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L’Iran est l’un des noms les plus couramment employés dans le Shâhnâmeh (Le livre des rois), chef-d’œuvre épique du célèbre poète iranien Abol-Ghâssem Ferdowsi. Nous pouvons ainsi en relever près de huit cents occurrences. Cependant, l’une des questions principales consiste à déterminer à quel lieu géographique fait exactement référence à l’"Iran" dans l’œuvre de Ferdowsi, et à engager une réflexion sur les frontières et les limites de l’Iran dans cet ouvrage.
Nous pouvons tout d’abord remarquer l’imprécision du Shahnâmeh au sujet de la question des frontières géographiques de l’Iran. Cette imprécision est principalement due à la nature de cette œuvre, qui est une épopée, et qui n’accorde que peu d’importance aux dimensions spatiales et temporelles. En outre, plus une épopée se rapproche de l’histoire, plus sa dimension épique s’en trouvera amoindrie. Ainsi, ce flou au sujet des limites géographiques de l’Iran peut être considéré comme une conséquence naturelle de ce genre littéraire. D’autre part, l’incertitude au sujet de l’emplacement exact d’un lieu géographique peut créer d’autres incertitudes au sujet des lieux qui sont situés par rapport à lui. Par exemple, si nous ne savons pas où la montagne de l’Alborz se situe, l’emplacement d’autres lieux qui lui sont liés restera ambigu.
Selon une deuxième opinion, la seconde raison de cette imprécision est que l’Iran ne dispose de frontières naturelles qu’au sud. Les premiers Iraniens auraient vécu dans une terre appelée Aryânâ Vaejâh avant leur arrivée sur le plateau iranien ; ce plateau étant situé au nord du Caucase et de la Chorasmie antique. Cependant, selon la majorité des chercheurs contemporains, les tribus aryennes résidaient dans la partie supérieure du fleuve Ienisseï en Sibérie. Les noms que les Aryens avaient adopté pour désigner les lieux avant leur arrivée sur le plateau iranien sont mentionnés dans l’Avesta, le livre sacré des zoroastriens. Ces noms ayant une dimension mythologique apparaissent également dans les ouvrages de l’époque sassanide. A titre d’exemple, la chaîne de montagnes de l’Alborz évoquée dans le Shâhnâmeh ne se rapporte pas à celle que l’on connaît aujourd’hui en Iran, mais à l’Alborz tel que mentionné dans l’Avestâ.
Nous rencontrons la première occurrence du mot « Iran » dans le Shâhnâmeh dans le contexte de l’évocation du royaume de Jamshid. L’Iran est décrit comme un territoire opposé aux autres royaumes. Avant cela et durant les règnes de Kioumars, Houshang et Tahmoures évoqués dans cet ouvrage, l’Iran n’avait pas été mentionné. Ces rois y sont davantage considérés comme des souverains ayant une dimension universelle, et ayant servi la civilisation dans son ensemble. Kioumars fut le premier à faire des vêtements de fourrure ; Houshang découvrit le feu, réussit à fabriquer du fer en chauffant la pierre à feu, et produisit des outils pour répondre aux besoins de l’homme. Quant à Tahmoures, il répandit la production de textile à partir de laine de mouton, ainsi que la domestication des animaux. Par conséquent, ces souverains appartiennent à l’humanité et sont considérés comme les pères de la civilisation, de sorte qu’à la suite du règne de ces trois rois, Jamshid produisit des outils de guerre en fer, découvrit des mines d’or et d’argent, construisit des navires et inventa d’autres objets.
Néanmoins, même dans les parties du Shâhnâmeh se passant sous le règne de Jamshid, aucune référence n’est faite à l’Iran. Jamshid est lui-même mentionné à la fin de sa vie, qui coïncide avec l’apparition de Zahhâk. C’est alors que le lecteur se rend compte qu’il existe deux scènes principales : l’Iran et le Tâziâne (la péninsule arabique), également surnommé « terre des cavaliers lanceurs de harpons ». A cette époque là, Jamshid-Shâh est l’objet de la disgrâce du peuple pour avoir été ingrat envers Dieu, et perd sa légitimité sacrée. Le peuple se rassemble alors autour de Zahhâk et le proclame roi d’Iran. Il est néanmoins surprenant que le titre de roi d’Iran revienne en premier lieu à un roi non-iranien, Zahhâk, qui était arabe. Mais la première personne à être qualifiée d’Iranienne est Farânak, la mère de Fereydoun.
La première référence à l’Iran en tant que territoire spécifique, aux frontières déterminées entre l’Arabie et l’Inde, est présente dès le début du récit de la révolte de Kâveh et de Fereydoun, qui coïncide avec les derniers jours de Zahhâk. Ce mot est progressivement utilisé séparément de l’Arabie et de l’Inde. C’est durant le récit de la fin de la vie de Fereydoun que la géographie du Shâhnâmeh se précise : si Fereydoun est qualifié de roi du monde, il règne cependant en Iran et sur d’autres territoires comme le Turkestan, la Chine, l’Afrique du nord (Maghreb) et l’Occident (Rûm). Fereydoun divise son royaume entre ses fils : il accorde Rome et l’Afrique du nord à Salam, le Turkestan et la Chine à Tour, l’Iran et l’Arabie à Iraj. C’est à partir de cette période que l’on peut estimer que l’Iran est un Etat géographiquement reconnu dans le Shâhnâmeh.
Ses limites au nord sont progressivement précisées : nous sommes informés que l’Amou Daryâ (dariâ signifie « mer » ou « très grande rivière ») sépare l’Iran du Turkestan. Ce fait est mentionné à plusieurs reprises dans le Shâhnâmeh par le roi du Turkestan, Afrasiâb. Ce fleuve marque la frontière la plus importante entre l’Iran et les territoires étrangers au nord.
Au niveau oriental, les montagnes de l’Alborz sont citées comme l’une de ses frontières. Rostam s’est dirigé vers cette montagne pour emmener Keyghobâd avec lui. Accompagné de ce dernier lors de son retour, Rostam doit se défendre contre l’assaut des cavaliers d’Afrasiâb, et par la suite se confronter aux combattants de Tourân – ce qui signifie que pour arriver à destination, Rostam devait parcourir le territoire du Tourân. Il est probabable que les chaînes de l’Alborz correspondaient à l’Indu Kush, chaîne de montagne centrée sur l’Afganistan actuel, et débordant à l’est sur le Pakistan. Ferdowsi nous révèle par ailleurs que Farânak, mère de Fereydoun, devait transporter son fils au point le plus oriental pour le protéger contre le danger de Zahhâk qui vivait de l’autre côté des bords du Chatt-el-Arab. Selon le professeur Mojtabâ Minavi, l’Alborz correspond donc ici aux chaînes de montagnes du nord de l’Inde. Dans l’Avestâ, Alborz est appelé Haraiti, Harboz en pahlavi, et enfin Alborz en persan. Pourdâvoud, un autre spécialiste, s’oppose à cette opinion en soutenant l’idée que Haraiti était une montagne mythique, imprégnée de valeurs spirituelles et religieuses.
Bien que les frontières de l’est et du nord-est de l’Iran soient plus au moins détérminées dans le Shâhnâmeh, la frontière occidentale demeure très floue. La première évocation des limites occidentales se rapporte au moment où Fereydoun se présente à Jérusalem afin de réprimer l’insurrection de Zahhâk, qui avait fait de cette ville sa capitale. Pour se rendre auprès de Zahhâk, Fereydoun doit traverser le Chatt-el-Arab. Selon le décret de Zahhâk, les gardiens du Chatt-el-Arab exigent de Fereydon son sceau à titre de permis de passage. Cet aspect indique peut être que l’Iran est séparé du Tâziâne par le Chatt-el-Arab. La confrontation de Kâvous avec l’empreur de Hâmâvarân, le Yémen actuel, pourrait éclairer en partie la question. Afin de se rendre sur le lieu de bataille, Kâvous doit parcourir un long trajet passant par l’Iran, Tourân et la Chine, puis de la Chine à Makrân (région près de la province de Kermân), de Makrân à Berber (situé en Afrique du nord). Là, il se bat contre le souverain de Berber et réussit à conquérir ce territoire. Il poursuit son trajet jusqu’au Zabolestân où il est hébérgé pendant un mois chez Rostam. Entre temps, on l’informe de la révolte des Tâziân en Egypte et en Syrie. Il se met aussitôt en route et après avoir traversé une mer, il arrive à un endroit où se trouve Hâmâvarân devant lui, le Berberestân à sa droite, et l’Egypte à sa gauche. Malgré les incertitudes du parcours de Kâvous, nous pourrions supposer que la rive orientale de la Méditerranée, ainsi que les frontières de l’époque de la Syrie et de l’Egypte pourraient correspondre aux frontières occidentales de l’Iran.
Le Mâzandarân est l’un des territoires associé aux frontières occidentales de l’Iran dans le Shâhnâmeh. Dans les récits historiques, il est souvent situé hors de l’Iran, et son armée toujours présentée comme son adversaire. Sa conquête représentait un défi considéré insurmontable au point que Fereydoun et Jamshid, connus comme des souverains universels, redoutaient d’envahir le Mâzandarân. Rostam et Sâm sont les seules personnes ayant fait preuve d’audace en réussissant à conquérir ce territoire. Selon les récits du Shâhnâmeh, Sâm avait réussi à le conquérir et y fait référence dans une lettre qu’il écrit à Manouchehr. Cependant, il fut ensuite reconquis plus tard par l’armée du Mâzandarân, à une date néanmoins inconnue. Concernant Rostam, avant même sa naissance, les astronomes avaient prophétisé que l’un de ses exploits serait certainement la conquête du Mâzandarân. Cette prédiction se réalisa durant le règne de Kâvous. Au cours de son trajet, Rostam parcourut durant des centaines de kilomètres des terres arides et sèches. De manière générale, tout au long du Shâhnâmeh, le Mâzandarân est décrit comme un territoire distant et distinct de l’Iran.
Ce territoire évoqué par Ferdowsi ne correspond guère au Mâzandarân actuel, qui est une province du nord de l’Iran, mais à un vaste territoire situé à l’ouest de l’Iran actuel. Dans les ouvrages historiques, la province actuelle du Mâzandarân est appelée le Tabarestân. Le nom de Mâzandarân est en réalité un terme employé par la population locale, et qui remplaça peu à peu celui de Tabarestân. En outre, dans son Shâhnâmeh, Abou-Mansouri souligne que la Syrie et le Yémen étaient autrefois appelés Mâzandarân. Il y indique d’autre part que "l’Etat d’Iran" (Irânshahr) s’étend du fleuve Amouy au Nil.