N° 76, mars 2012

« Nous avons brûlé et l’âme et le cœur et les yeux »*
L’eshq dans l’œuvre de Rûmî


Elodie Bernard


Rûmî a marqué de son sang le mysticisme. « Je suis plus proche de vous que votre veine jugulaire », dit Dieu aux hommes dans un verset du Coran (sourate Qaf, 50, 16) indiquant par là que tout être humain renferme l’esprit divin. Chaque battement de son sang, chaque battement du cœur renvoie à la présence de Dieu en l’homme.

Eloigné de Leyli, Majnûn souffrait tellement

[…]

« Je ne crains pas ta lame

J’ai plus de résistance que le roc des montagnes

Comme amant, je recueille en mon sein les souffrances

Je suis indifférent et toujours en errance

Et il faut à mon corps les coups et les blessures

Mais voilà, de Leyli, tout mon être rempli

Ma coquille recèle les beautés de cette perle

Et j’ai peur, ô saigneur, qu’en faisant ta saignée

Tu ne viennes à blesser Leyli avec ta lame

La raison, celle qui sait et illumine le cœur

Sait bien qu’entre elle et moi, il n’est pas de distance »

Masnavi, V, 2001-2022

C’est par l’amour que Jalâl al-dîn Balkhî Rûmî est né à la vraie vie. C’est par l’amour qu’il s’est approché de Dieu. Purement spirituel, l’amour est le mode de relation, par excellence, entre Dieu et l’homme. Rûmî est entré en amour et en poésie, comme il est entré en religion, c’est-à-dire dans la plus grande exaltation.

J’étais mort, je devins vivant, j’étais pleurs, je devins rire

Le règne de l’amour est venu, je devins règne éternel

Calligraphie de vers du Masnavi, Ostâd Gholâm Hossein Amirkhâni, 2011

Rûmî était déjà un maître accompli, lorsqu’en se dirigeant vers son collège, entouré de ses nombreux disciples, il croisa la route de Shams de Tabriz. La rencontre avec ce vieil ascète errant, venu de presque nulle part, bouleversa son existence. Comme si toute sa vie jusqu’à présent n’était qu’une préparation à ce qu’il allait enfin vivre d’amour et à ce qu’il allait révéler de l’amour divin. C’était en 1244 à Konya. Selon les écrits de l’époque, il devait être âgé de 37 ans environ. Son fils, Sultan Walad, rapporta de cette rencontre que Rûmî entendit de son nouveau maître, Shams, « ce que personne n’entendit jamais de personne. Les secrets devinrent pour lui manifestes comme le jour. Il vit celui qu’on ne peut pas voir. Il devint amoureux et fut anéanti. » Sultan Walad poursuit ainsi dans Parole secrète : « Le Maître qui était savant, par amour devint poète ; il devint soûl, bien qu’il fut dévot, non par le vin extrait du raisin : son âme lumineuse n’avait bu que le Vin de la lumière. » [1] Le vin est l’éponyme du sang, dans la perspective mystique. [2]

De son expérience mystique, Rûmî en tire une version théophanique, s’égrenant au fil de son œuvre lyrique. Cette vision se déchiffre par intuition à mesure que se déploient les images et les rimes de ses vers. Il puise de celle-ci un vocabulaire « de louanges, de souffrances, de complaintes suppliantes ». [3] Annemarie Schimmel écrit dans Mystique, dimensions de l’Islam que son amour divin fut le plus incandescent des amours, l’expérience mystique la plus haute.

Toute ma vie se résume en ces trois mots : j’étais cru, je fus cuit, j’ai brûlé.

Rûmî observe et écoute. Les derviches tournoient, la musique ensorcèle. Auprès de Shams, Rûmî s’adonne au ravissement que seul l’art peut offrir, emportant corps et âme jusqu’à l’extase. Les voiles qui enturbannent l’âme et embrument la vision spirituelle se déchirent, menant « au-delà de l’au-delà », laissant apparaître le Soi. L’âme devient l’oreille vibrant au son de l’appel divin. Les sens intérieurs et spirituels de l’homme se réveillent. [4] « Par le choc émotionnel qu’elle provoque, explique Leili Anvar, l’audition mystique permet de donner à sentir l’âme dans sa nudité et donne accès à ce qui n’est pas atteignable par les cinq sens. Vision, audition, toucher, goût, odorat sont irrémédiablement altérés et s’ouvrent à de nouvelles perceptions, à de nouvelles voies de Connaissance... » [5] Le « monde imaginal » se fait alors plus intense que la réalité ordinaire. Il est « surréel ».

L’un des événements fondateurs du Coran est celui du pacte passé entre Dieu et les hommes, dans la prééternité, c’est-à-dire avant même la création du temps et leur descente dans le monde terrestre. Dans le monde céleste, la beauté de la Face de Dieu a été révélée à l’âme. L’homme détient en lui des connaissances datant de cette période mais qui ont été enfouies lors de sa descente terrestre. Le maître tournoie, le disciple compose. L’existence du monde prééternel survient à la mémoire, lorsque le corps entre dans la danse, emportant l’âme elle-même, et du danseur et du poète.

Entre les blessures de l’âme et les replis de la mémoire, la nostalgie du monde originelle laisse aux hommes prisonniers de leur corps l’aspiration la plus profonde à y retourner d’elle-même.

L’amour permet la dissolution de l’ego dans l’Aimé, l’union avec l’Aimé. S’anéantir dans l’Aimé pour avoir l’accès aux visions et aux vérités spirituelles. Il est ‘eshq en persan. Plus fort que l’amour, il est le désir ardent.

C’est toi que je veux

Toi, tel que tu es

Je veux un désirant

Un assoiffé

Un affamé

L’eau pure recherche l’assoiffé

Seule l’incandescence d’un amour spirituel brûle l’ego. Elle détruit les résistances de l’ego, obstacle à l’union avec l’Aimé. L’amour sublime et annihile. Qu’importe l’objet aimé, c’est l’expérience de l’amour qui compte.

Comment aurais-je pu savoir que cette passion

me rendrait fou ?

Qu’elle ferait de mon cœur un brasier et de mes deux yeux

un torrent ?

Comment aurais-je pu savoir qu’une crue soudain

m’emporterait

Et dans la mer rouge de sang, comme un navire

me jetterait ?

Ghazal n°1855

Lorsque Rûmî écrit ses vers, Shams n’est plus à ses côtés mais s’en est allé. Le vieil ascète croit en la douloureuse séparation qui renforce l’amour. Par l’absence de l’être aimé, le désir s’en trouve attisé et la relation vécue, intériorisée. Il est dit qu’après le départ de Shams, Rûmî s’adonne longuement à la danse et à la musique, cheminant vers un oubli progressif de sa propre personne pour atteindre l’extinction de son ego dans la présence et l’amour divin. L’amour mystique est ce prisme qui ne cesse de dévoiler l’âme pour la conduire sur le chemin du retour vers Dieu.

Le Masnavi composé de plus de 25 000 distiques dont les histoires s’emboîtent les unes aux autres est la grande œuvre de Rûmî, considéré comme « le Coran spirituel en langue persane », le « roman de l’âme » arrachée à sa patrie originelle, jetée en exil sur Terre. [6]

Ecoute la flûte de roseau, écoute sa plainte

Des séparations, elle dit la complainte :

Depuis que de la roselière, on m’a coupée

En écoutant mes cris, hommes et femmes ont pleuré

Pour dire la douleur du désir sans fin

Masnavi, I, 1-34

Chaque quatrain composé par Rûmî saisit l’instant de jouissance, d’ivresse et de vie. Il est « l’instant mystique [vaqt], cet instant d’éternité dans lequel l’Aimé apparait enfin. » [7]

Qu’est-ce qui fait ce plaisir contenu dans les formes ?

Qu’est-ce qui fait que sans lui se ternissent les formes ?

Cela qui un instant s’absente de la forme

Celui qui un instant y brille de l’invisible.

Quatrain n°127

(traduction de Leili Anvar)

Mais les mots peuvent être une prison, même pour le poète. Face à l’amour, la plume se brise et la raison s’endort. Rien n’est plus fort que l’amour.

Aussi, le jour de la mort de Rûmî est appelé « jour des noces » : « ce sera le temps de la rencontre et de l’union » [8], l’âme s’envolera pour rejoindre le Bien-Aimé.

O Toi qui es avec moi et caché comme le cœur

Je te salue du fond du cœur

O Toi qui es mon pôle, où que j’aille

C’est vers toi que je me tourne

Où que tu sois, tu es présent

Et de loin en nous, tu regardes

Et le soir quand je dis ton nom

Toute la maison s’illumine

Ghazal n°1377

* Quatrain n°1293

Notes

[1Olivier Weber, Le grand festin de l’Orient, Robert Laffont.

[2Salah Stétié, Le vin mystique et autres lieux spirituels de l’Islam, Albin Michel.

[3Masnavî, III, 1407-1450.

[4Amélie Neuve-Eglise, « L’oratorio spirituel ou le samâ’ : une liturgie du souvenir entre ciel et terre », La revue de Téhéran, n°21 août 2007.

[5Pour plus de détails, se référer au livre de Leili Anvar, Rûmî, La religion d’amour, Editions Points.

[6Leili Anvar, op. cit.

[7Ibid.

[8Ghazal n°911.


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