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“C’était une Grande
Elle était d’aujourd’hui
Ouverte à tous les horizons,
Et comprenait si bien le langage de l’eau et de la terre.” [1]
Forough FARROKHZAD, grande poétesse contemporaine iranienne est née à Téhéran en 1934. Très tôt, dès l’âge de dix ans, elle compose de nombreux poèmes, où “mon Moi de ces jours-là, dit-elle, prenait une grande part”. En 1950, à l’âge de seize ans, elle se marie avec l’homme de son choix, malgré l’opposition de leurs familles respectives…un mariage malheureux qui la laisse déçue et qui marque fortement ses futurs poèmes. Son premier recueil, La captive, paraît en 1952 et la fait connaître du public. Elle n’a que vingt-deux ans lors de la parution de son deuxième recueil, Le mur ; pour la première fois dans notre histoire littéraire, une femme parle de son corps, de son désir ainsi que de ses passions. Dans Une autre naissance, elle trouve enfin son propre langage, lequel se nourrit de ses expériences spécifiquement féminines. C’est pour elle une nouvelle naissance poétique dont l’illustration est le recueil inachevé : Ayons foi en approche de la saison froide. Forough passe désormais pour “la princesse des poètes persans”. Elle a également réalisé un documentaire, La maison est noire. Elle décède dans un accident de voiture en 1967.
“O mon aimant ! Quand tu viens chez moi
Apporte-moi un flambeau et une fenêtre
D’où je puisse voir la foule dans la ruelle heureuse.”
Ces jours-là sont passés
Ces beaux jours
Ces jours sains et pleins
Ces cieux pleins d’écailles
Ces branches pleines de cerises
Ces demeures appuyées l’une contre l’autre
dans l’enceinte verte des lierres
Ces toits de cerfs-volants folâtres
Ces ruelles ivres du parfum des acacias
Ces jours-là sont passés
Ces jours où à travers la fente de mes paupières
Des chants jaillissaient comme une bulle pleine d’air
Et mon œil glissait sur ce qu’il voyait
Et le buvait comme du lait frais
Comme s’il vivait dans mes prunelles
Le malin lapin de joie
Qui du vieux soleil accompagné
Allait aux champs inconnus de chasse
Et qui pénétrait nuitamment
Les obscures forêts
Ces jours-là sont passés
Ces mornes jours de neige
Où je m’installais devant la fenêtre d’une chambre chaude
A fixer longuement le dehors
Ma blanche neige comme une poussière
Doucement tombait
Sur la vieille échelle de bois
Sur la ficelle à linge
Sur les longs cheveux des sapins vieux
Et hélas ! Je pensais au lendemain
…le lendemain
Cette masse blanche et glissante
Venait faire corps avec ma grand-mère
Et le bruit de son tchador frottant la neige
Et l’arrivée de son ombre sur le seuil de la porte
Qui se livrait soudain au sentiment froid de la lumière
Et par le dessin errant du vol des pigeons
Sur les coupes de verre colorées
…le lendemain
La chaleur du Korsi* était somnifère
Vaillamment loin des yeux de ma mère
J’effaçais les corrigés de mon professeur
De mes anciennes pages d’écriture
Et lorsque la neige reposait
Triste, je me promenais dans le jardin
J’enterrais mes moineaux morts
Au pied des pots de lilas desséchés
Ces jours-là sont passés
Ces jours de l’attrait et de l’étonnement
Ces jours de l’éveil et du sommeil
Ces jours-là toute ombre avait un mystère
Toute boîte fermée cachait un trésor
Tout coin du coffret au silence de midi
Avait l’air d’un univers
Quiconque n’avait peur de l’obscur
Etait le héros de mes rêves
Ces jours-là sont passés
Ces jours de fête
Cette attente du soleil et des fleurs
Ce frémissement des senteurs
Dans la secrète et aimable assemblée des narcisses du champ
Qui visitaient la ville au dernier matin d’hiver
Le chant des colporteurs dans la longue rue des taches vertes
Le bazar flottait au milieu des parfums errants
Dans l’odeur piquante du café et du poisson
Le bazar, sous les pieds, s’étendait, s’étirait, se mêlait avec les instants
Et tournait au fond des yeux des poupées
Le bazar était la mère qui vite s’en allait
Vers les masses flottantes et colorées
Et qui revenait
Avec des cadeaux et de pleins paniers
C’était le bazar qui coulait
Qui coulait
Qui coulait
Ces jours-là sont passés
Ces jours d’attachements aux mystères du corps
Ces jours de prudentes connaissances de la beauté des veines bleues
De cette main qui tenant une fleur
Appelait l’autre main derrière le mur
Et les petites taches d’encre qui se voyaient
Sur cette main inquiète et tremblante de peur
Et l’amour
Qui s’exprimait dans un timide bonjour
A ces midis chauds et fumeux
Nous chantions notre amour dans ces ruelles poussiéreuses
Nous connaissions bien le langage des pissenlits
Nous emportions nos cœurs au jardin des tendresses innocentes
Et nous les prêtions aux arbres
Et nous nous passions le ballon avec des messages de baiser
Et c’était de l’amour
Ce sentiment troublé qui soudainement
Sous le vestibule nous enveloppait
Et nous absorbait dans la brûlante contrée
Des respirations, des palpitations et des sourires volés
Ces jours-là sont passés
Ces jours-là sont pourris de chaleur du soleil
Comme des plantes pourrissant sous le soleil
Et ces jours ivres du parfum des acacias
Sont perdus dans la foule criarde des avenues
Où il n’y avait plus de retour
Et hélas ! Cette fille qui un jour
Avec des pétales de géranium colorait ses joues
C’est une femme maintenant qui vit dans la solitude
C’est une femme maintenant qui vit dans la solitude
Traduit par Rouhollah HOSSEINI
Tout mon être est un verset noir
Qui t’emportera
Multiplié en lui-même
A l’aube des éclosions et des croissances éternelles
Dans ce verset, je t’ai soupiré… ah
Dans ce verset, je t’ai greffé à l’arbre, à l’eau, au feu
La vie est peut-être
Une longue rue
Traversée tous les jours par une femme et son panier
La vie est peut-être
Une corde
Avec laquelle un homme se pend à un arbre
La vie est peut-être
Un écolier
Qui rentre de l’école
La vie est peut-être
Allumer une cigarette
L’espace narcotique entre deux étreintes
Ou bien peut-être
Le regard absent d’un passant
Qui soulève son chapeau,
Pour saluer un autre avec un sourire insignifiant
Et lui dit : "bonjour"
La vie est peut-être
Cet instant clos
Où mon regard se ruine dans la pupille de tes yeux
Et là, je perçois une sensation
Que j’irai mêler à ma compréhension de la lune
A ma perception des ténèbres
Dans une chambre aussi grande que la solitude
Mon cœur
Aussi grand que l’amour
Contemple les prétextes simples de son bonheur
Contemple le beau pourrissement des fleurs dans le vase
Contemple le jeune arbre que tu as planté dans notre jardin
Et le chant des canaris
Qui chantent à la mesure d’une fenêtre
Hélas…
C’est mon lot
C’est mon lot
Mon lot
C’est un ciel dont je suis dépossédé par un rideau qui tombe
Mon lot
C’est descendre d’un escalier abandonné
Et rejoindre une chose dans la nostalgie et la pourriture
Mon lot
C’est une triste promenade dans le jardin des souvenirs
Et mourir dans le chagrin d’une voix qui me dit :
"J’aime tes mains"
Dans le jardin
Je planterai mes mains
Je verdirai, je le sais, je le sais, je le sais
Et les hirondelles pondront
Dans le creux de mes doigts tachés d’encre
A mes oreilles je ferai pendre
Une paire de cerises rouges et jumelles
Et sur mes ongles je collerai
Des pétales de dahlias
Il existe une ruelle
Où les garçons qui m’aimaient
Avec les mêmes cheveux emmêlés
Les mêmes nuques longilignes
Et les mêmes jambes osseuses
Se remémorent encore les sourires innocents
De cette fillette qu’une nuit le vent emporta
Il existe une ruelle
Que mon cœur a volée
Aux quartiers de mon enfance
Le voyage d’une forme le long de la ligne du temps
Et engrosser d’une forme la ligne sèche du temps
La forme d’une image consciente
Qui rentre du festin d’un miroir
Et c’est ainsi
Que l’un meurt
Et que l’autre demeure
Nul pêcheur ne trouvera de perles
Dans un ruisseau qui coule vers un fossé
Moi
Je connais une petite fée triste
Qui habite un océan
Et qui joue son cœur
Dans une flûte magique
Lentement, lentement
Une triste petite fée
Qui la nuit meurt d’un baiser
Et qu’un autre baiser fait renaître au matin.
Traduit par Massoud GHARDASHPOUR
[1] Sohrab SEPEHRI, “Une élégie pour Forough”.