N° 95, octobre 2013

L’étude des aspects sociaux de l’ouvrage
Les os de porc et les mains du lépreux*
de Mostafâ Mastour du point du vue sociocritique de
Georges Lukács et Lucien Goldman


Somayeh Dehghân Fârsi


La littérature et la société sont deux éléments inséparables qui influent l’un sur l’autre. Mais selon quelles modalités s’exercent ces influences réciproques ? Cette question a attiré l’attention de différents théoriciens et penseurs. Parmi eux, Lucien Goldman et Georges Lukács occupent une place à part. Ils défendent l’idée selon laquelle la littérature est un miroir qui reflète la société. C’est en se basant sur cette idée que nous allons étudier la façon dont le roman Les os de porc et les mains du lépreux de Mostafâ Mastour, publié pour la première fois en 2004, peut refléter certains aspects de la société qu’il décrit.

Les os de porc et les mains du lépreux est la cinquième œuvre de Mostafâ Mastour. Ce roman de 83 pages présente certains aspects de la vie des habitants d’une tour appelée Khâvarân. Les histoires de ses habitants semblent à la fois séparées et inséparables. Mastour nous présente quelques personnages typiques:1. Nowzar, habitant du quatrième étage et qui convoite la richesse d’Abbâs Mohtasham, emploie Bandar et Maloul. Il est tué par les deux tueurs. 2. Sousan, habite au cinquième étage, entretient une relation amoureuse platonique avec Kiânoush, ancien prisonnier. 3. Un jeune homme jovial, Shahrâm, habite au sixième étage. 4. Au huitième étage vit Hâmed. En l’absence de celle qu’il aime, Mahnâz, ce jeune photographe est tombé amoureux de Negâr à cause de la ressemblance existant entre les deux femmes. 5. Le docteur Sepehr et sa famille habitent au neuvième étage. 6. Au quatorzième, un malade à la fois jeune et étrange, Dâniâl, habite avec sa mère. 7. Les derniers personnages du roman habitent au septième étage : le docteur Mohammad Mofid avec sa femme et leur fils Eliâs qui est hospitalisé à cause d’un cancer. Le lieu où se trouve Khâvarân ainsi que l’époque à laquelle se déroule l’histoire sont inconnus. Khâvarân est le fil directeur qui lie les histoires que nous lisons dans ce roman.

Comme Michel Raimond l’évoque dans son ouvrage intitulé Le roman, nous pouvons considérer chaque livre comme une partie d’un grand roman de société. [1] Ainsi, l’écrivain romancier est une personne qui, en écrivant, fait entrer directement ou indirectement les événements sociaux dans son livre. En 1920, avec La théorie du roman, l’écrivain et critique hongrois Georges Lukács analyse les relations entre l’œuvre littéraire et la société. Il se pose la question de la concordance entre le personnage et le monde. Il croit que pour étudier une œuvre littéraire, on doit chercher une conception sociale particulière parmi les personnages et les différentes structures significatives. Le critique hongrois explique que le roman peut être considéré comme un moyen de connaître la société. Pour lui, la littérature n’est pas seulement un reflet des conceptions sociales, mais elle est aussi l’un des éléments fondamentaux de ces conceptions. L’écrivain les utilise pour faire entrer l’histoire dans les œuvres littéraires. En suivant les études lukacsiennes, nous voyons qu’il se base sur les écrivains réalistes du XIXe siècle pour étudier la situation sociale du siècle cité. Il souligne ainsi qu’une œuvre n’est pas seulement un produit littéraire, mais qu’on y trouve aussi les traces des événements sociaux.

A la suite de Lukács, le sociologue marxiste de la littérature et de la philosophie Lucien Goldman s’insère dans le courant de la sociocritique par ses analyses de l’histoire de la culture et des idées. Prenant ses distances avec la philosophie qui est un "système conceptuel ou une manifestation conceptuelle et systématisante d’une vision historique du monde" [2], il évoque l’idéologie qui, selon lui, est une vision du monde partielle. Selon Goldman, cette dernière est une représentation des idées et des pensées d’un groupe ou d’une classe sociale donnés. Ce qui différencie les groupes et les classes sociales est cette vision du monde qui est considérée comme une idéologie, car les décisions et les faits s’y enracinent. Tous les membres du groupe social ne sont pas conscients de cette idéologie ; seul l’écrivain l’est et écrit son œuvre sous son influence.

Chaque texte possède bien sûr un auteur. Pour la sociocritique, le texte n’est pas seulement le produit de l’inconscient de l’auteur, mais également celui des aspirations sociales qui l’influencent. La sociocritique est ainsi à la recherche des indices de la présence de la société (les réalités historiques, culturelles et idéologiques) dans la littérature. C’est sur la base de ce point de vue, et en essayant de déceler les traces des concepts sociaux que nous allons étudier le roman évoqué plus haut de Mostafâ Mastour.

Couverture de L’os de porc et les mains du lépreux de Mostafâ Mastour

Il faut en premier lieu signaler que les personnages mastouriens sont des hommes plus ou moins étranges que nous pourrions trouver facilement dans notre entourage. Comme dans la vie quotidienne, chaque personnage possède son monde intérieur et les histoires de sa vie personnelle. Mais ce qui est ici intéressant est de les rassembler dans une tour d’habitation, ce que fait Mostafâ Mastour. D’après nous, les personnages de ce roman sont choisis afin de peindre un tableau presque complet de la société où ils vivent.

Mohammad Mofid, professeur d’astronomie, et sa femme, Afsâneh Mehrpour, gynécologue, incarnent un aspect du monde actuel basé sur la science. Ils ne croient que ce qui possède une raison scientifique. Ces deux personnages sont des symboles de rationalisme. Néanmoins, la leucémie inguérissable de leur fils, Eliâs, le peu de chance (1 sur 750 000 [3]) que la transplantation de moelle osseuse réussisse, et tous les efforts déployés au niveau national et international en vue de son traitement et restés infructueux, sont des indices de l’échec du rationalisme. Mohammad Mofid et Afsaneh ne trouvent finalement refuge que dans la métaphysique, Afsâneh croyant à la guérison miraculeuse d’une femme qui avait perdu ses deux reins et qui avait prié pour recouvrer la santé.

Mohsen Sepehr, rédacteur en chef d’un journal intellectuel, est séparé de sa femme, Simine. Il habite avec sa fille et sa mère. Il est un symbole des intellectuels d’aujourd’hui. Il doit faire face à de nombreux problèmes psychologiques, financiers et communicationnels. Bien qu’il dirige un tel journal et y publie des articles féministes, il ne permet pas à Simine de voir sa fille. La mère de Mohsen pense qu’il ne consacre pas assez de temps à Simine : "Si tu consacrais à Simine la moitié du temps que tu consacres au journal." [4] Sepehr est l’image d’un rapport paradoxal entre la tradition et la modernité. Il n’arrive pas à se libérer des tabous qui règnent sur la société masculine. Mastour montre la brutalité et la férocité de la société où il vit au travers des personnages de Bandar, Maloul et Nozar. A travers la scène où Maloul et Bandar décident de tuer Nozar [5], il nous montre à quel point l’âme humaine peut s’abaisser en tuant son prochain par cupidité et avidité. [6] La fin tragique de tels assassins est présentée par les paroles du premier Imâm des chiites, l’Imâm Ali, entendues à la radio : "Et en décrivant le monde, il [l’Imâm Ali] dit : Je jure devant Dieu que votre monde a moins de prix à mes yeux que des os de porc dans la main d’un lépreux." [7]

Les jeunes qui vivent au sixième étage nous transmettent la pensée de chômage, de la déception, la peur du futur et de la banalité. Ils ne pensent qu’aux fêtes et n’ont aucun projet, et se réfugient dans l’alcool et les drogues. Les relations temporaires et courtes qu’ils entretiennent indiquent leur irresponsabilité. L’avortement [8] et le suicide [9] symbolisent leur perte d’innocence et leur désespoir. Mastour ne leur consacre que quelques passages courts, soulignant ainsi de nouveau leur instabilité.

Mastour évoque aussi la vie ordinaire d’une prostituée, Sousan. Du point de vue sociocritique, ce qui est important dans cette partie est la vie confortable à laquelle elle peut avoir accès de cette manière. Elle perd son humanité et se trouve réduite au statut de poupée. Elle se farde avec des produits cosmétiques innombrables et devient un être artificiel et éphémère. [10] La présence d’un jeune poète, Kiânoush, dans la vie de Sousan et l’amour platonique qu’ils entretiennent intervient comme un miracle qui vient changer sa vie. Le changement brusque de Sousan entraîné par l’entrée de Kiânoush dans sa vie souligne que tous les êtres humains recherchent finalement une vie calme et simple : "Kiâ, j’aimerais me marier avec toi, je veux avoir un enfant pour toi.[...] Je veux faire la cuisine pour toi. Je veux laver ton linge, le repasser. Je veux une personne comme les autres." [11] Kiânoush, qui est un prisonnier libéré, joue le rôle du sauveur de Sousan.

Un jeune photographe, Hâmed, est amoureux de deux femmes, Mahnâz et Negâr. La première est sa fiancée qui étudie à l’étranger, la seconde est une cliente du studio de photographie de Hâmed. Comme nous l’avons dit, ce dernier est tombé amoureux de Negâr

à cause de sa ressemblance avec Mahnâz. [12]

Comme la plupart des œuvres mastouriennes, le début du livre est à la fois frappant et étrange. Dâniâl, des fenêtres son appartement du quatrième étage de Khâvarân, insulte des hommes au loin et remet en question leur mode de vie : "Qu’est-ce que vous faites là-bas ? Je vous parle ! [...] Vous qui vous tortillez comme des vers entre vous. [...] Dès que vous vous rencontrez, la première chose que vous faites, c’est-à-dire le plus facile, est que vous tombez amoureux les uns des autres, vous tombez amoureux… et ensuite vous vous mariez et ensuite vous avez un enfant, ensuite vous vous détestez et vous divorcez. Parfois, avant de divorcer, vous tombez amoureux d’un autre… Merde à vous tous. Merde à vous tous qui ne pouvez pas être, comme un canard, seulement avec une personne [...]." [13]

Dans ce roman, Mastour utilise le personnage de Dâniâl, qui est également présent dans le roman intitulé Je ne suis pas un moineau du même écrivain. Dâniâl est un jeune philosophe qui a un regard différent sur le monde et les gens. Il parle aux autres de la fenêtre de son appartement, d’en haut. Il s’enferme chez lui avec différents livres, et se plaint de faits humains tels que les amours passagers [14], les mariages hâtifs [15], la cupidité [16] et le soupçon [17]. Il n’a pas confiance en ce monde qui est pour lui comme un "champ de mines" [18] et en les hommes. Il lit les idées déistes du philosophe anglais Antony Flew. Dâniâl se sent pris dans un tourbillon infini. Remettant tout en question, il ne peut trouver de réponse à ses questions : "Pourquoi il (Dieu) jette dans ce monde un tas de misérables qui ne savent pas même épeler Dieu ou grandeur ?" [19] Dâniâl est en quelque sorte le porte-parole de l’auteur, qui transmet ses idées aux lecteurs par ce personnage. Il est un exemple des hommes animés par des milliers de questions sans réponses claires.

A travers les histoires vécues par ces personnages, Mostafâ Mastour fait entrer dans son roman des faits de la société où il vit. Les différents caractères présents en sont autant de types idéaux. En outre, l’étage auquel ils habitent indique l’importance sociale que leur attribue Mastour : Nowzar habite au quatrième et Mofid au septième. Ainsi, l’auteur peint un tableau généralisant la société ou en général ce monde.

Nous allons maintenant étudier les thèmes sociaux centraux de ce roman. Cette œuvre de Mastour peut tout d’abord être considérée comme une sorte de manifeste du féminisme. Le monde romanesque mastourien est divisé en deux parties : les hommes et les femmes. Les personnages féminins qui existent dans ce roman sont de deux types : des mères (Afsâneh, la mère de Dâniâl, la mère du docteur Sepehr et Simine) et des "bien-aimées" (Negâr, Sousan, Parissâ, Shâdi). Le premier groupe symbolise la tendresse, le dévouement et la femme traditionnelle. Dès les premières pages, la mère âgée de Dâniâl supporte avec patience les paroles confuses et embrouillées de son fils. Elle remplit comme il se doit son rôle de mère. La mère de Mohsen Mofid, en l’absence de la femme du docteur, fait le ménage et soigne sa petite fille. Afsâneh, qui est gynécologue, apparaît comme une femme traditionnelle. A côté de ses responsabilités professionnelles, c’est elle qui prépare le repas, et fait le ménage. Simine, qui quitte son mari à cause du manque d’attention de ce dernier, essaie de rendre visite à sa fille et de rentrer chez elle. Concernant le second type de femmes, l’écrivain a un regard attendri sur la prostituée de son roman et sur Parissâ. La description courte mais pénible de l’état de Parissâ après son avortement souligne la compassion de l’auteur vis-à-vis de cette femme. [20] De façon générale, à travers les paroles de Dâniâl est formulée l’idée générale de l’auteur au sujet de la femme : elle est le pôle positif de ce monde bipolaire : "Le monde est comme de la viande de lapin : moitié licite, moitié illicite. La femme est la moitié licite." [21] Il pense que les femmes sont à la source de la littérature, de l’art et du cinéma, et donc de l’amour. Selon lui, la réputation de Shakespeare et de Hâfez est due à la femme. Il ajoute que ce sont les hommes qui sont l’auteur des vices et des crimes, et que les femmes appartiennent à l’Au-delà. Dâniâl lit l’article d’un journal sur la mort de mères au moment de l’accouchement, qui souligne que "par un engagement politique et l’attribution des moyens financiers à cette question, on peut la prévenir." [22] Ainsi, beaucoup de femmes meurent par inattention.

Mostafâ Mastour tente de défendre les femmes dans son roman. C’est pourquoi chez l’auteur, la femme moderne ou traditionnelle est le symbole de l’amour.

L’autre sujet central qui traduit bien la situation des hommes dans ce monde est la destruction des hommes dans le monde moderne. Dans cette tour qui est un microcosme de la société ou même du monde, la plupart des habitants des différents étages sont loin des hautes valeurs humaines. Nozar est un assassin, Sousan est une femme de mauvaise vie, les jeunes du sixième étage, ivres, Hâmed trompe sa fiancée et le docteur Sepehr est injuste vis-à-vis de sa femme. Mais pourquoi les hommes perdent-ils leur humanité et quelle est la raison de leur existence dans ce monde ? Dâniâl répond implicitement à cette question : "Quand la vie commence, elle n’est pas très rapide, autrement dit, elle est très lente. Pour les enfants elle est lente, mais lorsqu’on grandit, la vie devient plus rapide." [23] Ainsi en est-il du développement de l’homme dans ce monde, qui perd son innocence au cours de ce processus. A côté des exploits du monde moderne, les hommes s’agitent interminablement pour atteindre une vie de plus en plus confortable. Cet effort est accompagné d’une sorte de cupidité, d’égoïsme. Pour arriver au sommet, les hommes écrasent tout : l’amour, l’amitié et leur propre humanité. Tel est le cadeau du monde moderne aux hommes. L’épisode où Maloul mutile Mohtasham dépeint la chute de l’âme humaine. Un autre indice révélateur est la peinture de la fille du Dr Sepehr : Dornâ peint "un homme, avec des grands boutons de chemise, comme un épouvantail, comme une croix. Il s’étend jusqu’aux nuages. Il est si long que, pour ne pas arriver aux nuages, Dornâ ne peint pas la moitié de la tête." [24] Les hommes contemporains ne peuvent arriver dans l’Au-delà. Etant son propre tyran, l’homme se détruit.

En considérant les idées de Georges Lukács et Lucien Goldman, nous avons essayé de montrer les différents aspects des faits sociaux dans un roman de Mostafâ Mastour. L’auteur y crée des personnages divers en vue de présenter et questionner l’échec du rationalisme, les doutes infinis des hommes, l’intellectualise, la cupidité humaine et ses vices tels que le meurtre, la prostitution et la trahison. Ces personnages nous permettent donc de saisir de façon vivante les faits sociaux régnant sur la société, et dont les principaux, c’est-à-dire le féminisme et la destruction des hommes, sont exprimés au travers des paroles de Dâniâl.

* Ostokhân-e khouk va dast-hâye jozâmi

Bibliographie :
- Goldman, Lucien, Recherche dialectique, Paris, Gallimard, 1959.
- Mastour, Mostafâ, Ostokhân-hâye khouk va dast-hâye jozâmi (Les os de porc et les mains du lépreux), éd. IXX, Téhéran, Tcheshmeh, 2004.
- Mastour, Mostafâ, Je ne suis pas un moineau, Téhéran, 9e éd., éd. Nashr-e Markaz, 2012.
- Meschonnic, Henri, Modernité Modernité, Paris, éd. Verdier, 1989.
- Raimond, Michel, Le roman, Paris, Armand Colin, 2005.

Notes

[1Voir M. Raimond, Le roman, Paris, Armand Collin, 2005, p. 63.

[2L. Goldman, Recherche dialectique, Paris, Gallimard, 1959, p. 86.

[3Mastour, M., Les os de porc et les mains du lépreux, Téhéran, Tcheshmeh, 2004, p. 32.

[4Ibid., p. 25.

[5Voir ibid., p.76.

[6Voir ibid., pp. 16, 17, 30, 47-51, 79, 81.

[7Ibid., p. 50.

[8Ibid., pp. 34, 66.

[9Ibid., p. 54.

[10Voir ibid., p. 76.

[11Ibid., p. 71.

[12Ibid., p. 65.

[13Ibid., pp. 5-6.

[14Ibid., p. 6.

[15Id.

[16Id.

[17Id.

[18Ibid., p. 22.

[19Ibid., p. 57.

[20Ibid., p. 66.

[21Ibid., p. 39.

[22Ibid., p. 40.

[2323. Ibid., p. 76.

[24Ibid., p. 43.


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