N° 57, août 2010

L’art iranien contemporain tel qu’en lui-même, une présence croissante sur la scène française


Jean-Pierre Brigaudiot


Un numéro spécial d’Art Press

ertes des artistes iraniens ont été vus, ont résidé, ont étudié ou se sont installés en France (et ailleurs) depuis des décennies. Je ne citerai par exemple que Hossein Zenderoudi dont les peintures issues de la calligraphie eurent une certaine notoriété dans les années 70 à Paris ; mais il s’agit avec cet artiste et ses contemporains d’une autre génération que celle dont il est question aujourd’hui.

Ali Rezâ Massoumi Exposition Sous le Radar, gallerie JMT

Le phénomène nouveau est le renforcement de cette présence d’artistes iraniens à travers différentes expositions dans les espaces institutionnels et privés et avec la sortie d’un numéro spécial de la revue Art Press titré L’Iran dévoilé par ses artistes. Ce numéro témoigne d’une attention spéciale et relativement nouvelle portée à l’Iran ; il rappelle d’autres époques où les projecteurs avaient éclairé, par exemple, un art de la fin du régime soviétique, dans les années 80, puis dans les années 90 un art chinois et enfin au début des années 2000 certains aspects de l’art contemporain africain. Pour ce qui est de l’Iran, il est clair que la spéculation organisée récemment par de très célèbres maisons de ventes publiques sur son art contemporain joue un rôle dans cet intérêt, d’autant plus que cette spéculation a généré une flambée, irrationnelle peut-être, du prix des œuvres. Toutefois, l’art contemporain iranien reste peu connu ici et l’éclairage que tente d’apporter Art Press ne peut que contribuer à en affirmer l’existence au-delà de ses propres frontières.

Quels repères ?

L’art contemporain iranien me semble difficile à saisir tant il est hétérogène et même contradictoire, tant il est malaisé de le voir à Téhéran, tant il s’éparpille dans le monde. Pourtant, il y a un art contemporain iranien qui s’affirme fortement depuis plus d’une décennie en tant qu’art émancipé de toute tutelle, préoccupé essentiellement par la société dont il émerge, sans pour autant nier, et de loin, ses origines locales et culturelles, celles de la Perse. Les raisons de cette difficulté d’appréhension globale sont multiples et le numéro spécial d’Art Press en témoigne avec une majorité d’articles dont la logique de juxtaposition n’apparaît pas clairement, fondés sur l’énumération un peu vaine d’artistes que le lecteur ne peut guère associer à un courant, à une posture ou même à un parti pris formel. Comme l’a souligné Alirezâ Sami Azar (ancien directeur du musée d’art contemporain de Téhéran créé en 1977) lors de la conférence organisée à l’occasion du numéro spécial d’Art Press au Centre Georges Pompidou, l’art contemporain iranien souffre d’un manque de lisibilité et pour ma part je ne suis pas persuadé qu’il existe un ou des ouvrages donnant une vision exhaustive (autre que compilatrice) de l’art moderne puis contemporain de l’Iran, je veux dire une vision qui, sans définir de manière réductrice des mouvements ou des tendances, donne des repères explicites, signale des postures propres à certains artistes à certains moments. Ce manque de repères conduit à une appréhension empirique de la situation artistique et oblige à construire soi-même des catégories, à repérer soi-même des moments essentiels, ce qui peut conduire à des contresens dans l’interprétation de phénomènes que l’on ne peut ainsi comprendre qu’à l’aune de ce qu’on connaît de l’art de nos contrées.

Ali Rezâ Massoumi Exposition Sous le Radar, gallerie JMT

Il semble que l’art contemporain iranien ne s’est pas construit comme le nôtre, dans une continuité et discontinuité assurées par feu le système des avant-gardes et dans une dénégation systématique du passé artistique, tout cela mis en perspective par une critique et des revues artistiques produisant des écrits de nature réflexive, philosophique, sociologique ou esthétique. Décrire un phénomène aussi mouvant et complexe que peut l’être l’art contemporain à partir d’une énumération chronologique d’œuvres ne saurait permettre d’en comprendre la nature et les enjeux. Dans le numéro spécial d’Art Press, il y a lieu de remarquer l’article de Hamid Keshmirshekan : The New Wave of Iranian Art pour d’une part une excellente connaissance et analyse de cet art contemporain iranien et pour d’autre part une mise en perspective en termes de marché de l’art, car l’art est aussi un produit commercial fabriqué, objet de spéculation, notamment lorsqu’il se place sur la scène internationale.

Un art jeune qui s’expose au-delà de l’Iran

Cependant, l’art contemporain iranien, c’est-à-dire l’art au travail, un ensemble de pratiques artistiques singulières, me semble avoir pris corps relativement récemment, notamment et de manière forte durant la période dite d’ouverture et de soutien à la culture pratiquée par l’Etat iranien entre 1997 et 2005. Bien sûr il y avait auparavant un art contemporain iranien avec de bons artistes, mais vu d’ici, en France, il se donne à percevoir comme tiraillé entre certaines avant-gardes européennes (cubisme, surréalisme, abstractions lyriques, informelles ou géométriques) et les formes de la tradition culturelle locale, cette dernière se fondant davantage sur les arts appliqués ou décoratifs que sur un art autonome et désintéressé. Le concept d’art tel que nous le connaissons, avec une séparation claire entre un art appliqué fondé sur le savoir faire et la tradition et un art dit libre capable de s’inventer avec ou contre cette tradition, s’est sans doute mis en place très progressivement en Iran depuis quelques décennies. Les collections du musée d’art contemporain de Téhéran confirment cette impression, constituées pour une part d’œuvres d’artistes iraniens pris entre les deux influences, la locale et l’internationale, et d’œuvres d’avant-gardes européennes et américaines des décennies 50, 60 et 70. Pour ce qui est des galeries à Téhéran - ce sont des lieux publics - elles montrent le plus souvent un art simplement acceptable, alors que quelques unes d’entre elles comme Aaran gallery et Silkroad gallery (pour la photo) promeuvent au plan local mais également international un travail artistique qui reflète l’extrême diversité des pratiques actuelles : la peinture, la performance, l’art relationnel, la vidéo, la photo, l’art des nouveaux médias, etc. Si l’on veut acquérir une vision exhaustive de l’art iranien d’aujourd’hui, il faut, au-delà de la visite des galeries, prendre le temps de se rendre dans des ateliers d’artistes. Il est perceptible que pour les artistes iraniens, l’enjeu est de s’exposer au-delà de la scène iranienne, sur la scène régionale avec les Emirats et surtout internationale, ce que dit par ailleurs l’article de Hamid Keshmirshekan.

Quelques repères incontournables

Mon approche de l’art contemporain iranien est certes subjective et souffre de ne point se fonder sur une connaissance profonde de celui-ci, pour autant j’essaye, à partir d’événements symptomatiques et d’un intérêt prononcé pour cet art, de comprendre comment il a pris corps et se développe. Certains événements historiques de nature bien différente - dont l’accès généralisé à Internet, relativement tardif - ont à l’évidence joué des rôles déterminants dans le développement puis l’avènement d’un art contemporain iranien à dimension internationale. Il y eut la Révolution qui, en 1979, destitua le Shâh et mit en place la République islamique, il y eut la terrible guerre Iran-Irak et il y eut la période d’ouverture culturelle de1997 à 2005. La Révolution et la guerre ont vu le développement massif et promu institutionnellement d’une photographie de reportage dont la qualité dépasse très souvent son rôle de relater les événements. Des expositions récentes, à Paris, au musée du Quai Branly et à la Monnaie de Paris, puis Paris Photo, accompagnées d’un certain nombre d’expositions dans des galeries privées ont témoigné de l’intérêt, de la qualité et de la vitalité de cette photo iranienne, jusqu’à celle d’aujourd’hui. Il est possible de penser que cette photo qui fut de reportage avant de se positionner comme art a joué un rôle moteur dans le développement de l’art contemporain iranien. La photo, en sa surface glacée et silencieuse, offre cette capacité de dire bien davantage que ce qu’elle montre, sans passer par les mots et c’est en ce sens que je la considère comme déterminante dans l’avènement de l’art contemporain iranien. Cependant, la photo telle qu’elle s’est installée sur la scène artistique iranienne ne saurait tout expliquer et il faut prendre en compte un autre facteur : l’accroissement progressif des enseignements artistiques à l’université, avec des enseignants ayant souvent étudié hors de l’Iran, moins préoccupés par la perpétuation d’une tradition et d’un savoir faire que par une ouverture sur le monde et sur les possibilités multiples d’expression artistique qui se sont fait jour après les années 60. Les jeunes gens et étudiants iraniens en arts de plus en plus nombreux et nés dans le contexte historico-social postérieur à la Révolution islamique ont ainsi pu connaître la diversité des pratiques artistiques devenues courantes de par le monde et y trouver des voies conduisant à la construction de leur être-artiste. Ainsi, comme en témoignent les expositions qui jalonnent les saisons parisiennes, les pratiques des artistes iraniens vivant en Iran ou vivant totalement ou partiellement ailleurs n’ont rien à envier à celles de leurs pairs, qu’ils soient d’Asie, d’Europe ou des Amériques.

Mamali Shafâhi Wonderland (2500 years of celebration)

L’une des questions autre que celles des formes de leur art, devenues à l’évidence secondaires, qui me semble être au cœur des préoccupations des Iraniens, qu’ils soient à Téhéran ou à Paris, est celle de leur société. Si la photo a eu un rôle indéniable, en témoignant d’événements majeurs, elle a été côtoyée par la peinture murale. Nulle part en Iran on ne peut échapper à ces grandes peintures, une incroyable commande publique (un peu comme celle des monuments aux morts de nos guerres successives), à la gloire des dignitaires religieux et des héros de la guerre contre l’Irak. Il s’agit d’une peinture plate en tons pastel qui, pour la situer, évoque vaguement le réalisme socialiste, l’art mural mexicain et l’art saint sulpicien. Ces peintures se fondent sur le photomontage où les protagonistes sont mis en scène dans un espace symbolique allant de l’ici-bas à l’au-delà que sont les cieux. J’imagine que la présence quotidienne de cette peinture murale a pu déterminer consciemment ou non des prises de position et des réactions de la part des jeunes artistes iraniens quant à ce qu’elle est ou n’est pas en tant qu’art. Et je peux supposer que ces deux repères forts, la photo de reportage dans sa rudesse, dans son immédiateté et ces peintures murales, ont impressionné la génération des artistes émergeant sur la scène artistique actuelle autant qu’on pu le faire les arts de la tradition régionale.

Un art entre tradition régionale et mondialisation

Alors qu’en est-il de l’art contemporain iranien ? Je dirais qu’il est hétérogène, revêt des formes, use de moyens et de techniques différents, ceux de son époque. Dire cela c’est cependant dire qu’il est comme est l’art contemporain mondialisé, producteur d’œuvres ancrées dans des vocabulaires formels en même temps que d’œuvres pour lesquelles les formes sont reléguées en arrière plan : œuvres travaillées par l’interrogation de la société où vivent les artistes, avec ses contradictions, ses douleurs, ses espoirs. Œuvres où transparaît la critique, œuvres aussi où se nichent une histoire et une identité, celle d’un grand pays, d’une culture remarquable, avec des artistes qui s’emparent des formes et symboles spécifiques du passé et du présent pour élaborer leur démarche. Cependant je crois utile de revenir sur les propos d’Alirezâ Sami Azar dans son intervention récente au Centre Georges Pompidou pour dire que certes le monde de l’art iranien semble souffrir d’un manque de connaissances théoriques de référence pour s’appréhender lui-même, ceci dû peut-être à la nature d’études supérieures en art non conçues comme une articulation entre pratique et théorie de l’art.

Pour autant la notion de « retard considérable dans la formation et l’exercice de la critique » énoncée par Alirezâ Sami Azar est à pondérer ; d’une part cette notion de retard implique celle de continuité historique qui est une vision discutable notamment en ce qui concerne le développement des arts et d’autre part je pense que l’accès à Internet, encore récent dans les universités iraniennes, compense pour partie une formation trop exclusivement pratique des futurs artistes et un manque de connaissance de l’état de l’art. Internet a permis de voir les œuvres du monde entier, et pour les artistes, voir, c’est aussi vivre et comprendre ces œuvres.

Expositions vues à Paris

Des expositions qui se sont tenues à Paris depuis peu, comme celle organisée en 2009 par la galerie Thaddaeus Ropac et titrée Raad O Bargh, comme Photoquai-2, au musée du Quai Branly : 165 ans de photographie iranienne et au musée de la Monnaie de Paris : Iran, 1979-2009, entre l’espoir et le Chaos, 30 ans de photographie documentaire iranienne, comme Paris Photo 2009 ou encore comme l’exposition du jeune artiste Mamali Shafâhi : Wonderland (2500 years of celebration), et enfin comme la toute récente et modeste exposition Sous le Radar, la jeune scène iranienne, en la galerie JTM, ces expositions parmi d’autres témoignent réellement de la forte présence de l’art iranien à Paris (je n’aborde ici ni les arts traditionnels comme la calligraphie, ni la musique, ni le cinéma) et en même temps en donnent des aperçus significatifs sinon exhaustifs.

Ali Rezâ Massoumi Exposition Sous le Radar, gallerie JMT

L’exposition Sous le Radar se tient à Paris dans une galerie un peu à l’écart des galeries dédiées à l’art contemporain. La commissaire, Pia Camilla Copper, a rassemblé essentiellement des œuvres sur papier en se rendant sur place, à Téhéran, où elle a pu rencontrer de jeunes et même très jeunes artistes dont la présence dans le monde de l’art contemporain iranien est déjà effective. Le côté prospectif et expérimental de cette exposition est en partie dû au fait qu’il s’agit de dessins sur papier, le plus souvent punaisés à même le mur et bien évidemment la qualité et la jeunesse de ces dessins sont là en tant que symptômes d’un art en train d’émerger, celui de cette génération d’artistes ayant aujourd’hui autour de 25 ans. Chacun dessine, figure, donne à voir et crée un univers à sa manière en un dessin qui se gausse de règles apprises pour être, non une fin ou un savoir faire en soi, mais un moyen de dire son être au monde. L’exposition Raad O Bargh, en 2009, avait déjà montré des dessins de Maryam Amini, dont la qualité et l’inventivité intrinsèques retiennent justement l’attention. Bahâr Sabzevâri, quant à elle, montre un travail graphique et pictural centré sur la place de la femme dans la société iranienne. Dans ce contexte d’œuvres sur papier, la toile d’Ali Rezâ Massoumi, une sorte de paysage non advenu avec ombre humaine, apparaît dans sa poésie et dans sa manière singulière d’occuper l’espace de la toile en cohérence avec une certaine peinture actuellement visible en Iran. Il s’agit avec cette exposition d’une occasion bien intéressante d’entrevoir ce que peut être la jeune scène iranienne et comment elle s’affirme au plan international.


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1 Message

  • Bonjour,

    Merci beaucoup pour cet article très intéressant et très bien construit.
    Je suis l’agent artistique de Zende, (Mahmoud Zendehroudi, le frère de Hossein Zenderoudi) et je suis à la recherche de galeries et de collectionneurs pour l’exposer et le diffuser, ou de quelque conseil que ce soit pour promouvoir son travail.
    Issu du mouvement Sagah Kaneh, il fait de l’abstraction calligraphique, des collages sur toile et des acryliques. Il est très connu en Iran et à l’international, ainsi que bien côté dans les maisons de vente iraniennes.

    Si vous aviez des conseils à me donner, cela m’aiderait beaucoup.
    Par ailleurs, si vous voulez avoir un aperçu de son travail, je vous invite à visiter le site de ma galerie virtuelle, en cliquant sur le lien ci-dessous.

    Bien cordialement,
    Camille Bongue
    Agent
    06 09 444 772
    www.kamilia.fr

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