N° 57, août 2010

L’alimentation et son évolution logique dans le mythe iranien du premier homme


Bahâr Mokhtâriân
Traduit par

Arefeh Hedjazi


Cet article étudie le mythe iranien du premier couple, Mashi et Mashyâneh, explique le rôle de l’alimentation dans la formation de la culture et le processus de la valorisation de l’alimentation dans celle-ci. La comparaison des différents genres de nourritures montre que l’alimentation idéale dans la culture iranienne préislamique était l’alimentation végétarienne, et que manger de la viande était déprécié et même réprouvé. L’alimentation médiatrice dans ce schéma est celle basée sur des aliments tels que le lait ou les œufs, ni végétaux, ni animaux. C’est le procès de cette valorisation qui fait l’objet de la présente étude.

Le mythe est une réflexion intelligente et créative de la manière dont l’âme et la pensée humaines évoluent en réaction à la réalité extérieure. De la même manière, la narration mythologique est un écho particulier de la compréhension et de la connaissance humaine appliquée à la réalité, une compréhension basée sur un certain nombre d’impératifs nés d’un postulat premier, qui interprète son sujet en s’alliant au réel. Autrement dit, dans le mythe, c’est l’imaginaire mental qui prend la place de la réalité objective. (…)

Connaître cette particularité du récit mythologique permet la compréhension du sens caché du mythe, ainsi que les croyances qu’il a entraînées au cours de l’histoire et des expériences qui le sous-tendent. Cette connaissance devient possible grâce, d’une part, à l’étude des éléments formant le récit, et d’autre part à leur interaction dans la trame du récit. Cependant, le mythe qui, sur la base d’une hypothèse présupposée, explique le thème qu’il développe dans sa relation avec la réalité, ne fonctionne pas hors de la logique de l’esprit humain. En ce sens, le mythe ne se résume pas à son hypothèse, mais rapproche la réalité mentale qu’il ébauche de la réalité objective pour offrir une meilleure compréhension du thème. Dans l’étude d’un mythe, mis à part la connaissance de l’hypothèse mentale qui le structure, l’étude de l’interaction de ses éléments fondateurs et de leur correspondance d’une part, et la comparaison et le rapprochement de ces éléments avec d’autres éléments mythologiques analogues d’autre part, permet d’atteindre des résultats probants.

Bas-relief à Persépolis, Shirâz

Nous essaierons dans cet article de présenter une étude comparative et structuraliste de l’un des mythes iraniens, celui du premier couple, Mashi et Mashyâneh. Dans cette étude, en mettant en parallèle plusieurs récits mythologiques et en utilisant les données des recherches de Levi Strauss, nous analyserons structurellement le mythe des premiers hommes. Nous tenterons avant tout de montrer le processus logique d’un tel récit en rapport avec le thème qu’il exprime. Le but est ainsi de trouver un moyen pour l’analyse d’un récit mythologique, une méthode automatiquement utilisée pour de telles analyses.

Parmi les importants mythes mondiaux, il y a celui de la création de l’homme, et les thèmes connexes, c’est-à-dire la manière dont cet homme s’est disséminé à travers le monde, ainsi que la question de sa descendance. Le mythe iranien en la matière parle d’un premier couple, Mashi et Mashyâneh ou Mahli et Mahlyâneh. Le document le plus important et fiable rapportant ce mythe est le Bondaheshn [1]. Dans ce texte, deux versions du mythe existent qui citent toutes les deux l’hypothèse présupposée de l’existence d’une plante fondamentale originelle précédant l’homme et la rapproche de la réalité objective de la fécondité. Dans le premier texte, nous avons ceci : « Quand en mourant, Kioumarth [2] donna sa semence, … quarante ans durant, elle demeura dans le sol. Après la fin des quarante ans, une rhubarbe à la branche unique, à quinze feuilles, Mahli et Mahlyâneh, poussa. Droits comme au garde-à-vous, l’un à l’autre mêlé, ils avaient la même taille et la même personne. Entre tous les deux poussa le farrah [3], ils avaient tous la même taille et on ne pouvait distinguer le mâle de la femelle, ni le farrah d’eux deux, lequel était le farrah créé par Ahura Mazda, qui était avec eux, et qui est le farrah avec lequel les hommes furent créés... Puis leur corps végétal se transforma en corps humain et le farrah entra en eux spirituellement et il est l’esprit. Aujourd’hui aussi, les humains sont comme l’arbre bien redressé dont le fruit est de dix espèces d’hommes. Hormozd dit à Mashi et Mashyâneh : « Vous êtes des humains, vous êtes le père et la mère des hommes, je vous ai créé avec la meilleure des raisons, faites les choses avec la meilleure des raisons saines, pensez le bien, dites le bien et faites le bien et n’idolâtrez pas les div (démons). » Quand ils commencèrent à penser l’autre, ils pensèrent d’abord : « Il est humain. » Quand ils se mirent en marche, leur première activité fut de penser. La première parole qu’ils proférèrent fut « Hormozd a créé l’eau et la terre et la plante et l’animal et l’étoile et la lune et le soleil et tout le bonheur qui naît de la vertu », et ils les nommèrent bon-o-barr (le haut et la base). Alors, Ahriman attaqua leur pensée et la pollua et ils dirent : « Ahriman créa l’eau et la terre et la plante et toutes autres choses. » Il fut ainsi dit qu’ils proférèrent leur premier mensonge sous l’instigation des divs. La première joie qu’Ahriman eut d’eux fut qu’à cause de ce premier mensonge leur esprit devint pécheur, menteur et impur et leur esprit est, jusqu’à celui du dernier des hommes, en enfer. Ils se nourrirent pour trente jours de soupe végétale et se vêtirent avec des plantes. Après trente jours, en chasse, ils rencontrèrent une chèvre au poil blanc et sucèrent son lait avec leurs bouches... Trente jours et nuits plus tard, ils rencontrèrent un mouton au poil noir et au museau blanc. Ils le tuèrent et sur l’avis des anges, allumèrent un feu de bois du jujubier et du buis car ces deux bois donnent un meilleur feu... ils rôtirent le mouton et jetèrent une poignée de viande dans le feu et dirent : « Voici la part du feu. » Et ils en jetèrent une tranche au ciel et dirent que c’est la part des anges (...) Ils se couvrirent avec des peaux. Ensuite, ils portèrent des vêtements faits de poil, puis ils filèrent le poil et en firent des tissus et les portèrent. Ils creusèrent un fossé, y mirent le fer à s’épurer, ils coupèrent le fer avec de la pierre et en fabriquèrent une lame, ils coupèrent l’arbre avec elle et décorèrent leur place avec du bois. Leur ingratitude permit aux divs de montrer l’apogée de leur mal. Ainsi, la mauvaise jalousie s’enflamma d’elle-même dans le cœur de ces deux (Mashi et Mashyâneh). Ils s’élancèrent l’un contre l’autre. Ils se frappèrent, se déchirèrent et s’arrachèrent les cheveux. Alors les divs, depuis l’obscurité, annoncèrent que « Vous êtes des hommes, idolâtrez le Div pour que la jalousie se calme. » Mashyâneh s’éloigna, puis elle versa le lait d’une vache qu’ils avaient trait ensemble dans la direction du nord. De leur croyance en les divs, les divs devinrent puissants et ils firent en sorte que pendant cinquante ans, ces deux ne se mêlèrent pas, et s’ils le firent, n’eurent pas d’enfants. Après cinquante ans, ils décidèrent d’enfanter et ils pensaient qu’ils devaient le faire pour cinquante ans. En neuf mois, d’eux naquirent une paire d’homme et de femme. Le goût des enfants était si délicieux que la mère en mâcha un et le père l’autre. Hormozd diminua alors leur goût dans leur esprit et le remplaça par le goût de leur éducation. Six paires d’hommes et de femmes naquirent d’eux. Les frères prirent les sœurs pour femmes. Avec Mashi et Mashyâneh, ils formaient tous ensemble sept paires. De chacun des paires pendant cinquante ans naquirent des enfants et chacun d’eux mourut après cent ans... De chaque paire naquit beaucoup d’enfants et de là vient la multiplicité des hommes..." (Bondaheshn, pp.81-83).

Dans la deuxième version c’est la question de l’alimentation de ce premier couple comparée à celle des autres, qui est abordée :

"Il est raconté dans le livre de la foi que Mashi et Mashyâneh, quand ils poussèrent du sol, burent d’abord de l’eau, puis mangèrent des plantes, puis burent du lait, puis mangèrent de la viande. Les hommes aussi, à l’heure de la mort, cessent d’abord de se nourrir de viande, puis cessent de boire du lait, puis cessent de se nourrir de pain et jusqu’à leur fin, boivent uniquement de l’eau. Ainsi, dans le millénaire d’Oushidarmâh [4], le pouvoir de l’Az (div de la convoitise) diminue, et les hommes restent rassasiés trois jours et trois nuits durant avec un seul mets. Après cela, ils cessent d’être carnivores et se nourrissent de plantes et de lait de brebis. Ils cessent ensuite de boire du lait, puis d’être végétariens, et ne se nourrissent que d’eau. Dix ans avant la venue de Soushiâness (Saoshyant), les hommes ne se nourrissent plus et vivent ainsi sans mourir. Puis Soushiâness (Saoshyant) ressuscite les morts." (Bondaheshn, p. 145).

Dans le Bondaheshn, l’alimentation du premier animal, la vache, est décrit ainsi :

"Il dit ainsi que : "J’ai créé deux fois la vache en raison de sa place élevée. Une fois sous la forme de vache, une autre fois sous la forme d’un animal aux espèces multiples. Trente nuits et trente jours, elle ne mangea point. Puis elle but de l’eau, puis se nourrit des plantes." (Bondaheshn, p.78).

Prêtres mèdes et arachosiens, bas-reliefs à Persépolis, Shirâz

Les deux premières versions citées décrivent la création du premier couple humain et son alimentation depuis l’origine jusqu’à la fin des temps. Ce couple qui naît d’abord sous la forme d’une plante se transforme après plusieurs étapes en couple humain. Mis à part les éléments innombrables que ces deux récits mettent à la disposition des chercheurs de différentes branches, l’alimentation dans ce mythe joue un rôle primordial pour expliquer la manière dont la plante originelle se transforme en un couple d’humains. Le mythe de la création sous la forme d’une plante (la prise en compte du modèle végétal), existe dans la plupart des civilisations ; l’on estime que la relation de l’homme à la terre et ses connaissances en agriculture sont à l’origine de ce type de mythes. Dans le mythe iranien, le couple Mashi et Mashyâneh naît de la semence de Kioumarth, tombée sur le sol sous la forme d’une rhubarbe, évènement qui rappelle la croissance végétale. L’analogie entre l’humain et la plante, et l’hypothèse végétale originelle pour l’homme sont des éléments fondateurs dans les mythologies indo-européennes, notamment dans les mythologies indiennes et germaniques. (Manhardt, 1875, 8-7) Dans l’un des mythes scandinaves, nous avons le récit de trois hivers successifs, sans étés, trois hivers se succédant sans rupture et faisant ainsi tout disparaître. Le seul couple qui survit est celui de Lif et Leifhrasir qui se cachent au cœur d’un arbre et se nourrissent de rosée. De ce couple est né une nouvelle génération d’homme (Orlik, 1922, 15-6).Ce récit décrit ainsi la continuation d’un couple humain - qui a, telles les plantes, une alimentation végétale- durant la période du chaos originel (= le commencement de la création après le néant). Cette création première est différente de la création de Mashi et Mashyâneh du point de vue quantitatif. Mais l’analogie entre les deux est l’hypothèse d’une création primitivement végétale pour l’homme et sa dissémination à travers le monde. Le mythe scandinave ne décrit pas le comment de cette évolution et l’hypothèse végétale dans son cas est une courte description d’une humanité dont l’origine réside dans la survie dans l’arbre (=origine végétale) et dans la rosée dont le premier couple se nourrit (=alimentation végétarienne). Le mythe iranien décrit le processus logique de la transformation de la plante en l’humain et tente d’associer le postulat de l’origine végétale de l’homme avec la réalité objective, c’est à dire la procréation normale. On ne peut accepter que le premier humain soit venu sur terre de la même manière que le reste de l’humanité, c’est-à-dire du rapprochement entre un homme et une femme. Le mythe a ainsi avancé une justification basée sur la causalité en prenant comme postulat premier une origine végétale pour l’homme. Mais le mythe tente aussi de relier cette explication avec la réalité objective sur une base logique pour pouvoir totalement justifier la naissance de l’humanité sur terre. En d’autres termes, il explique comment l’homme, d’origine végétale, est devenu humain, car l’origine végétale, dans son essence même, empêche l’homme de vivre objectivement son humanité. Cette qualité de l’origine végétale ne remet pas en cause le postulat premier, c’est ce postulat qui a conduit au mythe. D’autre part, même dans le cadre du mythe, l’hypothèse axiomatique de l’origine végétale de l’homme est soumise à la logique de l’esprit humain et le mythe doit, pour expliquer le processus de la transformation du végétal en humain, sélectionner et synthétiser des éléments permettant à la rationalité de sortir de l’impasse de l’impossibilité, ce que l’hypothèse en soi ne peut faire seule.

Dans l’optique globale de ce mythe, la création du premier couple humain est analogue à celle des plantes. Mais l’insistance sur la différenciation des deux sexes (différenciation non soulignée dans le monde végétal) est logiquement toujours présente. Ce mythe ne prétend donc pas que l’homme est une plante mais que « le premier couple d’humains est doté d’un corps végétal lors de la première étape de sa création ». La structure et l’ordre particulier qui agencent cette hypothèse sont basés sur certains éléments sociaux, économiques, géographiques et culturels de l’époque où le mythe prend forme. Cette comparaison entre l’homme et la plante montre d’une part la sacralité de l’élément végétal dans une telle civilisation (l’agriculture) et se présente d’autre part comme une réponse et une solution logique au dilemme de la création du premier homme. Cela dit, il faut signaler que la faculté de symbolisation propre à l’homme est dans ce schéma doublée par la ressemblance presque naturelle entre les plantes et l’homme, ressemblance qui rend possible la formation d’un nouveau sens. C’est la symbolique de la naissance, en tant que noyau central de l’expérience humaine qui sous-tend ce mythe et qui y est exploitée. La prise en compte de la naissance en tant que phénomène permet à deux types de naissances différentes, produits de deux expériences différentes, de prendre place côte à côte et répondent à l’une des interrogations de la création. La croissance des végétaux dans le sol à partir d’une graine, et la croissance de l’humain dans le corps de la mère, à partir aussi d’une graine, est l’une des ressemblances fondamentales entre les deux espèces, exprimée métaphoriquement dans le mythe. Dans le langage aussi, le mot « semence » a des usages différents mais des sens parallèles. Cela dit, le mythe ne simplifie rien en soi, au contraire, il doit adapter et mettre en parallèle son postulat premier avec la réalité objective.

Dans le récit du Bondaheshn, il est dit que Mashi et Mashyâneh se transforment de créatures au corps végétal en créatures au corps humain. Mais ils sont encore mi-hommes mi-plantes et leur alimentation est encore végétarienne. L’effort métaphorique du langage, qui se voit dans des mots tels qu’« habillement » ou "repas", qui sont propres à l’homme, ne suffit pas pour séparer l’homme du végétal. Dans la deuxième étape de leur création, ils boivent du lait durant trente jours. Dans cette étape, le mythe cherche un médiateur entre l’alimentation végétarienne de la première étape et l’alimentation omnivore (carnivore) de la troisième étape. Le lait est le meilleur aliment intermédiaire, il est un aliment obtenu d’un animal, mais d’un animal qui se nourrit de plantes. En quelque sorte, le lait n’est ni un aliment végétal, ni un aliment animal, et l’homme et la plante peuvent tous deux s’en nourrir. Lors de la troisième étape, après avoir mangé de la viande, Mashi et Mashyâneh se battent ensemble, s’accouplent et vont jusqu’à manger leurs enfants. Mais c’est justement lors de cette étape que l’homme se distingue de son origine végétale et avec l’éveil de la sexualité, le paradoxe existant en la matière pour le couple au corps végétal disparaît. L’alimentation est un sujet que le mythe choisit en raison de son importance pour exprimer la différence entre les sexes. Ce thème de l’aliment est aussi visible dans le récit d’Adam et Eve. En consommant un aliment interdit, ces deux se différencient sexuellement et c’est avec leur exclusion du Paradis que l’humanité se disperse et commence à se développer. De la même manière, il y a le récit de leurs enfants, Caïn et Abel, dont le premier est chasseur et le second agriculteur, qui entrent en conflit l’un avec l’autre. Caïn commence une guerre (le chasseur carnivore) dont le prétexte est la femme d’Abel (le désir). Dans tous les cas, de même que dans le Bondaheshn, on voit que l’homme, grâce à la connaissance de ses paradoxes et contradictions, ainsi que celle des interrelations entre le végétal et l’humain, et en mettant en scène les rôles et les positions de ces deux vis-à-vis l’un de l’autre, exprime finalement son propre thème. L’humain et le végétal ont chacun leur place et leur sacralité respective. Mais la sacralité végétale de la plante, en tant que forme originelle et basique de l’homme à l’époque des commencements de la création demeure, et l’homme la préserve comme une règle essentielle et sacrée. Au cours de sa vie, l’homme s’éloigne de ce modèle divin mais finit par y retourner.

Notes

[1Recueil de textes cosmogoniques zoroastriens.

[2Premier homme, créé par Ahura Mazda, Kioumarth est le prototype de l’humanité dans la cosmogonie zoroastrienne.

[3Sorte d’énergie divine spirituelle qui donne de la force et du pouvoir aux hommes.

[4Deuxième millénaire du cycle universel du zoroastrisme.


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