N° 1, décembre 2005

Forough Farrokhzâd, la grande poétesse contemporaine iranienne


Massoud Ghârdâshpour, Rouhollah Hosseini


“C’était une Grande

Elle était d’aujourd’hui

Ouverte à tous les horizons,

Et comprenait si bien le langage de l’eau et de la terre.” [1]

Forough FARROKHZAD, grande poétesse contemporaine iranienne est née à Téhéran en 1934. Très tôt, dès l’âge de dix ans, elle compose de nombreux poèmes, où “mon Moi de ces jours-là, dit-elle, prenait une grande part”. En 1950, à l’âge de seize ans, elle se marie avec l’homme de son choix, malgré l’opposition de leurs familles respectives…un mariage malheureux qui la laisse déçue et qui marque fortement ses futurs poèmes. Son premier recueil, La captive, paraît en 1952 et la fait connaître du public. Elle n’a que vingt-deux ans lors de la parution de son deuxième recueil, Le mur ; pour la première fois dans notre histoire littéraire, une femme parle de son corps, de son désir ainsi que de ses passions. Dans Une autre naissance, elle trouve enfin son propre langage, lequel se nourrit de ses expériences spécifiquement féminines. C’est pour elle une nouvelle naissance poétique dont l’illustration est le recueil inachevé : Ayons foi en approche de la saison froide. Forough passe désormais pour “la princesse des poètes persans”. Elle a également réalisé un documentaire, La maison est noire. Elle décède dans un accident de voiture en 1967.

“O mon aimant ! Quand tu viens chez moi

Apporte-moi un flambeau et une fenêtre

D’où je puisse voir la foule dans la ruelle heureuse.”

Ces jours-là

Ces jours-là sont passés

Ces beaux jours

Ces jours sains et pleins

Ces cieux pleins d’écailles

Ces branches pleines de cerises

Ces demeures appuyées l’une contre l’autre

dans l’enceinte verte des lierres

Ces toits de cerfs-volants folâtres

Ces ruelles ivres du parfum des acacias

Ces jours-là sont passés

 

Ces jours où à travers la fente de mes paupières

Des chants jaillissaient comme une bulle pleine d’air

Et mon œil glissait sur ce qu’il voyait

Et le buvait comme du lait frais

Comme s’il vivait dans mes prunelles

Le malin lapin de joie

Qui du vieux soleil accompagné

Allait aux champs inconnus de chasse

Et qui pénétrait nuitamment

Les obscures forêts

 

Ces jours-là sont passés

Ces mornes jours de neige

Où je m’installais devant la fenêtre d’une chambre chaude

A fixer longuement le dehors

Ma blanche neige comme une poussière

Doucement tombait

Sur la vieille échelle de bois

Sur la ficelle à linge

Sur les longs cheveux des sapins vieux

Et hélas ! Je pensais au lendemain

 

…le lendemain

Cette masse blanche et glissante

Venait faire corps avec ma grand-mère

Et le bruit de son tchador frottant la neige

Et l’arrivée de son ombre sur le seuil de la porte

Qui se livrait soudain au sentiment froid de la lumière

Et par le dessin errant du vol des pigeons

Sur les coupes de verre colorées

…le lendemain

 

La chaleur du Korsi* était somnifère

Vaillamment loin des yeux de ma mère

J’effaçais les corrigés de mon professeur

De mes anciennes pages d’écriture

Et lorsque la neige reposait

Triste, je me promenais dans le jardin

J’enterrais mes moineaux morts

Au pied des pots de lilas desséchés

 

Ces jours-là sont passés

Ces jours de l’attrait et de l’étonnement

Ces jours de l’éveil et du sommeil

Ces jours-là toute ombre avait un mystère

Toute boîte fermée cachait un trésor

Tout coin du coffret au silence de midi

Avait l’air d’un univers

Quiconque n’avait peur de l’obscur

Etait le héros de mes rêves

 

Ces jours-là sont passés

Ces jours de fête

Cette attente du soleil et des fleurs

Ce frémissement des senteurs

Dans la secrète et aimable assemblée des narcisses du champ

Qui visitaient la ville au dernier matin d’hiver

Le chant des colporteurs dans la longue rue des taches vertes

Le bazar flottait au milieu des parfums errants

Dans l’odeur piquante du café et du poisson

Le bazar, sous les pieds, s’étendait, s’étirait, se mêlait avec les instants

Et tournait au fond des yeux des poupées

Le bazar était la mère qui vite s’en allait

Vers les masses flottantes et colorées

Et qui revenait

Avec des cadeaux et de pleins paniers

C’était le bazar qui coulait

Qui coulait

Qui coulait

Ces jours-là sont passés

 

Ces jours d’attachements aux mystères du corps

Ces jours de prudentes connaissances de la beauté des veines bleues

De cette main qui tenant une fleur

Appelait l’autre main derrière le mur

Et les petites taches d’encre qui se voyaient

Sur cette main inquiète et tremblante de peur

Et l’amour

Qui s’exprimait dans un timide bonjour

 

A ces midis chauds et fumeux

Nous chantions notre amour dans ces ruelles poussiéreuses

Nous connaissions bien le langage des pissenlits

Nous emportions nos cœurs au jardin des tendresses innocentes

Et nous les prêtions aux arbres

Et nous nous passions le ballon avec des messages de baiser

Et c’était de l’amour

Ce sentiment troublé qui soudainement

Sous le vestibule nous enveloppait

Et nous absorbait dans la brûlante contrée

Des respirations, des palpitations et des sourires volés

 

Ces jours-là sont passés

Ces jours-là sont pourris de chaleur du soleil

Comme des plantes pourrissant sous le soleil

Et ces jours ivres du parfum des acacias

Sont perdus dans la foule criarde des avenues

Où il n’y avait plus de retour

Et hélas ! Cette fille qui un jour

Avec des pétales de géranium colorait ses joues

C’est une femme maintenant qui vit dans la solitude

C’est une femme maintenant qui vit dans la solitude

Traduit par Rouhollah HOSSEINI

Une autre naissance

Tout mon être est un verset noir

Qui t’emportera

Multiplié en lui-même

A l’aube des éclosions et des croissances éternelles

 

Dans ce verset, je t’ai soupiré… ah

Dans ce verset, je t’ai greffé à l’arbre, à l’eau, au feu

 

La vie est peut-être

Une longue rue

Traversée tous les jours par une femme et son panier

 

La vie est peut-être

Une corde

Avec laquelle un homme se pend à un arbre

 

La vie est peut-être

Un écolier

Qui rentre de l’école

 

La vie est peut-être

Allumer une cigarette

L’espace narcotique entre deux étreintes

 

Ou bien peut-être

Le regard absent d’un passant

Qui soulève son chapeau,

Pour saluer un autre avec un sourire insignifiant

Et lui dit : "bonjour"

 

La vie est peut-être

Cet instant clos

Où mon regard se ruine dans la pupille de tes yeux

Et là, je perçois une sensation

Que j’irai mêler à ma compréhension de la lune

A ma perception des ténèbres

 

Dans une chambre aussi grande que la solitude

Mon cœur

Aussi grand que l’amour

Contemple les prétextes simples de son bonheur

Contemple le beau pourrissement des fleurs dans le vase

Contemple le jeune arbre que tu as planté dans notre jardin

Et le chant des canaris

Qui chantent à la mesure d’une fenêtre

 

Hélas…

C’est mon lot

C’est mon lot

Mon lot

C’est un ciel dont je suis dépossédé par un rideau qui tombe

Mon lot

C’est descendre d’un escalier abandonné

Et rejoindre une chose dans la nostalgie et la pourriture

Mon lot

C’est une triste promenade dans le jardin des souvenirs

Et mourir dans le chagrin d’une voix qui me dit :

"J’aime tes mains"

 

Dans le jardin

Je planterai mes mains

Je verdirai, je le sais, je le sais, je le sais

Et les hirondelles pondront

Dans le creux de mes doigts tachés d’encre

 

A mes oreilles je ferai pendre

Une paire de cerises rouges et jumelles

Et sur mes ongles je collerai

Des pétales de dahlias

 

Il existe une ruelle

Où les garçons qui m’aimaient

Avec les mêmes cheveux emmêlés

Les mêmes nuques longilignes

Et les mêmes jambes osseuses

Se remémorent encore les sourires innocents

De cette fillette qu’une nuit le vent emporta

 

Il existe une ruelle

Que mon cœur a volée

Aux quartiers de mon enfance

 

Le voyage d’une forme le long de la ligne du temps

Et engrosser d’une forme la ligne sèche du temps

La forme d’une image consciente

Qui rentre du festin d’un miroir

 

Et c’est ainsi

Que l’un meurt

Et que l’autre demeure

 

Nul pêcheur ne trouvera de perles

Dans un ruisseau qui coule vers un fossé

 

Moi

Je connais une petite fée triste

Qui habite un océan

Et qui joue son cœur

Dans une flûte magique

Lentement, lentement

Une triste petite fée

Qui la nuit meurt d’un baiser

Et qu’un autre baiser fait renaître au matin.

Traduit par Massoud GHARDASHPOUR

 

Notes

[1Sohrab SEPEHRI, “Une élégie pour Forough”.


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