N° 57, août 2010

Souvenirs d’un boulanger


Djamileh Zia


M. Dâvoud Roghani (Shâter Dâvoud), boulanger sangaki à Rey [1] dans les années 1930, a écrit en 1977 un livre sur son métier. Cet ouvrage, publié près de trente ans plus tard grâce à l’un de ses amis qui habitait dans son quartier, M. Javâd Safinejâd, est un document précieux. Il permet au lecteur d’entrer dans l’univers de l’équipe qui travaillait dans la boulangerie de l’aube jusque tard dans la nuit, et de comprendre à quel point les actions de chacun de ces personnes pouvaient changer le goût du pain. De nombreux facteurs entrent en compte pour que le pain ait la qualité voulue : la farine, le levain (fabriqué avec la pâte de la veille), la manière de façonner la pâte, de l’enfourner et de défourner, les dimensions du four, l’emplacement des cailloux, la chaleur et le degré d’humidité de l’air ambiant, etc. Dans une boulangerie sangaki, tout est réfléchi, tous les gestes sont précis.

Le sangak

Le mot sangak signifie « petite pierre » en persan. Le sangak est un pain plat, long et quelque peu triangulaire, cuit sur des cailloux chauffés. Il mesure 5 à 10 millimètres d’épaisseur, 70 à 75 centimètres de longueur et près de 30 centimètres dans sa partie la plus large. Ce pain au levain, fabriqué avec de la farine de blé complète, n’existe apparemment qu’en Iran. On ne connaît pas la date exacte de son invention. Selon une version, c’est Sheikh Bahâi – savant, nommé « le plus grand religieux d’Ispahan » par le roi Shâh Abbâs Ier (1587-1628) - qui aurait eu l’idée de faire cuir du pain sur des cailloux. Mais certains boulangers disent que le pain sangak existe en Iran depuis l’Antiquité. La découverte, dans les ruines du fort Iraj (près de Varâmin) d’un four contenant des cailloux, renforce l’hypothèse de l’existence du pain sangak en Iran à l’époque préislamique.

L’équipe

Dans les années 1930, le groupe qui travaillait dans une boulangerie sangaki était composé de sept personnes. Outre le shâter, qui façonnait la pâte et l’enfournait, il y avait le pétrisseur, [2] le défourneur [3], qui était également chargé d’aplatir les cailloux selon une pente déterminée et de changer leur emplacement si nécessaire pour ne pas les laisser refroidir, le botteh-gozâr [4], l’intendant [5] , le boutiquier [6] et le garçon de courses [7]. La pâte était pétrie à la main, sans les instruments électriques utilisés de nos jours. Le pétrisseur avait des connaissances précises sur la quantité d’eau salée et de levain qu’il fallait ajouter à la farine selon le type de blé, et contrôlait le degré de fermentation de la pâte en fonction de la température du magasin et des courants d’air.

L’ouverture par-devant du four d’une boulangerie sangaki

Dans les années 1930, le four de la boulangerie sangaki était chauffé au bois. Le botteh-gozâr était chargé de mettre régulièrement du bois dans le four. Il devait faire attention à ce que le shâter et le défourneur n’aient pas leur visage et leurs mains à proximité du four quand il ajoutait du bois, car ils risquaient de se brûler du fait de la flambée transitoire du feu. Le garçon de courses livrait le pain au domicile des gens, au café (ghahveh-khâneh) et au restaurant (kabâbi) du coin. L’intendant était chargé de surveiller les livraisons (de blé - que le propriétaire de la boulangerie achetait tel quel et faisait moudre par le meunier - de sel et de bois) et de tamiser la farine. Il dormait la nuit dans le magasin, réveillait les autres ouvriers de la boulangerie à l’aube, préparait le déjeuner de l’équipe. Le boutiquier tenait la caisse. Quand il arrivait un peu tard le matin, l’intendant vendait le pain à sa place et lui donnait l’argent quand il arrivait. Pendant le temps où le boutiquier était absent, le shâter gardait le compte des pains vendus en mettant un caillou de côté à chaque fois qu’une fournée était vendue. Le four sangaki peut contenir treize à seize pains. Dans les grandes boulangeries, le pétrisseur, le shâter, le défourneur et le botteh-gozâr avaient chacun un assistant et travaillaient soit à deux, soit à tour de rôle. Ces gens recevaient tous un salaire journalier du propriétaire du magasin.

Le four

M. Roghani explique dans son livre que le four de la boulangerie sangaki doit avoir des dimensions et une forme très précises, à tel point que seuls quelques connaisseurs savent construire des fours où le pain a un bon goût. M. Roghani raconte qu’une fois, le propriétaire d’une boulangerie fut même obligé de détruire un four construit par un architecte et de le faire reconstruire par quelqu’un qui n’avait pas fait d’études universitaires, mais avait un savoir-faire dans ce domaine. Le four de la boulangerie sangaki, à l’époque où l’on utilisait du bois pour le chauffer, avait deux ouvertures, une sur le côté, en forme de tuyau, qui servait à placer du bois dans le four, une par-devant, de forme triangulaire, utilisée pour l’enfournement et le défournement du pain. Les fours où l’on cuit du sangak ont encore de nos jours cette ouverture triangulaire par-devant. Le shâter et le défourneur doivent se placer des deux côtés de cette ouverture, l’un à droite, l’autre à gauche. Le shâter se sert d’une pelle de bois à long manche, que l’on appelle pârou [8]. Il humidifie la pelle et ses doigts pour pouvoir mieux façonner la pâte. L’enfournement se fait tout de suite après le façonnage, sans temps de repos entre ces deux gestes, contrairement aux pains que l’on cuit généralement en Europe. La panification de la pâte se fait donc entièrement avant le façonnage. Mais le façonnage définitif de la pâte se fait lors de son étalement sur les cailloux du four. La pâte du sangak est plus liquide que celle des autres pains ; elle coule entre les doigts, ce qui rend son façonnage difficile. Le défourneur se sert d’une pelle en bois pour aplatir les cailloux. L’instrument dont il se sert pour sortir le pain est un crochet métallique fixé sur un manche en bois.

Le dizi est un ragoût que l’on mange en trempant dedans des morceaux de pain

Le four dans lequel on cuit du sangak est en brique. Son plancher est près de 90 centimètres au-dessus du niveau du sol, et l’on ajoute des cailloux sur ce plancher. L’épaisseur de la couche de cailloux est de 20 à 40 centimètres. L’intérieur du four sangaki a trois parties : le devant, où il n’y a pas de cailloux, la zone où il y a des cailloux, et le lieu où l’on place le combustible. Le devant du four est moins exposé au feu ; le pain y cuit moins vite, et devient croustillant. Le « sangak croustillant » [9] est plus soigné et donc plus cher. Le défourneur place le pain cuit quelques minutes sur le devant du four (c’est-à-dire la zone où il n’y a pas de cailloux) pour qu’il devienne croustillant. Le signe distinctif du sangak croustillant est les traces d’ongles du shâter. Dans les heures d’affluence, quand le shâter travaille vite et n’a pas beaucoup de temps, il laisse juste la trace des ongles de ses petits doigts, une à droite et une à gauche, au bas du pain. Pour les pains commandés par les clients réguliers, le shâter trace, avec les ongles de ses dix doigts, des lignes verticales ou horizontales à intervalles réguliers sur toute la surface du pain. Ce genre de pain est en général couvert de grains de sésame ou de pavot, que le propriétaire de la boulangerie achète lui-même et place dans un creux fabriqué à cette fin sur le bord du four. Le défourneur jette une poignée de grains sur la pelle du shâter avant que celui-ci mette la pâte dessus. [10]

Dans les années 1930, le défourneur fermait chaque nuit les deux ouvertures du four en construisant deux portes en boue pour que le four reste chaud. La boue - composée d’argile, du duvet des pattes de chèvre (que les triperies donnaient gratuitement aux boulangeries) et d’eau salée - était préparée par l’intendant et devait reposer 48 heures avant d’être utilisée pour construire les portes. Les portes avaient trois à quatre centimètres d’épaisseur. Leur forme était celle de l’ouverture à laquelle elles devaient coller et elles étaient deux centimètres plus larges que celles-ci. Le défourneur construisait des poignets sur ces portes avec la boue-même, pour pouvoir les enlever le matin. Il plaçait l’un de ses instruments contre chaque porte pour qu’elles ne se décollent pas pendant la nuit.

Une boulangerie sangaki de nos jours

Cuir d’autres aliments que le pain dans le four de la boulangerie sangaki était une tradition. Le principal d’entre eux était le dizi. Le dizi est un petit récipient (en terre, en cuivre ou en pierre) muni d’un couvercle, dans lequel on cuit des plats liquides, comme des soupes ou des ragouts. En Iran, le plat que l’on cuit le plus fréquemment dans le dizi est un ragout qu’on appelle âb-gousht, composé de morceaux de viande, de fèves, de pommes de terre et d’oignons. On peut y ajouter d’autres ingrédients, tels que des herbes parfumées ou des tomates. Ce ragout est appelé lui-même dizi par extension. On mange le dizi en trempant dedans des morceaux de pain (surtout du sangak). Dans les années 1930, le dizi était le déjeuner quotidien des boulangers. L’intendant mettait les ingrédients dans les récipients de dizi et les donnait au défourneur pour qu’il les place sur le devant du four. D’autres personnes venaient faire cuir leur dizi à la boulangerie. L’intendant préparait en moyenne entre cinquante et cent dizi par jour, et recevait une somme des clients pour ce service. Les gens apportaient également des aubergines, des pommes de terre, des navets, et même des poissons pour les faire cuire dans le four de la boulangerie sangaki.

L’architecture de la boulangerie

Rien n’est laissé au hasard dans une boulangerie sangaki. L’emplacement de chaque chose est calculé avec précision et détermine la place de chaque ouvrier. Dans les années 1930, la boulangerie sangaki était un magasin assez vaste. Il avait deux portes, l’un pour les clients, l’autre pour les livraisons de blé, de bois, de sel. Personne (même les boulangers) n’avait le droit de sortir avec du pain par cette porte. La boulangerie était subdivisée en plusieurs parties. La réserve de farine était séparée du reste du magasin par des murs et une porte en bois (qui s’ouvrait dans le magasin). Le plancher de la réserve était un demi-mètre plus haut que le reste du magasin. Le lieu de stockage du blé, du sel et du bois, appelé soukht-dân [11] était lui aussi séparé du reste du magasin par des murs et comme nous l’avons dit plus haut, donnait sur l’extérieur du magasin. Il était placé près du four, pour faciliter le travail du botteh-gozâr. Les différentes zones de la boulangerie étaient délimitées par les voûtes du plafond. Le plafond était en brique, et la voûte surplombant le four devait être assez haute.

Un shâter en train de façonner un pain sangak avec le bout de ses doigts

Les clients qui entraient dans la boulangerie voyaient à leur gauche un comptoir sur lequel une balance était placée pour peser le pain, et à leur droite une table sur laquelle les pains étaient rangés aux heures creuses de la journée. Mais aux heures d’affluence, les clients entraient dans le magasin, attendaient que le défourneur leur donne directement le pain qu’il venait de sortir du four. Ils mettaient ensuite leur pain sur une plateforme (construite au milieu du magasin) pour qu’il refroidisse un peu, enlevaient les quelques cailloux qui étaient restés collés au dos du pain, et s’acheminaient vers le comptoir. Dans les années 1930, le pain était vendu au poids.

La journée de travail

La journée commençait pour le pétrisseur à 2 heures du matin. L’intendant réveillait les ouvriers qui dormaient dans le magasin, et envoyait le garçon de courses chez ceux qui étaient mariés et avaient donc un domicile. Le pain devait être prêt pour la prière du matin, c’est-à-dire avant le lever du soleil.

Le deuxième tour de cuisson avait lieu vers 8 heures du matin. Il s’agissait surtout de pains de commande, que la boulangerie livrait au café (ghahveh-khâneh), au restaurant (kabâbi) du coin, et au domicile de certains clients. Le troisième tour de cuisson commençait vers 11h30. Dans les boulangeries où le shâter, le pétrisseur, le défourneur et le botteh-gozâr avaient chacun un assistant, ce troisième tour était divisé en deux temps : le shâter commençait par cuire le pain, puis, un peu avant midi, l’équipe principale - composée du shâter, du pétrisseur, du défourneur, du botteh-gozâr, et de l’intendant - allait déjeuner dans le ghahveh-khâneh. Le propriétaire de la boulangerie les accompagnait parfois. Leur déjeuner était composé de pain sangak et de dizi. Le garçon de courses avait apporté par avance les dizi cuits dans le four de la boulangerie. Les autres ouvriers continuaient à cuire du pain et déjeunaient dans le magasin vers 14 heures. Le quatrième tour de cuisson avait lieu vers 16 heures. Il y avait très peu de clients à cette heure de la journée. Les pains cuits l’après-midi étaient surtout destinés à montrer la dextérité du shâter, car celui-ci avait alors le temps de faire des pains plus grands et plus soignés. Parfois, le défourneur enlevait la brique placée au sommet de l’ouverture du four, pour que le shâter puisse enfourner les grands pains sans les casser. Le défourneur faisait lui aussi attention en sortant les pains, pour qu’ils ne s’abîment pas. L’intendant mettait une nappe sur la table placée près de la porte d’entrée, rangeait au-dessus les grands pains selon un arrangement particulier, et ornait leur pourtour avec des feuilles de mûrier qu’il avait cueillies et lavées dans la journée. Les passants étaient ainsi attirés par l’odeur agréable et la belle décoration. Ces pains étaient cependant vendus pour la plupart deux ou trois heures plus tard, au début de la soirée, quand les rues redevenaient animées. A la tombée de la nuit, un dernier tour de cuisson permettait aux ouvriers qui rentraient chez eux d’acheter du pain. La porte de la boulangerie restait ouverte de l’aube jusque tard dans la nuit.

Le propriétaire de la boulangerie

Tout est tellement précis dans la cuisson du sangak que le propriétaire de la boulangerie, à qui l’intendant envoyait toujours quelques pains de la première fournée, comprenait en regardant le pain, quand il se réveillait, lequel de ses ouvriers était arrivé en retard au travail (et il faisait des remontrances à l’ouvrier retardataire quand il allait au magasin). Un pain qui n’était pas suffisamment levé montrait que le pétrisseur était arrivé en retard. Un pain qui était trop levé et dont le dessous était brûlé montrait que le shâter était arrivé en retard (le dessous du pain avait noirci parce que les cailloux avaient trop chauffé avant l’enfournement). Si le dessous du pain n’était pas assez cuit, cela montrait que le défourneur était arrivé en retard et n’avait pas eu le temps de remuer suffisamment les cailloux avant l’enfournement des pains (il fallait bien remuer tous les cailloux le matin pour qu’ils chauffent tous, dans tous les coins du four). Si le pain était de bonne qualité mais était livré plus tard que d’habitude au domicile du propriétaire, cela voulait dire que l’intendant avait dû rester dans le magasin pour vendre le pain aux clients, et donc que le boutiquier était arrivé en retard au travail.

L’intérieur d’une boulangerie sangaki de nos jours ; le shâter est en train d’enfourner le pain

Le propriétaire de la boulangerie venait généralement au magasin une demi-heure avant la fermeture. Il remerciait d’abord les boulangers pour leur travail, puis vérifiait que le pétrin qui contenait le levain pour le pain du lendemain était bien couvert, surtout en hiver (car la fermentation ralentit quand la température est trop basse). Il vérifiait ensuite que le récipient qui devait contenir de l’eau salée était bien rempli (on ne met jamais de sel tel quel dans la pâte du sangak, toujours de l’eau salée). En hiver, l’intendant devait veiller à ce qu’il ne fasse pas trop froid dans le magasin. Il devait pour cela, le soir, envoyer le garçon de courses fermer quelques unes des ouvertures du toit (que l’on ouvrait le matin pour éclaircir le magasin). Le propriétaire mesurait la température ambiante de la boulangerie en levant son bras le plus haut possible. Si sa main était trempée de sueur jusqu’au poignet, c’est que la température du magasin était bonne, sinon, cela voulait dire que les ouvertures du toit avaient été fermées trop tard, et que donc le levain de la première fournée du lendemain n’allait pas fermenter comme il fallait. Dans ce cas, il demandait au défourneur de prendre avec sa pelle, du coin le plus chaud du four, une grande quantité de cailloux, et de les jeter sur le parterre du magasin ; puis il demandait à l’intendant de verser de l’eau sur ces cailloux pour que la vapeur d’eau augmente la température ambiante. Les boulangers terminaient leur travail et recevaient leur salaire du jour de la main du boutiquier, avec qui le propriétaire faisait ensuite le compte des dépenses et des pains vendus dans la journée. Le dernier geste du propriétaire, avant de quitter le magasin, était d’approcher une lampe à pétrole auprès des portes en boue placées sur les deux ouvertures du four. Si la flamme de la lampe flambait, cela voulait dire que de l’air sortait du four, et que les portes en boues n’étaient pas étanches.

La période d’apprentissage du shâter

Dans les années 1930, le pain était l’aliment principal des Iraniens et le métier de boulanger était un métier honorable. Les boulangers qui cuisaient le pain sangak, les shâter surtout, avaient un grand prestige auprès de la population et les jeunes qui avaient envie de devenir shâter ne manquaient pas. Pour les gens, le shâter était celui qui leur fournissait le pain, et les autres personnes qui travaillaient dans la boulangerie étaient en quelque sorte ses subordonnés. Le prestige de ce métier était également lié à sa déontologie. Le shâter jurait, à la fin de son apprentissage, de cuire du pain de bonne qualité, de ne jamais arriver à son travail en retard et de prévenir le reste de l’équipe s’il avait un empêchement de dernière minute, d’empêcher le gaspillage des matières premières, de fournir du pain aux personnes âgées et aux malades en priorité. En Iran, les boulangers donnent du pain gratuitement à ceux qui n’ont pas d’argent, et font généralement en sorte que les autres clients ne s’en rendent pas compte (par exemple, ils disent tout haut que la personne a payé auparavant le pain qu’il emporte).

Apprendre le métier de shâter était cependant difficile (du fait des caractéristiques de la pâte de sangak que nous avons évoquées plus haut) et nécessitait un apprentissage de deux ans auprès d’un shâter confirmé. Le shâter devait avoir des doigts souples et une peau douce, pour pouvoir façonner la pâte avec finesse avec le bout de ses doigts. Le futur apprenti choisissait lui-même le shâter qui allait devenir son maître, mais il ne lui faisait pas cette demande directement. En général, il parlait de son désir à un autre boulanger, qui jouait le rôle d’intermédiaire et en parlait au shâter en question. Après l’accord tacite du shâter, le futur apprenti organisait un dîner où il invitait ses amis et quelques uns des boulangers de la ville. Au cours de ce dîner, le shâter dont le jeune voulait devenir l’apprenti acceptait officiellement la demande de ce dernier.

L’apprentissage était divisé en trois périodes de huit mois environ. Au cours de la première période, l’apprenti travaillait en tant qu’assistant du pétrisseur ; il apprenait ainsi à pétrir la pâte et à fabriquer le levain. Au cours des huit mois suivants, l’apprenti travaillait en tant que défourneur ; puis peu à peu, le shâter l’autorisait à prendre sa place quand il n’y avait pas beaucoup de clients et rectifiait les erreurs qu’il faisait lors du façonnage de la pâte. Ensuite, l’apprenti prenait en charge une partie du tour de cuisson du midi et du soir. Pendant les deux années d’apprentissage, le salaire que l’apprenti devait recevoir pour son travail était donné au shâter (en contrepartie de l’effort qu’il faisait pour apprendre son métier à l’apprenti) ; l’apprenti ne recevait donc aucun salaire.

La fin de l’apprentissage était marquée, comme son début, par une cérémonie. L’apprenti offrait à nouveau un dîner aux boulangers de la ville. Il apportait pour ce dîner quelques pains qu’il avait cuits lui-même, pour que l’assistance puisse juger la qualité de son travail. Ce soir-là, le shâter qui avait été son maître rappelait à l’apprenti que la valeur de ce métier était due à sa déontologie, et lui demandait de respecter cette déontologie tout au long de sa carrière. Le lendemain, les invités de la veille venaient vers 10 heures du matin à la boulangerie avec des gâteaux et des dragées. Le shâter dénouait alors son propre tablier et le nouait autour de la taille de l’apprenti, et confirmait par ce geste la fin de l’apprentissage. L’apprenti n’avait pas le droit de porter un tablier avant cela. L’apprenti avait auparavant acheté un tablier neuf et l’avait mis à l’endroit où le shâter pendait ses vêtements personnels quand il venait à la boulangerie.

Les évènements particuliers

Dans les années 1930, la journée des boulangers était parfois égayée par les moments de fête qu’étaient les concours de cuisson entre shâter, ou la cuisson d’un pain pour un mariage. C’étaient surtout les jeunes des quartiers rivaux qui organisaient les compétitions entre shâter, pour montrer aux autres la supériorité du shâter de leur quartier. Le jour de la compétition, deux shâter se donnaient rendez-vous vers 10 heures du matin (heure creuse de la journée) dans une boulangerie. Les jeunes des quartiers assistaient à la compétition. On enlevait la brique placée au sommet de l’ouverture du four, pour pouvoir cuir des pains très grands. Chaque shâter avait le droit d’amener avec lui son propre défourneur et pétrisseur. Le concours consistait à comparer trois formes de pains que les deux shâter devaient façonner et enfourner. Il y avait également d’autres compétitions entre boulangers ; l’une d’elles était de voir si les shâter plaçaient leurs doigts toujours aux mêmes endroits sur la pâte quand ils la façonnaient ; une autre était de voir si la quantité de pâte qu’ils prenaient dans leur poignée pour la façonner était toujours la même.

Dans le passé plus qu’aujourd’hui, le pain était le symbole de prospérité et avait un caractère sacré. On ne le piétinait pas, on ne le coupait qu’avec les mains, jamais avec des instruments tranchants. C’est dans cette logique que l’on commandait un pain sangak pour les cérémonies de mariage. Le futur mari venait en général un matin à la boulangerie avec une boîte de gâteaux et demandait aux boulangers de préparer un pain décoré pour le lendemain. La somme qu’il payait était laissée à son libre choix, mais il faisait en sorte que le shâter et les autres ouvriers de la boulangerie soient satisfaits. L’intendant achetait alors des graines de pavot colorées en rouge et vert, et du sirop de raisin. Pour préparer ce pain, le défourneur le sortait du four alors qu’il n’était pas tout à fait cuit, on écrivait dessus une phrase de félicitation, on décorait ses pourtours avec les graines de pavot (qui collaient au pain grâce au sirop de raisin), et on l’enfournait à nouveau pour que sa cuisson soit complète.

Les souvenirs de M. Roghani nous plongent dans un univers qui n’existe plus. Beaucoup des traditions qu’il décrit ont disparu de nos jours ; mais le sangak est encore façonné et enfourné à la main par des shâter chevronnés, et reste le pain préféré des Iraniens.

Source bibliographique :

Roghani, Dâvoud, Nân-e sangak, motâle’eh-i mardomshenâkhti (Le pain sangak, une étude ethnologique), publié grâce aux efforts de Javâd Safinejâd, éd. Akhtaran (Akhtaranbook), Téhéran, 2006.

Notes

[1Ville située à proximité de Téhéran et beaucoup plus ancienne que l’actuelle capitale d’Iran.

[2Khamir-guir en persan.

[3Nân-darâr en persan.

[4Ce mot signifie « celui qui met du bois ».

[5Pishkâr en persan.

[6Dokân-dâr en persan.

[7Pâdo en persan.

[8Ce mot signifie « rame » en persan.

[9« Sangak-e do âtasheh », expression qui signifie « le sangak qui a été exposé deux fois au feu ».

[10La surface de la pâte qui est contre la pelle devient le dessus du pain, puisque le shâter renverse sa pelle quand il enfourne la pâte et l’étale sur les cailloux.

[11Ce mot signifie « lieu de stockage du combustible ».


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6 Messages

  • Souvenirs d’un boulanger 6 octobre 2010 11:02, par Flo Makanai

    Merci pour ce témoignage très intéressant. Je trouve formidable qu’il existe des fours où le pain a bon goût, par exemple. Une belle passion !

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    • Souvenirs d’un boulanger 5 octobre 2011 13:49, par BORNAT Alain Jean

      0 5 octobre 2O11 - 10h 45, je me documente sur l’Architeture des fours anciens de Boulangerie Iranienne de la période pré-islamique, à nos jours . Honorable et passionnant métier que celui de boulanger à cette époque . Ce boulanger est il encore de ce monde ?

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    • Souvenirs d’un boulanger 9 octobre 2011 23:13, par BORNAT Alain Jean

      Pouvez-vous me renseigner où trouver des documents traitant de l’histoire de la consommation du Pain et de sa fabrication en IRAN ?

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  • Souvenirs d’un boulanger 2 décembre 2014 21:47, par rahman

    man waqan ke dar noonwani irani haa kaar kardam wali in khele yak khaatarh jalb ba man bood ke naan sangag yad garfam

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  • Souvenirs d’un boulanger 24 septembre 2015 18:18, par Ari

    très beau témoignage, merci pour ce partage ...

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  • Souvenirs d’un boulanger 5 mars 2016 17:29, par Soheil

    Superbe évocation du passé.
    Puisse le futur préserver ce pain fabuleux et ce précieux métier.

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