est défendu d’y faire des blagues ou de proférer de mauvaises paroles.
La hiérarchisation des gens dans la zûrkhâneh est faite selon les vertus spirituelles et morales, sans prendre en compte la situation sociale ou économique des athlètes.
Basée sur l’amour d’autrui, cette tradition ancienne vise à ramasser des gains pour ceux qui en ont besoin. Ce rite s’exécute notamment au moment de la compétition entre deux Pahlavân ou de la réconciliation entre deux anciens lutteurs. Les gains acquis sont dépensés soit pour aider celui qui en a besoin, soit pour inaugurer une nouvelle zûrkhâneh, ou bien pour la réception d’un Pahlavân qui vient d’une autre ville, mais aussi lors de différentes fêtes. Dans le passé, prenant les deux bouts d’un Long, deux débutants le faisaient circuler parmi les gens présents dans la zûrkhâneh et chacun y mettait une somme d’argent.
Il y a des différences considérables entre les exercices d’aujourd’hui et du passé. Il est notamment interdit de nos jours de porter le long, ce qui était courant dans le passé. Chaque année, des compétitions de sport antique se déroulent dans l’une des villes du pays. Chaque équipe participante comprend 10 membres dont un Morshed, huit lutteurs et un meneur de groupe. Ces équipes mettent en œuvre un spectacle bien différent de celui que l’on pouvait voir il n’y a pas si longtemps dans les zûrkhâneh.
La ville de Téhéran compte aujourd’hui plus de 50 zûrkhâneh dont la plus importante est la zûrkhâneh de Shahid Fahmide où ont lieu chaque année des compétitions nationales. Cette zûrkhâneh est inscrite au Patrimoine iranien comme héritage national.
[1] Cette nomination est dérivée du titre attribué aux champions de ce sport. (Cf. Philippe Rochard, « Les identités du zurkhâneh iranien », Techniques & Culture [En ligne], 39 | 2002, mis en ligne le 12 juin 2006, consulté le 18 février 2019. URL : http://journals.openedition.org/tc/208 ; DOI : 10.4000/tc.208)
[2] Endroit où les chiites se rassemblent pour commémorer le martyre des saints religieux. Ces cérémonies religieuses comprennent notamment des théâtres religieux appelés t’azieh. Les tekkieh sont en particulier à voir en Iran.
[3] La khânqâh fut d’abord un lieu destiné à abriter les spécialistes et savants religieux, une sorte d’équivalent des couvents chrétiens. Ces établissements ont été ensuite réservés aux soufis. (Wikipeda. Khanqah)
[4] « Ayyâr » est un terme désignant une catégorie de guerriers d’Iraq et d’Iran du IXe au XIIe siècle après J-C. Le mot signifie littéralement « voyou » ou « vagabond ». Les ayyârs sont proches des confréries de futuwat, des confréries religieuses, parfois soufies, et chevaleresques médiévales.
[5] Le plus important dictionnaire en persan jamais écrit, en 15 volumes. (Wikipedia. Dictionnaire Dehkhoda)
[6] Le mot pahlavân recouvre quatre significations, « héros, preux, champion, athlète ». (Philippe Rochard, op.cit.)