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Une femme apparaît à l’horizon. Elle s’approche sur son cheval galopant. La foule enthousiaste l’attendait impatiemment depuis quelque temps. Une femme nomade aux habits colorés, des habits qui étincèlent sous l’effet des rayons du soleil encore froid de ce matin printanier. Une dame aux cheveux longs et noirs, des cheveux qui dansent doucement dans la liberté provisoire que l’écharpe en laine légèrement nouée et le zéphyr caressant du Zagros lui offrent. Son regard perçant, son visage déterminé brisent l’air et avancent dans la grande vallée. La femme nomade tient dans la main droite un long et lourd fusil avec un manche en bois orné. L’arme, chargée, est prête à tirer. La femme accélère son rythme. L’haleine chaude de son cheval s’évapore dans la froideur sèche de la montagne. Le bruit des pas du cheval produit un écho harmonique en se heurtant aux voiles du val. Les herbes surprises par les coups des sabots du cheval se jettent vers le ciel bleu foncé où se glissent lentement quelques minuscules nuages blancs qui se déchainent clandestinement et s’orientent dans la direction d’un point perdu d’on ne sait où. L’odeur des herbes mouillées par la rosée matinale remplit l’atmosphère. Tout cela ne prendra que quelques secondes. Les spectateurs n’auront que ces quelques instants qui ne se répéteront pas pour se réjouir de ce moment nostalgique qui semble les conduire, via une machine à remonter le temps imaginaire, dans le courant du passé, jusqu’aux années lointaines des guerres mondiales, lorsque cette femme nomade iranienne, à côté de ses pères et de ses frères, descend brusquement les pentes et les versants du Zagros en vue d’attaquer via des raids surprenants les colonnes mécanisées de l’ennemi envahisseur étranger dans ces vallées labyrinthiques des territoires indomptables des tribus nomades d’Iran. Comme Bibi Maryam Ilkhân Bakhtiâri, cette chef de tribu, cette dame patriote anticolonialiste, décorée par une médaille d’honneur du Kaiser Wilhelm II, cette commandante des cavaliers Lors constitutionnalistes au cours de la libération de Téhéran en 1909, dont la vie inspira l’intrigue d’une série produite par la Télévision iranienne. Ou comme Ghadam Kheyr, une femme guerrière issue des tribus Lors du Khouzestân dont l’héroïsme contre la répression du régime de Rezâ Khân est admiré jusque dans le récit de voyage de l’anglo-italienne Freya Stark. La femme nomade à cheval galopant approche de cette foule qui se rassemble une fois par an dans ces montages difficilement franchissables en vue de revivre l’épopée de la femme Lor. Pour que la légende des Bibi Maryam et des Ghadam Kheyr soit rendue éternelle. Pour que leur souvenir ne tombe pas dans la disgrâce, dans l’indifférence, dans l’oubli de cette nation ; cette nation qui a pris l’habitude d’oublier hâtivement ses héros et ses héroïnes.
La femme nomade arrive devant la scène de cette compétition folklorique entourée par les tentes noires en poil de chèvre provisoirement élevées devant des étals où des plats de légumes, des brochettes de viande rôtie, des bols en cuivre remplis de potage aux légumes, des produits laitiers frais et du pain traditionnel sont offerts aux visiteurs. La femme au cheval galopant arrive dans l’espace délimité, face à la cible. Les regards convergent vers elle. C’est à cet instant précis que les spectateurs ont juste un court moment pour découvrir le visage résolu de la femme nomade, sa beauté naturelle, ses joues rouges et gonflées par l’air pur des montagnes, sa peau intacte, souple et lisse, qui ne porte aucune trace des effets trompeurs des crèmes chimiques, des fards artificiels, des produits cosmétiques de l’ère moderne. Le corps robuste de la femme se décolle du siège de la selle artisanale en cuir. C’est le moment final. Le moment tellement attendu. La foule s’impatiente. Là, la femme lâche les rênes de la bride du cheval. On dirait que la cavalière s’envole pour un instant sur son cheval magique. Ce moment nous rappelle inconsciemment cette séquence historique du film Danse avec les loups où le lieutenant Dunbar (interprété par Kevin Costner) laisse la bride de son cheval galopant et se dirige héroïquement vers le front ennemi en écartant les bras comme un Jésus crucifié.
La femme nomade se libère et ne sent plus la gravité de la terre. Elle s’empare, de ces deux mains bien musclées, de son lourd fusil. Elle se focalise sur la cible. Le cheval, bien dressé, maîtrise sa tache décisive. Il se souvient des moments où la femme lui brossait le dos, des moments où la femme le nourrissait, le traitait avec la douceur timide d’une nomade. Le cheval comprend que le moment arrive. Le manche du fusil s’appuie maintenant sur la large épaule de la femme qui vise attentivement la cible pour la dernière fois. Tout s’arrête à ce moment. On retient son souffle. Le temps se fige. Les cris, les applaudissements, le vent, les herbes, même les grains de la poussière qui encadrent la scène, s’immobilisent. Comme un moment d’arrêt dans un film d’action, comme une séquence de duel dans un film de western. Avec le bond final de la monture, les cheveux longs et noirs de la femme nomade s’échappent complètement. Sa chevelure flotte dans l’air, et sa noirceur unique et sa brillance éclatante incarne les récits des Mille et Une Nuits de l’Orient. La scène fait penser à cette célèbre histoire du Livre des rois où Sohrâb, le commandant de l’armée du Touran, s’attaque à l’Iran mais dans une citadelle frontalière, il se heurte à la résistance d’un guerrier inconnu dont le visage est caché derrière un lourd heaume. Le fils de Rostam affronte ce brave guerrier, dans un face à face à couper le souffle. Une fois le heaume du guerrier tombé, la longue chevelure de la femme déguisée en homme se dévoile. Là, Sohrâb, impressionné, se rend compte que durant toutes ces minutes, il se battait contre une femme, une guerrière féminine, Gordâfarid, la fille du chef de la citadelle frontalière.
Le cheval ajuste ses pas sur les mouvements du corps de la femme qui lui transmet un message par les étriers. La tireuse connait le moment fatal. Et enfin, la nomade tire. Le bruit de ce vieux fusil des tribus nomades envahit la vallée. Brno, ce célèbre Brno, ce compagnon traditionnel des braves cavaliers Lors. Une arme ancienne mais efficace. Un instrument de guerre, un outil de chasse qui est devenu un phénomène socioculturel chez ces tribus. Leur moyen de pression politique sur le gouvernement central de Téhéran durant les années d’injustice, de corruption et de despotisme des rois qâdjârs. Leur seul recours face à l’armée royale de Rezâ Pahlavi qui les bombarda avec des avions nouvellement achetés.
La femme nomade tire. La balle à gros calibre brise l’air. Le cœur de la cible est pulvérisé. La foule comblée explose de joie. La pièce est achevée. La mise en scène de l’épopée et de la tendresse de la femme nomade iranienne prend fin. La femme nomade se perd dans la poussière. La femme disparaît des yeux des spectateurs, sans même s’arrêter pour entendre le bruit assourdissant des applaudissements et des cris d’admiration de la foule, sans être flattée. Motivée par l’orgueil inné d’une femme nomade, par la fierté sauvage d’une fille Lor, par la timidité d’une fille de la montagne ou par la pudeur et la dignité sans équivalent d’une femme aryenne. La femme nomade disparait dans l’horizon, dans ces collines vertes qui mènent vers les montagnes rocheuses, hautes et fières du Zagros. La femme nomade disparaît. La cavalière galopante, fusil à la main, se fait oublier dans l’horizon indéfini de l’histoire de la Perse. On devra attendre encore une année, pour revoir, au moins symboliquement, cette scène nostalgique et anachronique ; pour assister à la prochaine édition du festival culturel des sports des nomades iraniens.