N° 66, mai 2011

Jorge Luis Borges, l’éloge de l’imagination, de la mémoire et de l’oubli…
Première partie :
Le Livre de Sable*et le Temps
"Une relecture du conte Le Livre de Sable de Jorge Luis Borges"


Farzâneh Pourmazâheri

Voir en ligne : Borges, l’homme des symboles et de la simplicité linguistique


…Il suffirait d’un seul volume, de format commun, imprimé en corps neuf ou en corps dix, qui comportât un nombre infini de feuilles infiniment sveltes. (…) L’emploi de ce vade-mecum soyeux serait commode : chaque feuille se dédoublerait en d’autres analogues ; l’inconcevable feuille centrale n’aurait pas de revers.

Jorge Luis Borges

En lisant le conte Le Livre de Sable de Jorge Luis Borges, l’écrivain argentin, nous trouverons le fantastique qui entre dans un jeu avec la réalité clairvoyante. Dans cette œuvre, l’axe autour duquel tourne la trame change dans chaque conte. L’élément fantastique invite notre imagination à déchiffrer l’énigme du récit. Comme l’a bien dit Julio Cortلzar : "Le conte est la maison où habite le fantastique." Dès lors, il n’est pas étrange de dire que Le Livre de Sable est l’une de ses maisons...

Jorge Louis Borges, 1985, quelques mois avant sa mort

Un inconnu arrive et offre un livre étrange à vendre. Il s’appelle Le Livre de Sable, car en réalité, il ressemble au sable, puisque ni le livre, ni le sable n’ont de début ni de fin. L’ouvrage est mystérieux. Une fois une page feuilletée, il devient impossible de la retrouver. On dirait que le livre est infini depuis l’éternité et qu’il le sera pour toujours. Le livre et le sable ont, tous les deux, quelque chose en commun avec le temps. Ce dernier se traduit en une horloge de sable dont le langage n’est que le sable même ; les infinies particules équivalent aux feuilles illimitées de l’insolite ouvrage. Le temps, ce phénomène ambulant, circule dans les deux objets, à savoir le livre et l’horloge. Le concept du début et de la fin s’évanouit. Ainsi se forme un cercle dans lequel se dissipent les deux bouts, le commencement et la fin.

Une fois entièrement enchantés par le livre, on donnerait sa vie pour en découvrir le secret. Mais, c’est inutile… ce talisman est très puissant. L’obsession de découvrir un point de départ quelconque dans l’infinie "scriptura" perturbe même l’univers du songe. Le Livre de Sable nous mène en dehors des minutes et des heures, au-delà du sens du jour et de la nuit. Entre-temps, la temporalité se dissout dans la descente de mille grains de sable.

Il resterait uniquement une solution afin de se débarrasser de l’enchantement du livre : de s’en libérer et de ne plus le retenir dans ses mains !...

"Je suis un peu soulagé, mais je ne veux pas même passer par la rue México." Maintenant, le livre n’existe plus, il a disparu de la vue. On est libéré de la confusion et de la magie des feuilles éternelles. Néanmoins, le souvenir du Livre de Sable restera dans le labyrinthe de la mémoire pour les temps à venir.

Deuxième partie : l’écriture, le bonheur et beaucoup d’autres choses

L’auteur de, entre autres, L’Aleph, L’Autre, du Même et du Livre de Sable, Jorge Luis Borges, est l’un des génies de la littérature contemporaine. Il a vécu presque un siècle, durant le tumultueux XXe siècle. C’est ce siècle qui lui sert d’argument, précisément parce qu’il naquit juste avant son commencement, tout à la fin du XIXe siècle.

Poète, romancier et essayiste, Borges est né à Buenos Aires, en Argentine, le 24 août 1899 et a disparu le 14 juin 1986 à Genève, en Suisse. Il a privilégié dans son écriture le fantastique du texte poétique et a considéré que le langage scientifique et rationnel est incapable de rompre les frontières spatiotemporelles.

Borges est le poète de l’infini et du lointain, de l’insolite et de la sérénité. Il est fabuleusement attaché à l’Orient et surtout à la mythologie et à la poésie persanes. Il lisait la biographie d’Omar Khayyâm au moment de sa mort. Aussi, cherchait-il les traces de la Perse médiévale et exotique dans l’Encyclopédie Britannique. Pour lui, la Perse symbolise le passée, un passé perdu et mythique, qui voit le jour dans son poème Lo Perdido, publié dans le recueil Les Choses.

Il nous parle d’un univers plein d’infini, où la mort, la gaieté et l’alphabète n’ont pas de fin. Le bonheur, pour lui, est serein et son exaltation ne tient pas dans un cadre limité. Il faut le laisser venir et le traiter avec hospitalité. "L’on peut marcher dans la rue, par exemple, et se sentir tout à coup heureux. Ceci tient à deux choses : un état physiologique ou un bonheur antérieur auquel répondent la température, la lumière et la rue". C’est ainsi que Borges voit la possibilité du bonheur.

Que pensait Borges des sentiments, de la sensibilité… de ces choses primaires ? Apparemment, il les reliait au métier de l’écrivain. Pour lui, chaque artiste se doit de transmettre ses sentiments sous forme de symboles. Il s’agit des couleurs, des formes et des sons. Comme poète, il s’occupait des sons et des mots pour montrer les sentiments cachés. Borges croyait en la continuité de la tâche du poète, le nombre des heures n’importe guère dans le travail d’un créateur de rimes, seul compte l’incessante réception du monde extérieur et sa transmission. Borges lui-même admet que "le poète ne se repose pas, il travaille en continue. Quand il rêve aussi".

Afin de mieux connaître Borges en tant qu’écrivain qui aborde avec insistance la notion de temps et la temporalité, il faut le découvrir dans son rapport à la jeunesse, à la vieillesse, au passage du temps, etc. Borges ne voyait aucune différence entre le vieil homme qu’il était et le jeune homme qu’il fut. Il était la même personne qui avait publié son premier livre, Ferveur de Buenos Aires, en 1923. Cette œuvre est à la fois la première et la dernière, en ce sens qu’il y voyait comme une écriture secrète, présente dans les lignes de l’écriture publique. Selon lui, il y avait des choses dans son écriture que personne ne pouvait voir, sauf lui.

Pour décrire son intention, il admettait : "Je crois que ce que j’ai fait après a été de récrire ce premier livre, qui n’a pas de valeur majeure, mais qui après a grandi, se dilatant et s’enrichissant. Maintenant, je peux dire que j’ai écrit quelques pages valides."

La mort, en temps que concept le plus compliqué (ou le plus simple) de l’existence humaine, était pour Broges définitive et à l’âge de soixante-dix ans, il se classa parmi ceux qui ont longtemps vécu. Nonobstant, la mort est insolite et imprévue, il vaut donc mieux ne pas l’imaginer ou la supposer. Finalement, il s’interrogeait : "Mais jusqu’où serais-je immortel ?" Sans la mémoire, l’immortalité se vide de sens, car elle ne peut, comme le dit Borges, se souvenir de tout, même du dîner ou du rêve d’hier.

A suivre...

* Borges, Jorge Luis, El Libro de Arena, Obras Completas. Emecé, Buenos Aires, 1996. Dans cette œuvre, Borges traite de la nature de l’infini, comme dans son autre œuvre La Bibliothèque de Babel (1944).


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