N° 1, décembre 2005

Dâvoud Shahidi et l’humour noir iranien


Maaike Bleeker, Shâhin Ashkân


A 54 ans, Dâvoud Chahidi est plus que jamais créatif. Il incarne une génération qui a présenté aux Iraniens la caricature en tant qu’œuvre d’art. Rencontre avec cet humoriste pour qui, dans la vie, le sens prime sur la forme.

Quelle a été l’évolution de la caricature en Iran ?

Les dessins humoristiques accompagnés d’un texte ont fait leur entrée dans la presse au moment de la révolution constitutionnelle. Ce sont des Iraniens émigrés en Europe qui ont importé ces illustrations considérées comme des dessins animés. La revue " Mollah Nasr Eddin " a été la première à faire connaître ce mode d’expression. C’était la première fois que le dessin servait de support pour transmettre un message humoristique.

En 1941, suite à la destitution de Reza Khân Pahlavi, la presse a bénéficié d’un grand espace de liberté. Une génération de caricaturistes humoristes a fait son apparition, notamment dans le journal "Tchalangar". C’était un journal à forte connotation idéologique qui utilisait le dessin comme un instrument au service de ses ambitions politiques.

Dâvoud Chahidi

En 1958, le très populaire hebdomadaire " Tofigh " voit le jour. Pendant treize ans, ce journal a fait trembler le gouvernement avec ses commentaires mordants et ses dessins caustiques, parfois même vulgaires. Mais " Tofigh ", comme ses prédécesseurs, n’a jamais présenté la caricature en tant qu’art visuel. Il n’y avait pas de graphisme et les dessins avaient souvent besoin d’être accompagnés d’un commentaire. Ce n’est qu’en 1965, grâce à Ardéchir Mohasses, qu’une nouvelle définition de la caricature prend forme en Iran. C’est Ahmad Chamlou qui a découvert les talents de ce diplômé en droit, revenu de France avec, dans ses bagages, une conception nouvelle de la caricature et de l’humour.

Vous aviez quel âge à cette époque ?

J’avais douze ans et c’était la première fois en Iran qu’un caricaturiste présentait ses œuvres dans une galerie. Je me rappelle, c’était à la " Galerie Ghandriz ". Ce que j’ai vu ce jour-là a bouleversé ma vie et d’ailleurs, je n’étais pas le seul à vivre ce moment important. Parviz Châhpour et Touraj Hamidian en sont devenus les premiers adeptes, ils ont promu ce style et donné ainsi naissance à un nouveau mode d’expression artistique.

Cette nouvelle forme d’expression est devenue partie intégrante des revues culturelles, voire intellectuelles…

Oui, pour la première fois, un débat a eu lieu sur le rôle de la caricature et sa place dans les médias. " Khouché ", " Ketâbé Hafté ", " Negin " et d’autres revues intellectuelles ont commencé à publier ces caricatures.

Mais, ces caricatures font moins rire ?

A cette époque sous l’influence du mouvement français, tout le monde cherchait une nouvelle définition de l’humour. Sartre prônait une littérature engagée et nous cherchions à développer un " humour engagé. " Pour essayer de contre-balancer le poids de " Tofigh ", même le gouvernement de l’époque a essayé de tirer profit de cette tendance en encourageant la publication de magazines de caricatures qui avaient pour slogan : " Pour ceux qui comprennent plus et rient moins. "

Une bonne caricature n’a-t-elle pas le droit de faire rire ?

Si, bien sûr, lorsque l’on parle de l’humour, on pense tout de suite au rire, mais l’humour peut aussi être sérieux, grave et faire réfléchir. Faire rire est une des caractéristiques de la caricature, mais pas la seule. C’est comme le cinéma, il y a des films comiques et des films tragiques. Un caricaturiste est avant tout un penseur pour qui le dessin est un outil qui lui permet de transmettre ses réflexions.

Revenons à vos premiers pas dans le dessin.

A quatorze ans, j’ai pris des cours auprès d’Ardéchir Mohasses et de sa sœur, Irandokht. Ils m’encourageaient beaucoup à dessiner. J’étais un enfant précoce ; à deux reprises, j’ai passé deux années scolaires en une et, à seize ans, j’ai réussi le concours universitaire qui m’a ouvert les portes de la faculté d’électronique de Shirâz. J’ai été publié pour la première fois dans le journal " Djahan é Now " et par la suite dans la revue estudiantine de " Abnous". Après deux années d’études, j’ai changé d’orientation. J’ai tenté ma chance en architecture et ai pu entrer à l’université de Téhéran à l’âge de dix-huit ans. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à travailler avec différents magazines et journaux comme " Etelâ’ât", " Khouché", " Keyhâné Farhangi ", " Negin " et " Ayandégân."

C’est peut-être la nature insolente de la caricature qui entraîne ceux qui la pratiquent à se mêler de politique ?

Vous avez raison, c’est une forme d’expression qui souvent dérange, peut paraître osée et provoquer des réactions exacerbées, surtout quand elle touche au politique, " terrain miné " par excellence. J’ai toujours cru à une caricature qui ne se mêle pas aux tendances de son temps, quelle que soit leur nature. A mon avis, le propos d’un artiste est de réaliser une œuvre qui puisse être intemporelle. Dans ce sens, la politique ne mérite pas qu’elle soit traitée en tant que sujet. Et dites-moi, quelle est donc la politique qui soit impérissable ?

Avez-vous poursuivi votre activité de caricaturiste aux Etats-Unis ?

Je me suis décidé à partir aux Etats-Unis et à continuer là-bas mes études en architecture. Je ne vous ai pas dit à quel point mes dessins sont influencés par une vision architecturale, ma plume suit un mode de pensée très inspiré par l’architecture.

J’écrivais des articles et faisais des dessins pour "Voice", le mensuel du Centre d’architecture de Boston. Il y a, aux Etats-Unis, une mentalité de consommation, ils portent un regard commercial sur tout, y compris sur l’art. Les plus grands créateurs, architectes, sculpteurs, peintres ou même les cinéastes de tous les coins du monde émigrent aux Etats-Unis qui est le plus grand marché d’art. Mais, s’agissant d’artistes pour qui seule la créativité compte, ce pays peut s’avérer déprimant.

J’ai une philosophie qui s’enracine dans le " Erfân", la mystique de Hâfez, Khayâm ou Roumi. Ce sont des philosophes qui ont par ailleurs une vision humoristique de l’existence.

C’est donc ce même "Erfân" qui est votre source d’inspiration ?

Tout d’abord, d’un point de vue personnel, Erfân favorise une harmonie, une paix et une transparence entre mon âme et mon physique. C’est un élément qui me permet de mieux relier mon esprit à mon crayon. On trouve chez ces " orafâs " une manière de surréalisme. Mes caricatures se situent aussi entre la réalité et le rêve, à la seule différence que, dans une expression poétique, vous fermez les yeux et tournez votre regard sur votre monde intérieur, alors que, dans la caricature, vous ouvrez grand vos yeux sur le monde extérieur. Pour moi, Hâfez est comme un grand frère qui prend votre main et vous promène dans l’univers. Il est chaleureux et ne vous laisse jamais tomber alors que Khayâm veut parfois vous laisser seul. Quant à Mollanâ Djallâl Eddin Rumi, il est sûrement celui avec qui je me sens le plus proche. Rumi est un maître de l’art brut et ma vision d’architecte est proche de la sienne. Mon esprit voyage avec eux. Au contraire de l’Occident attaché au rationalisme, dans le monde de Erfân, je me sens comme un trapéziste qui danse entre la réalité et le rêve.

Dâvoud Chahidi

Mais, dans le fond, qu’est-ce que l’humour noir ?

Permettez-moi de vous exposer ma définition de l’humour : faire comprendre quelque chose sans le dire et ne pas le dire en le faisant comprendre. L’humour noir fait partie des tendances artistiques qui s’appuient sur nos angoisses et nos cauchemars pour mettre en lumière le vide de notre civilisation. Il émerge dans l’expression métaphysique de l’Homme, a des aspects sérieux, tragiques et vous entraîne dans les abîmes de la pensée.

Parlez-nous de vos activités depuis votre retour en Iran.

A mon retour, en 1991, j’ai rencontré Maryam Heidari, une graphiste, qui allait devenir ma femme. Elle m’a ramené à mes racines et m’a offert ainsi une renaissance. Tout est allé ensuite très vite, j’ai exposé à la galerie "Seyhoun", me suit produit également dans la presse. J’ai pu convaincre les éditeurs d’utiliser la caricature pour illustrer des histoires et créer ainsi un nouvel espace à l’humour. Je travaille beaucoup aussi sur l’écriture humoristique, ma philosophie reste la même, seul le moyen d’expression change. Certains m’ont reproché un regard sombre sur le devenir et les capacités de l’homme. C’est la raison pour laquelle j’ai introduit les couleurs dans mes travaux, elles rendent l’ambiance plus paisible et compensent "le roulis" que peut provoquer le noir et blanc. Je n’utilise les couleurs que pour accentuer le contenu et le sujet. Je me contente d’une tache colorée car je ne veux pas que la couleur l’emporte sur le sens. Je suis un travailleur acharné et ne peux pas arrêter la marche de mes pensées. Mon esprit est plus rapide que ma plume et mes mains ont toujours de la peine à suivre mes pensées.

A votre avis, quelle est la place de la caricature iranienne aujourd’hui dans le monde ?

Nous avons énormément progressé. N’oublions pas qu’avant la Révolution, il n’y avait que dix-huit caricaturistes. Aujourd’hui, plus de deux cents artistes sont actifs dans ce domaine. Ils se font connaître dans les biennales inter-nationales et les revues spécialisées en Occident. Toutefois, je souhaite qu’ils ne se contentent pas de présenter une caricature "accrocheuse", sous-entendu facile à digérer, mais qu’ils s’efforcent de privilégier le sens par rapport à la forme.


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1 Message

  • Dâvoud Shahidi et l’humour noir iranien 10 novembre 2009 19:51, par Maevab

    Bonjour,

    Dans le cadre de notre programme d’action culturelle, nous travaillons sur le thème du NOIR.

    Nous avons mis en place un projet sur l’humour noir, plus exactement un concours.

    Tout naturellement, nous avons songé à vous contacter.

    Les textes, dessins, caricatures, etc…sont à renvoyés à :

    Service Action Culturelle

    Odyssud

    4 av du parc

    31 700 Blagnac

    actionculturelle@mairie-blagnac.fr

    En vous remerciant

    Cordialement,

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