N° 76, mars 2012

L’INVENTION DU SAUVAGE
EXHIBITIONS
Musée du Quai Branly, Paris, 29 novembre 2011-3 juin 2012


Jean-Pierre Brigaudiot


En 1980 sortait un film de David Lynch : Elephant man. Un être terriblement difforme ayant vécu au milieu du dix-neuvième siècle à Londres, est exhibé en public par celui dont il est le gagne-pain. On y voit comment la science, la médecine, vont s’intéresser au phénomène et combien cette histoire réelle fut épouvantable, tant pour l’exhibé que par ce qu’elle nous dit de l’humanité.

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L’autre comme victime de Je

Au musée du Quai Branly, il s’agit d’une exposition temporaire à caractère documentaire fondée essentiellement sur un corpus iconographique constitué d’affiches, de photos, de films, mais aussi de peintures, gravures, illustrations et sculptures ou objets d’assemblage. De nombreux cartels commentent et expliquent ce qui est exposé, et ce qui est très remarquable est que ces cartels témoignent, de la part des organisateurs, d’une posture de rupture radicale par rapport à l’esprit du contenu de l’exposition. Ces cartels affirment un point de vue contemporain où l’autre est perçu positivement en raison, justement, de sa différence. Cependant, il y a lieu de souligner que l’un des acteurs de cette exposition est Lilian Thuram, le footballeur à qui revient par ailleurs l’initiative de la création de la Fondation Lilian Thuram, Education contre le racisme.

La question de l’altérité est au cœur de cette exposition. La défiance à l’égard de l’autre, son dénigrement, sa haine, les accusations dont on le charge et ce qu’on lui fait subir relèvent d’un comportement spontané sinon naturel chez l’être humain. L’autre est celui qui rôde à la frontière de soi-même, à l’orée du village, c’est peut-être l’équipe de football adverse, c’est l’étranger, l’immigré, celui qui pratique d’autres cultes ou dont la couleur de peau diffère. Seule une éducation en profondeur peut mettre des limites à cet ostracisme qui ressort à la moindre occasion et surtout à la moindre manipulation.

Illustrations : documents exposés dans le cadre de l’exposition

L’exposition m’est apparue comme fort éprouvante au plan psychologique, et même désespérante en ce qu’elle montre de la capacité humaine à maltraiter ses semblables sur la base de dissemblances amplifiées. Certes, ce qu’on identifie aujourd’hui comme maltraitance ou racisme n’était guère perçu comme tel entre le quinzième et le dix-neuvième siècle. Au cours des siècles de découvertes et de colonisation, avec un christianisme triomphant, on aurait pu attendre de celui-ci un respect de ses propres dogmes, car les textes fondateurs de la chrétienté préconisent plutôt l’amour de l’autre ; mais ! Ce que montre l’exposition se place donc entre la découverte des Amériques par Christophe Colomb jusqu’au début du vingtième siècle, avant la Seconde Guerre mondiale. Il y a deux titres pour cette exposition : L’invention du sauvage et d’autre part : Exhibitions, ce dernier titre étant plus pertinent que le premier : L’invention du sauvage, ne fait que préciser ce dont il s’agit avec Exhibitions, celles-ci étant sous entendues assez explicitement comme des phénomènes indécents ; au vingt et unième siècle, il est de bon ton de s’inscrire dans le cadre du fameux politiquement correct.

La notion de sauvage n’a pas pris soudainement corps au quinzième siècle. Bien auparavant, elle désignait l’homme habitant la forêt, un être à la limite de l’humanité et de l’animalité. En ce sens, l’exposition porte sur la présentation et la représentation de ces êtres qui vivaient en cette forêt symbolique qu’était la planète terre, encore à découvrir, au-delà d’une petite Europe, puis, plus tard, des Etats-Unis d’Amérique, de l’Australie et du Japon. La planète et les territoires découverts par les grands navigateurs étaient habités par des peuples nomades ou sédentaires structurés en micro sociétés autant qu’en royaumes et Etats. L’exposition, à travers ses discours et son iconographie, adopte donc une posture radicalement critique des pratiques qu’elle décrit, celles d’une transformation orchestrée de peuples et d’êtres humains encore inconnus en objets de curiosité, voire de terreur et de répulsion. Ces pratiques d’exhibition affichées comme pédagogiques et édifiantes, voire à buts scientifiques, par les sociétés qui les ont véhiculées, affirmaient implicitement ou même explicitement la supériorité des peuples colonisateurs qui les mettaient en œuvre. Cette supériorité affichée légitimera les massacres, l’appropriation des terres et des biens, l’évangélisation forcée et l’esclavage. Pourtant tout n’est pas si accablant dans cette exposition et les sociétés concernées par la découverte de cet autre, le sauvage, ont réellement pu développer un intérêt sincère pour celui-ci ; mais l’essentiel de l’expansion coloniale voulue par les pouvoirs économiques et militaires ont laissé, et laissent encore de nos jours, des bilans terrifiants à court et à très long terme.

Au début était le sauvage

Les grandes découvertes et conquêtes entreprises au quinzième siècle sont celles de royaumes dont la France, l’Espagne, l’Angleterre et le Portugal furent les plus actifs. Christophe Colomb, par exemple, comme bien d’autres explorateurs mandatés par leurs souverains, leur offrent les territoires où ils prennent pied. Ainsi apparaîtront au fil des siècles des « nouveaux pays » comme la Nouvelle Angleterre, la Nouvelle Ecosse ou des villes comme la Nouvelle Orléans ou New York – qui fut d’abord appelée Nouvelle Amsterdam ; et beaucoup des toponymes existant alors en ces territoires ont été remplacés par d’autres choisis par les conquérants. Mais aujourd’hui, par exemple, dans le cadre d’une politique de réparation due aux autochtones, le Canada fait cohabiter les toponymes autochtones et ceux de la colonisation. Cependant, les territoires découverts par les conquérants sont peuplés, et quelquefois densément, jusqu’à ce que les maladies transmises malgré eux par ceux-ci ne déciment soudainement les peuples autochtones. Les cours européennes se sont montrées curieuses de découvrir autrement que par une iconographie souvent approximative des êtres lointains et étranges. Dans le parcours de l’exposition, certaines gravures et représentations datant du quinzième et du seizième siècle témoignent de cette approximation avec des représentations encombrées de stéréotypes : certains sauvages se voient attribuer une morphologie qui est celle de l’européen de la peinture européenne ; le regard du colonisateur n’est évidemment pas encore celui de l’appareil photo, qui lui-même ne recèle que le regard de qui s’en sert, ce que révèle bien cette exposition lorsqu’elle montre le sauvage photographié ; nul regard n’est innocent et il véhicule nécessairement des idéologies, des croyances, des messages. De la même façon, l’iconographie très abondante de la conquête espagnole en Amérique centrale et du sud, quoique peu présente ici, comporte un grand nombre de figures d’autochtones très évocatrices dans leur morphologie comme dans leurs postures de la peinture qui leur est contemporaine en Europe ; le filtre de ce qui a été appris opère et aveugle ou guide le dessinateur : effet de miroir et absence de modestie du conquérant certain de sa propre supériorité ? Miroir…l’exposition est parsemée de miroirs déformants qui renvoient, avec une ironie grinçante, le visiteur-voyeur à une image incongrue de lui-même, image autre que celle dont il a connaissance. C’est l’une des qualités de cette exposition, qui, au-delà de sa posture critique, sait mettre le visiteur en situation consciente et quelque peu gênante de voyeur. Voyeur de tant de souffrances infligées à l’autre, celui qu’on nomme le sauvage.

Dans le contexte des siècles couverts par cette exposition, ce sont dans les cours européennes que vont arriver les premiers sauvages arrachés à leur milieu. On a vite pris goût à cet étrangeté, à cet exotisme depuis que Christophe Colomb a ramené des amérindiens à la cour d’Espagne ; ces déplacements d’autochtones vont aller en s’amplifiant et cela deviendra une mode. Pourtant, le phénomène n’est pas nouveau : l’Egypte ancienne, comme le moyen âge européen avaient ces pratiques consistant à importer et montrer des êtres exotiques, pratiques où la limite entre esclavage et objet de curiosité n’est réellement pas bien nette. Le parcours chronologique de l’exposition semble affirmer que les trophées vivants rapportés des voyages d’exploration sont d’abord objets de divertissement, de curiosité et de connaissance, comme l’ont été et le sont les animaux inconnus et exotiques. Ces raisons n’excusent certes point cet arrachement des autochtones à leur milieu et famille.

La légitimation de l’exhibition du sauvage (autrement dit l’autre, celui qui habite au loin, se vêt différemment, pratique d’autres rites et a d’autres coutumes) dans les cours royales, dans les foires internationales ou dans une moindre mesure dans les fêtes foraines et spectacles divers se fait ainsi et aussi au nom de la connaissance, justement, de cet autre. Connaissance de l’autre ou alibi légitimant la domination coloniale ? Sans doute que les deux raisons se mêlent. Plus tard, l’ethnologie, en plein développement dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, est de la partie et n’hésite pas, pour une part d’elle-même, à abonder dans le sens des idéologies dominantes, notamment celle de la supériorité de la race blanche ; on voit ainsi se profiler tout un argumentaire à caractère scientifique ou plutôt pseudo scientifique dont la terrifiante apothéose aura lieu au vingtième siècle avec le nazisme. Le grand répertoire descriptif de la planète entamé par les Lumières va poursuivre sa tâche jusqu’à l’extinction de l’intérêt pour le sauvage durant la première moitié du vingtième siècle. Une certaine ethnologie appliquée au sauvage va ainsi contribuer à décrire la diversité des caractères humains en même temps qu’elle va prouver avec les moyens les plus divers que le sauvage est un être attardé qui a manqué le train de l’évolution culturelle, scientifique et industrielle dont jouissent les colonisateurs. Ainsi la science, une certaine science, forte de ses certitudes, légitimera la dimension pédagogique des exhibitions de sauvages, comme elle légitimera le fait colonial et implicitement ou même explicitement le racisme.

Des cours royales aux expositions coloniales vers les fêtes foraines, les cabarets et les auberges

Le temps passant, la mode du sauvage va peu à peu se répandre au-delà des cours et donc se populariser, ceci en même temps que l’emprise coloniale se développe, passe par l’extermination, l’asservissement, l’esclavage et la disparition de peuples. En même temps que les sauvages divertissent les cours européennes, se développe une iconographie extrêmement riche, variée et remarquable de qualité. Aux simples dessins tracés par les premiers explorateurs s’ajoutent peu à peu des œuvres notamment picturales dont l’auteur développe une attention aigue à l’égard de ce qu’il voit ; il est en effet chargé d’une mission de reportage grâce à laquelle il s’agit d’enseigner les détails les plus infimes de la vie des autochtones, mais aussi d’éblouir, car le sauvage appartient aussi à des peuples aux étoffes chatoyantes, aux cérémonies somptueuses, aux architectures qui sont de pures merveilles : amérindiens, incas par exemple. Ainsi, la visite de l’exposition permet de découvrir à la fois la magnificence des cérémoniaux chez des peuples remarquables par leur culture, leurs connaissances scientifiques et leur mode de vie, et en même temps des groupes sociaux à la vie rustique, sylvestre par exemple. Ce qui est aussi montré, car tout n’est pas si négatif, c’est un rapport à l’autre comme étant différent mais à l’égard duquel peut se pratiquer une certaine déférence, car cet autre peut aussi être puissant et fasciner. L’autre n’est donc pas seulement un pauvre hère, il peut être le sujet d’un royaume ou d’un empire, tel le Chinois, l’Inca ou l’Ottoman. Parfois le sauvage est montré comme consentant à s’exhiber, gérant lui-même sa popularité et fixant ses rémunérations pour des spectacles recherchés.

L’exposition révèle un déplacement de l’exhibition du sauvage depuis les cours et les palais à l’exhibition dans un contexte purement colonial, celui des grandes expositions, expositions universelles et expositions coloniales, et exhibitions dans les foires et les cirques (au moyen âge, il y avait des montreurs d’ours et d’animaux sauvages, mais également d’êtres humains exhibés pour leurs particularités physiques). Les très officielles et très fréquentées expositions coloniales qui se développent à partir de la moitié du dix-neuvième siècle légitiment la colonisation en même temps qu’elles affirment la supériorité de la race blanche et les bienfaits, en termes de civilisation, qu’elle dispense aux races présentées comme inférieures. C’est en 1867 qu’à Paris, l’exposition universelle, montre pour la première fois des spectacles ethnographiques avec pour acteurs des individus venus de contrées lointaines. On reconstitue volontiers des villages exotiques où s’activent leurs habitants, ce peut être dans des zoos où les sauvages sont parfois exhibés dans des cages. En 1878, la présentation d’une ferme japonaise va contribuer à stimuler le japonisme qui va avoir d’importants et persistants effets dans le domaine des arts : retour de bâton, le colonisateur est colonisé et souvent bien davantage que cela n’est inscrit à son programme ; cela n’est pas nouveau, la Rome antique a connu cela avec ses barbares et l’Europe connaît la même chose aujourd’hui avec les migrations massives de populations issues des territoires anciennement colonisés. Au-delà du japonisme, une esthétique fondée sur de nombreux emprunts est repérable, tant dans les arts décoratifs que dans les arts comme la peinture et la sculpture. Au début du vingtième siècle, les collections et expositions d’objets en provenance des colonies, d’Asie, de Mélanésie ou d’Afrique, par exemple, vont avoir un rôle très perceptible sur la naissance du cubisme de Picasso et Braque.

Avec le développement des exhibitions dans les cirques, fêtes foraines et auberges, le parcours de visite montre celles-ci comme devenant d’une part de plus en plus populaires et d’autre part s’accompagnant d’un avilissement et d’un abâtardissement du phénomène. La dimension scientifique et culturelle fait place à une simple curiosité pour des êtres présentés non pas nécessairement comme différents mais comme anormaux. Dans un certain nombre de cas, les fantasmes au sujet de l’autre, du sauvage, du cannibale ou de l’animalité sont convoqués et entretenus. Au sauvage se mêlent, ce que montre moins l’exposition, mais ce que dit l’histoire, des êtres différents en même temps que concitoyens : obèses, femmes à barbe, enfant loup, nains ou géants. Ce n’est pas nouveau mais nous éclaire sinon sur le sauvage, du moins sur l’autre, celui qui parmi nous diffère et renvoie aux terreurs enfantines, celles du conte peut-être. Une affiche de 1901 du cirque Barnum annonce : Une grande exhibition de phénomènes humains et de bizarreries de la nature. On y voit, mélangés à des Orientaux, des femmes à barbe, un gentleman squelette, un homme autruche, etc. Enfantine la peur de la différence, de l’autre et sa désignation comme ennemi ? Si l’exhibition du sauvage en permet une certaine représentation, elle renseigne également sur le regard de celui-ci.

La Vénus Hottentote (1788, environ-1815) présente le cas bien remarquable d’une femme originaire de ce qu’est l’Afrique du Sud. Sa morphologie avec un fessier hypertrophié en fait un objet d’exhibition dans les foires à Londres puis à Paris avant que les plus grands savants de l’époque ne s’en emparent et ne tentent de la désigner comme un potentiel chaînon manquant dans l’évolution depuis l’animal jusqu’à l’homme. Elle finira dans la misère, alcoolique et malade.

De l’anthropologie au spectacle

C’est après la Première Guerre mondiale que décline l’intérêt pour les exhibitions cadrées par l’esprit colonial. La multiplication et l’évolution de celles-ci jusque dans les villes de province, les spectacles auxquels elles donnent lieu trouvent leur place dans les cabarets et revêtent volontiers un caractère plus esthétique que colonial, la performance se substitue à la curiosité et à l’effroi ; cependant le discours sous-jacent s’estompe. L’exposition du musée du Quai Branly abonde d’affiches annonçant ces spectacles : par exemple aux Folies-Bergère, ces sont Les Zoulous qui pratiquent des danses endiablées ; en 1898 le Cirque d’Hiver présente Ceylan (aujourd’hui Sri Lanka), un spectacle somptueux et enchanteur. Les danseurs sauvages se professionnalisent, le public vient apprécier un spectacle exotique qui se joue dans l’espace scénique rassurant du théâtre. Ici encore, le sauvage va enseigner de nouvelles figures au colonisateur et permet ainsi à la danse d’évoluer.

Le cinéma s’est peu à peu emparé du sauvage. Du reportage à la fiction, la représentation du sauvage n’a plus besoin des lourdes mises en scène des expositions universelles ou coloniales. Si le cinéma a également pu véhiculer l’idéologie coloniale, il a aussi permis une connaissance plus respectueuse des peuples sauvages.

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Le sauvage ? Qu’en est-il aujourd’hui ? Est-il toujours parmi nous, objet de peurs et de fantasmes politiquement orchestrés ? Est-ce l’immigré qui s’y est substitué ? Quotas, expulsions, discriminations, humiliations, restrictions, interdictions ont-ils remplacé l’exhibition ?


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