N° 92, juillet 2013

Le luth fou
(épisode no. 21)
Où le lointain est là, à quelques encablures


Vincent Bensaali


De retour dans l’enchevêtrement des ruelles de cette bonne ville de Baghdâd, il semble à Lalla Gaïa que les paroles du luthier l’ont en quelque sorte rassérénée, car en réalité, les mots de cet homme lui suffisent. Ses pas la ramènent alors à la porte de Sayyida Roqayya. Elle va pour demander à être reçue, lorsqu’elle voit le préposé au café se diriger, chargé d’un plateau, vers la pièce où cette Dame règle ses affaires courantes. Sans mot dire, adressant un regard entendu au serviteur qui ne s’en étonne pas, elle se saisit du plateau et va elle-même le porter à sa bienfaitrice.

Elle la trouve adossée à de gros coussins, face à un pupitre bas, encombré de diverses paperasses. Son regard est lointain. La profondeur de sa solitude happe la vie de la pièce, au point que Lalla Gaïa a soudain l’impression de se trouver au bord d’une haute falaise, au seuil du vide.

« Que le salam te recouvre Sayyida, ainsi que tes parents, et tous les tiens. »

« Qu’il en soit de même pour toi, ma chère enfant. Tes prières me donnent la santé. Quelle bonne nouvelle m’apportes-tu ? »

Là, la pièce retrouve une certaine fluidité, comme un cerveau rallume sa conscience et récupère ses souvenirs.

« Ce jour est un bon jour pour moi, Dieu m’a comblée, et je souhaite qu’il en soit de même pour toi, aujourd’hui et chaque jour qu’Il fera. »

« Je te remercie ma petite gazelle. Que Dieu te fasse miséricorde. Et où tes pas vont-ils t’emmener maintenant ? »

« Le sanctuaire m’appelle. Je dois m’y rendre sans tarder. Que Dieu te garde insha’Allah. »

« Que Dieu te garde toi aussi insha’Allah. »

Lalla Gaïa prend congé et d’un pas léger prend le chemin du sanctuaire de Kadhimayn. Avant de s’y rendre, elle s’arrête chez la vieille Zahra afin de la saluer aussi, de l’embrasser, et de caresser son chat.

Le sanctuaire l’appelle. Elle l’atteint juste avant l’heure du maghrib. Dans l’une des cours, les femmes sont rassemblées pour la prière, derrière plusieurs rangées d’hommes. Lalla Gaïa prend place parmi elles. Son cœur bat la chamade. Elle ignore pourquoi. Il lui semble qu’il s’est chargé d’une énergie nouvelle, et remplit son office avec fougue. La prière commence. Ses mains levées au niveau du cou ont pour effet de la placer dans une sorte de mandorle ouverte sur l’avant, et que son tchador vient doubler en quelque sorte. Elle sent la forme se déployer autour d’elle. Elle pense à une Vierge à l’enfant de Raphaël, dont un vent de lumière fait gonfler le voile… Il lui semble alors sentir ses pieds plonger dans la terre, tandis que sa tête s’ancre dans le ciel. La récitation fait naître une vibration qui fait de sa colonne vertébrale une corde tendue que l’on vient de pincer. La vibration s’étend, s’élargit, s’empare de son corps en entier, et s’étend encore, modulant maintenant l’espace qui l’environne, dans lequel son être se prolonge. Là, elle rejoint ses pairs. Elle imagine chacune des femmes qu’elle perçoit autour d’elle s’ouvrir de la même façon, et cette vision intérieure la fait vibrer davantage. Elle voit une flotte de voiles avançant sur l’océan, dans un même élan, vers une même destination. Chaque mot récité vient comme un claquement de cette voilure commune qu’anime un vent doré. La progression de cette armada s’opère sans force ni résistance, plutôt comme un abandon. Les navires qui allaient en tous sens ont cessé leur errance, ils ont cessé de vouloir, alors, naturellement, ils se mettent à glisser à la surface d’une eau devenue éther, retournant d’un même élan vers la source, courant à l’origine. Vient le moment de l’inclinaison. Les mats plient vers l’avant, comme une forêt de roseaux balayée par un souffle puissant et constant. La conscience se courbe vers le sol, l’humilité prend effet, la foule des êtres se fond dans un aplanissement conjugué. Le présent en est densifié. Puis le souffle semble marquer un arrêt, car les mats se redressent, dans une ultime expérience de la verticalité, avant l’anéantissement final. Lorsque le moment est venu, l’ensemble des vaisseaux plonge vers le sol. Là, cette forêt d’êtres divers, multicolores, aux tailles variées, aux âmes plus ou moins pacifiées, disparaît complètement ! Dans un anéantissement total, fantastique, les cours du sanctuaire se vident soudain ; il n’y a plus personne ! Si une personne entrait à ce moment, elle ne verrait qu’un sol ! Où est Lalla Gaïa à présent ? Son cœur s’est quasiment arrêté de battre. Sa tête n’est plus du tout habitée de pensées. Sa bouche prononce sans y prêter attention les formules qui conviennent à cet état. Son corps est enfin apaisé, car anéanti, dissous dans un horizon que rien ne vient plus obstruer.

Le cycle est répété trois fois. La foule se prête à la danse de l’unité, pour finalement se résorber dans l’anéantissement que seule permet l’émergence de l’Un. Quelle communion des âmes ! Quel festin de lumière ! Quel embrasement purificateur !

Lorsque les salam clôturent cette sublime célébration, et que Lalla Gaïa redresse enfin la tête, elle manque de tomber à la renverse : ce ne sont plus deux coupoles d’or qui lui font face, mais une seule, la coupole de Mashhad !!!

Serait-ce possible qu’elle soit revenue dans ce présent qui était le sien jusqu’à ce qu’elle traverse ce mur ? Elle regarde autour d’elle et constate effectivement que les femmes qui sont autour d’elle n’ont plus rien du Bagdad du XVIème où elle s’est attardée quelque temps… Elles parlent bien persan, portent des tchadors dont le tissu est estampillé en Corée, et arborent des sacs à main aux marques absolument improbables…

Alors elle reste là, jusque tard dans la nuit, étourdie, n’ayant aucune envie de quitter le sanctuaire trop rapidement, car dehors, le contraste risque d’être plus dérangeant encore. De plus, elle craint d’apprendre la véritable durée de son escapade !

Lorsqu’elle se sent enfin prête, elle se lève et se dirige vers la grande entrée sud du complexe. De retour dans la rue, elle constate simplement que chaque chose est à sa place, aussi, elle se rend à son hôtel, tout proche. Le cœur battant, elle file à la réception. Elle craint que l’on ait remarqué quelque chose, que l’on se soit mis à sa recherche… Pourtant, le vieux monsieur qui est habituellement là le soir l’accueille avec le sourire et lui tend sa clef le plus naturellement du monde. Ouf ! Quel soulagement ! Elle n’aura pas à expliquer ce qui lui est arrivé, et semble désormais clôt.

Dans sa chambre, elle s’écroule sur son lit et a tôt fait de s’endormir profondément. Le reste de la nuit s’écoule, puis toute la journée du lendemain. Lorsqu’elle s’éveille de nouveau, la nuit est déjà là, et une saine faim lui tenaille l’estomac. Elle se rend à la maison de thé.

Dès son arrivée, son attention est captée par la tonalité particulièrement grave d’un instrument à cordes, qui ne ressemble à rien de ce qu’elle a entendu jusqu’alors. Mais aucun musicien ne joue. C’est un disque. Elle reste là, interdite, essayant de se représenter ce que pourrait être l’instrument capable de produire un vibrato si profond. L’un des fils de la maison la voit et réalise ce qu’elle se demande.

« Salam. Tu vas bien ? »

« Oui merci, et toi ? »

« Très bien, merci. Veux-tu savoir de quel instrument il s’agit ? »

« Oui, je n’ai jamais rien entendu de tel. »

« C’est un sallâneh, un instrument dont a trouvé la représentation sur des bas-reliefs de Takht-e Jamshîd [1]. Un de nos grands musiciens a demandé à un luthier de lui en faire un. Le manche est particulièrement long, d’où la profondeur des graves. C’est une bête très difficile à apprivoiser… Ce disque nous transmet le stade actuel de la recherche. Le résultat est miraculeux ! »

Un instant, Lalla Gaïa avait pensé avoir enfin retrouvé l’instrument perdu… Cette quête peut aller si loin qu’un ‘oudiste iranien est même allé jusqu’à faire exécuter un « barbat » retrouvé sur un antique bas-relief sculpté dans la pierre ! Cette forme d’excès lui fait réaliser qu’il est un au-delà à la quête de l’instrument de musique idéal : c’est lorsque le musicien recherche en réalité ce moment de grâce où ce n’est plus la main qui fait sonner l’instrument, mais l’instrument qui se joue lui-même ! L’instrument est important, certes, mais il ne saurait porter cette grâce en lui. La qualité de l’instrument est une source d’inspiration. La grâce est ailleurs. N’est-ce pas ce qu’elle a elle-même expérimenté, à chaque fois qu’elle s’est laissé abandonner au cours des choses ? Elle a simplement placé son être dans l’axe du souffle de l’existence, or le souffle se porte où Il veut… En fin de compte, l’être exilé ici-bas recherche ce qu’il a un jour connu, puis perdu, par le fait même de l’incarnation. Il dispose au fond de son âme du souvenir perdu d’un chant oublié. Aussi, le moindre accent venant entrer en résonnance avec ce chant a pour effet de réveiller la soif qui l’accompagne jusqu’à la fin de son séjour sur cette terre d’exil… Il en sera toujours ainsi. Il ne cessera jamais de chercher ce qu’en vérité il ne cesse jamais de porter en lui, sous la forme d’un souvenir oublié…

Hosayn est là.

« Salam ! Comment vas-tu ? On ne t’a pas vue hier soir… Et avec la vieille du sanctuaire, comment cela s’est passé ? »

« Je vais bien. J’ai dormi toute la journée ! Ah oui, merci infiniment Hosayn. Elle m’a emmenée là où tu m’as dit que l’on se trouvait au plus près de la tombe de l’Imâm Rezâ. Nous avons fait la ziyarat ensemble, puis j’ai prié. La dame a dû partir pendant ce temps, parce que je ne l’ai pas revue. Tu as eu raison de me faire conduire là-bas ; l’Imâm Rezâ sait particulièrement bien prendre soin de ses visiteurs… »

Hosayn sourit.

Notes

[1Persépolis.


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