N° 57, août 2010

Les thèmes et les images concernant l’Iran dans L’Usage du monde de Nicolas Bouvier*


Fâtemeh Alishâhi


Voyageur, écrivain, poète, essayiste, iconographe, professeur, guide touristique en Chine, Nicolas Bouvier naît le 6 mars 1929 à Grand-Lancy, près de Genève. Petit dernier d’une famille de trois enfants, il grandit dans « un milieu huguenot, à la fois rigoriste et éclairé, très ouvert intellectuellement, mais où tout l’aspect émotif de l’existence était sévèrement géré ». Dans son enfance (1933-1937) il dévore Jules Vernes, James Oliver Curwood, Robert Louis Stevenson, Jack London et Fenimore Cooper.

"A huit ans, je traçais avec l’ongle de mon pouce le cours du Yukon dans le beurre de ma tartine. Déjà l’attente du monde : grandir et déguerpir." [1]

En juin 1953, il prend la route avec son ami Thierry Vernet dans une minuscule Fiat Topolino vers l’Orient, sur la route des Indes, projet qui à l’époque n’était pas encore une mode. Le voyage dure jusqu’en décembre 1954. Leur périple les mènera en Macédoine, où ils rencontreront des Tziganes, en Anatolie (Constantinople, Ordu, Erzerum), en Perse (Tabriz, où ils passeront l’hiver, Téhéran, Ispahan, Shirâz, Kermân), au Pakistan (Quetta), Afghanistan (Kandahar, Kaboul) où ils se sépareront après deux ans de route : Thierry va se marier à Ceylan et Nicolas continuera sa route par l’Inde. De ce voyage naît L’Usage du monde qui est l’un des ouvrages les plus emblématiques de la littérature du voyage de la deuxième moitié du XXe siècle.

Nicolas Bouvier, Route vers Téhéran, 1954

La moitié du livre concerne son séjour en Iran. Cet article sera donc consacré à l’étude des images et thèmes concernant l’Iran dans cet ouvrage. Ce qui se détache le plus dans ce domaine est la place et le statut de la littérature persane parmi les Iraniens, et plus particulièrement la poésie.

Bouvier, conscient de ce goût poétique marqué chez les Iraniens, mentionne maintes fois dans son œuvre directement ou indirectement la poésie persane. Il révèle ainsi l’existence de cette tradition de lecture des vers de Hâfez, très présente dans la culture persane.

Un jour, à Tabriz, il voit une poignée de mendiants autour d’un feu de pétrole qui s’amusent à réciter de la poésie. Bouvier décrit cette scène : "Le peuple d’Iran est le plus poète du monde, et les mendiants de Tabriz savent par centaines ces vers de Hâfiz ou de Nizhami qui parlent d’amour, de vin mystique, du soleil de mai dans les saules. Selon l’humeur, ils les scandaient ou les fredonnaient ; quand le froid pinçait trop fort, ils les murmuraient. Un récitant relatait l’autre ; ainsi jusqu’au lever du jour." [2]

Pour Bouvier, la popularité et la gloire dont jouit le poète de Shirâz est presque unique au monde.

Il a vu que presque tout le monde sait par coeur au moins quelques-uns de ses vers. Et correspond bien à la vérité puisque que l’on peut trouver dans chaque maison iranienne au moins un exemplaire du recueil de poésies de Hâfez.

En fait, ce qu’observe Bouvier à cette époque était une tradition présente déjà depuis des siècles chez les Ira­niens qui ont pris l’habitude de recourir, dans leurs moments de détresse aussi bien que dans leurs instants de bonheur, aux poèmes de Hâfez pour y trouver une consolation ou bien une approbation de leurs joies passagères. Séduit par cette coutume, Nicolas Bouvier fait écrire ces vers de Hâfez sur la portière de sa voiture :

" "Même si l’abri de ta nuit est peu sûr

Et ton but encore lointain

Sache qu’il n’existe pas

De chemin sans terme

Ne sois pas triste"

Pendant des mois cette inscription nous servit de Sésame et de sauvegarde dans des coins du pays où l’on n’a guère sujet d’aimer l’étranger. En Iran, l’emprise et la popularité d’une poésie assez hermétique et vielle de plus de cinq cents ans sont extraordinaires." [3]

Un autre aspect très original et intéressant présent chez les Iraniens est l’importance de l’humour. Selon Bouvier, celui-ci est considéré comme l’un des phénomènes très utile dans les relations sociales, qui attire étrangement la confiance des Iraniens envers les étrangers : "L’humour invente toutes sortes de voies pour faire naître le sourire et le rire, aussi bien vis à vis de soi qu’à l’encontre des autres, de "l’autre", miroir de soi, et permet de faire face aux difficultés de la vie sociale et aux souffrances qu’elles engendrent." [4]

Selon le Petit Larousse, l’humour est "une forme d’esprit qui cherche à mettre en valeur avec drôlerie le caractère ridicule, insolite ou absurde de certains aspects de la réalité". Cependant, divers termes répondent à cette notion. Bouvier se sert de l’humour car celui-ci repose sur la forme la plus inoffensive des jeux sur les mots et des histoires drôles produites par la mémoire populaire comme une sorte de défensive. En somme, il est un moyen pour Bouvier de ne pas prendre au sérieux ceux qui se prendraient un peu trop au sérieux.

Nicolas Bouvier, 1993
Photo : Sophie Bassouls

L’histoire de la rencontre de Bouvier et de son ami Thierry avec un diplomate est un exemple clair et parlant du rôle incontestable joué par le rire et l’humour pour dépasser les barrières et les problèmes qui apparaissent lors d’un séjour temporaire en Iran. Les deux amis essayèrent d’acquérir la protection de celui-ci afin d’organiser une exposition ou d’imprimer leurs articles, mais ce monsieur demeura très sévère et impénétrable :

"…Nous insistions. Il persévérait dans ses refus aimables. La chaleur était étouffante ; nous avions l’estomac vide et pantelant de déception. Il fallait absolument trouver une ouverture avant que ce vaudeville ne tourne à notre confusion. Les nerfs s’en chargèrent : comme on nous objectait quelques ampoules cassées dans la salle d’exposition, Thierry partit d’un fou rire ensoleillé que je sentis avec terreur m’emporter comme une vague.

Voilà le directeur tout démonté, et nous, des larmes plein les yeux, cherchant, entre deux étouffements, à lui faire entendre par gestes que ce n’est pas lui qui nous égaie ainsi. Heureusement pour nous, cet homme pompeux avait de l’esprit. Il eut vite fait de choisir un parti : puisqu’il n’avait pas eu l’initiative de cet éclat, il devait en prendre au moins la direction. Et sans tarder. Il se mit donc à rire plus fort que nous, puis pour de bon. Quand la secrétaire entrebâilla la porte, il lui fit signe d’apporter trois verres, et quand nous eûmes repris souffle tout était devenu différent. Un rayon de soleil éclairait le tapis […] Je n’oubliais pas que c’était sur un éclat de rire que le vent avait tourné pour nous. Depuis, j’ai toujours en réserve quelque chose de cocasse à me murmurer quand les affaires tournent mal ; quand par exemple, des douaniers, penchés sur votre passeport périmé, décident de votre sort dans une langue incompréhensible, et qu’après quelques interventions mal accueillies, vous osez à peine lever les yeux de vos chaussures. Alors, un calembour absurde, ou le souvenir de circonstances dont la drôlerie ne s’use pas, peuvent suffire à vous rendre l’esprit et même à vous faire rire à pleine voix, seul dans votre coin, et les uniformes - c’est leur tour de ne plus comprendre - vous considèrent avec perplexité, s’interrogent du regard, vérifient leur braguette et se composent un visage… jusqu’au moment où ils retirent on ne sait pourquoi, les bâtons qu’ils mettaient dans vos roues." [5]

L’écriture de Bouvier contient également un type d’humour qui apparaît de façon particulièrement évidente lorsqu’il présente son séjour chez les tribus kurdes iraniennes, dont la culture et la façon de vivre étaient tout à fait unique comparées à celles des régions qu’il avait vu à l’Iran. Pour mieux décrire le sentiment de Bouvier à cet égard, nous présentons l’une des descriptions humoristiques qu’il réalise en voiture, sur la route vers Mahâbâd et chez les Kurdes :

"Dans l’esprit des Kurdes, tout ce qui possède un moteur et quatre roues, c’est nécessairement l’autobus, et ils s’emploient à monter dedans. On a beau leur expliquer que le moteur est trop faible, que les ressorts vont casser… ils se récrient, vous claquent dans le dos, s’installent avec leurs paquets sur les ailes, les marchepieds, le pare-chocs, pour vous montrer comme ils seront bien, que l’inconfort ne leur pèse pas, qu’il ne s’agit après tout que de cinquante kilomètres… Lorsqu’on les fait descendre - avec ménagements car ils sont tous armés - ils pensent qu’il s’agit de négocier et sortent affablement un toman de leur ceinture. Ils ne pensent ni à la taille, ni à la capacité de la voiture, sorte de bourrique d’acier destinée à porter le plus possible et à mourir sous les coups. Pour nous : un adulte ou deux enfants, c’est le plus que nous puissions faire.

Aux abords de Mahabad, nous ramassâmes ainsi un vieillard crotté jusqu’aux fesses, qui brassait d’un bon pas la neige fondue et chantait à tue-tête. En s’installant sur le siège du passager, il tira de sa culotte une vieille pétoire qu’il confia poliment à Thierry. Ici, il n’est pas séant de conserver une arme en pénétrant chez quelqu’un. Puis il nous roula à chacun une grosse cigarette et se remit à chanter très joliment.

Moi, par-dessus tout, c’est la gaieté qui m’en impose." [6]

Nous pouvons également relever la certaine naïveté avec laquelle Bouvier nous présente cette ethnie par deux éléments qui sont liés premièrement à leur mode de vie tribal (nomades, semi-nomades, ou sédentaires) dans les vallées du Zagros qui rend difficile tout contact avec les autres régions, et deuxièmement à cette particularité des peuples minoritaires qui font valoir leur droit à garder leur langue, leur religion et leur identité.

En outre, Bouvier n’hésite pas à visiter les grandes villes touristiques de l’Iran comme Ispahan et Shirâz. Pourtant, l’image qu’il donne de ces métropoles est tout à fait différente de celle présentée par les autres voyageurs. Malgré tout ce que disent la plupart des visiteurs d’Iran sur Ispahan qui considèrent la visite de cette ville comme le point culminant de leur voyage, Bouvier a un regard très pessimiste sur cette ville et ses habitants : "…une Provence sans vin, ni vantardises ni voix de femmes ; en somme, sans ces obstacles ou ce fracas qui d’ordinaire nous isole de la mort. Je ne m’étais pas plutôt dit cela que j’ai commencé à la sentir partout, la mort : les regards qu’on croisait, l’odeur sombre d’un troupeau, les chambres éclairées béant sur la rivière, les hautes colonnes de moustiques. Elle gagnait sur moi à toute allure. Ce voyage ?

Un gâchis… un échec. On voyage, on est libre, on va vers l’Inde… et après ? J’avais beau me répéter : Ispahan ; pas d’Ispahan qui tienne. Cette ville impalpable, ce fleuve qui n’aboutit nulle part étaient d’ailleurs peu propres à vous asseoir dans le sentiment du réel. Tout n’était plus qu’effondrement, refus, absence. A un tournant de la berge, le malaise est devenu si fort qu’il a fallu faire demi-tour. Thierry non plus n’en menait pas large - pris à parti lui aussi. Je ne lui avais pourtant rien dit. Nous sommes rentrés au pas de course."

Les monuments historiques de cette ville n’attirent pas plus son attention et il en conclut que les constructions safavides ont moins de valeur par rapport à celles de l’époque achéménide.

Cependant contrairement à Ispahan, Bouvier tombe complètement sous le charme de Shirâz et de ses habitants : "…et maintenant, cette ville exquise et silencieuse qui sent le citron, qui parle le plus beau persan de Perse, où toute la nuit on entend murmurer l’eau courante, et dont le vin est comme un Chablis léger purifié par un long séjour sous terre. Les étoiles filantes pleuvaient sur la cour, mais j’avais beau chercher, je ne trouvais rien à souhaiter sinon ce que j’avais. Quant à Thierry, il était convaincu que ce cadeau du destin n’était là que pour en annoncer d’autres. Il se demandait déjà lesquels. C’était dans sa nature de penser que d’invisibles rouages, de larges mécaniques célestes travaillaient jour et nuit en sa faveur…." [7]

Pourtant, Shirâz n’a pas le côté théâtral d’Ispahan, de telle sorte que ses charmes et son atmosphère viennent plutôt de la chaleur et de l’art de vivre de ses habitants. L’atmosphère est donc plus subtile et moins aisément descriptible.

Le match de bozkachi, Kaboul, Afghanistan, automne 1954, Musée de l’Elysée Fonds, Photo de Nicolas Bouvier

En réalité, ce qui attire l’attention de Bouvier lors de son séjour dans ces différents lieux est plutôt l’ambiance et l’humour de ses vivants que les monuments ou les personnalités historiques. Il préfère ainsi découvrir une culture ou une civilisation à travers ses habitants actuels que ses grands personnages historiques passés.

Au travers de l’Usage du monde, Nicolas Bouvier présente néanmoins aussi certains aspects du patrimoine historique de l’Iran, et notamment Persépolis ou Takht-e Djamshid. Bouvier y rencontre l’un des responsables du site qui déclare n’aimer ni les Occidentaux ni les Grecs : "… Il considère les conquêtes d’Alexandre comme un rezzou de bergers alcooliques, juste bon à détruire et à saccager, et la bataille d’Arbèles, comme des champs Catalauniques qui auraient mal tourné. Il faut s’y faire. C’est du nationalisme chagrin, mais si ancien qu’il en devient respectable. Et puis, nous ne sommes guère plus objectifs, et d’un parti pris plus récent : Alexandre, colon raisonnable apportant Aristote aux barbares ; cette manie encore si répandue de vouloir que les Gréco-Romains aient inventé le monde ; ce mépris - dans l’enseignement secondaire - des choses de l’Orient (un peu d’Egypte seulement, Louqsor, les pyramides, pour apprendre aux gamins à dessiner les ombres). Les Gréco-Romains eux-mêmes - voir Hérodote, ou la Cyropédie - n’étaient pas si chauvins et respectaient fort cet Iran auquel ils devaient tant de dieux, plusieurs belles manières, et sans doute aussi le carpe diem dans lequel les Iraniens sont passés maîtres." [8]

Par ailleurs, au fil des récits, son voyage apparaît comme un préalable à la découverte de soi à travers la rencontre, avec des péripéties, des portraits, des histoires et du quotidien d’un lieu. Ainsi, pour Bouvier, le voyage n’était pas seulement une découverte du monde, mais aussi une expérience intime grâce à laquelle il a vécu beaucoup d’aventures pour enfin acquérir cette sorte de philosophie du voyage qui laisse aux lecteurs des souvenirs de scènes cocasses, de beaux portraits ou encore cette réflexion intéressante qui met en abîme l’écriture de voyage, mettant l’accent sur la difficulté de rendre palpables et vivants ces instants magiques… Ainsi, l’étymologie même du mot anglais "travel" – qui vient du latin "tripalium", instrument de torture à trois pieux - affirme bien cette conception du voyage qu’a réalisé Bouvier lors de son séjour en Iran. Ce grand chantre de l’aventure authentique, rôdeur ébloui, vagabond de l’infini, sans boussole, passant du voyage à l’introspection, Nicolas Bouvier, vint ainsi chercher à apprivoiser sa mort qui survint le 17 février 1998.

"Désormais, c’est dans un autre ailleurs qui ne dit pas son nom
dans d’autres souffles et d’autres plaines qu’il te faudra plus léger que boule de chardon disparaître en silence en retrouvant le vent des routes.
" [9]


* Ce texte est le résumé d’un mémoire de maîtrise rédigé sous la direction de Mme Hâeri.

Notes

[1Bouvier, Nicolas, L’échappée belle : éloge de quelques pérégrins, Métropolis, 1996, p. 42.

[2Bouvier, Nicolas, op. cit., p. 154.

[3Bouvier, Nicolas, op. cit., p. 151

[4Fenoglio, Irène, Georgeon, François, L’Humour en Orient, Aix-en-Provence, Edition Edisud, 1996, p. 21.

[5Bouvier, Nicolas, op. cit., pp. 243-5.

[6Ibid., p.188.

[7Bouvier, Nicolas, op. cit., p. 273.

[8Bouvier, Nicolas, op. cit. p. 146.

[9Bouvier, Nicolas, Œuvres, Gallimard, 2004.p.872.


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