N° 95, octobre 2013

Regard sur l’apparition, le développement et la diversité des dictionnaires persans


Afsaneh Pourmazaheri


La langue persane est l’une des rares langues qui accueille depuis l’Antiquité iranienne la pratique de la lexicographie. Les volumes de vocabulaire n’ont cessé de jalonner les étapes de l’évolution de cette langue. Aucun ouvrage précieux n’a hélas survécu aux aléas de l’histoire. Pour ce qui est de la structure d’ensemble et de la morphologie actuelle de la langue persane, elle fut élaborée et fixée à partir du pahlavi sassanide au cours du premier siècle de présence musulmane en Iran. Durant cette période, la poésie persane s’épanouit et vécut son premier âge d’or. C’est cependant au troisième siècle après l’arrivée de l’Islam que Soghdi rédigea un dictionnaire pour permettre aux Arabes de mieux saisir le sens et la portée de la poésie persane. Cet ouvrage marqua la renaissance de l’art iranien de la compilation de mots sous une forme homogène et prit le nom de Loghat-Nâmeh ou dictionnaire.

Buste de Ghatrân Tabrizi, Tabriz

Un survol historique de la lexicographie persane permet de mettre en évidence, en termes d’évolution, quatre périodes distinctes : la lexicographie primaire en Perse, la lexicographie persane en Inde, la lexicographie persane dans l’Empire ottoman, et enfin la lexicographie moderne en Perse.

En ce qui concerne la lexicographie primaire en Perse, elle remonte, comme nous venons de le signaler, aux IVe-IXe et plus tard aux Xe-XVe siècles. Le premier dictionnaire persan dont quelques fragments nous sont parvenus est sans doute celui compilé par Ghatrân Tabrizi. Il comprenait, d’après le Loghat-e Fors, un lexique populaire. Selon Mohammad Nakhjavâni, ce premier dictionnaire contenait seulement 300 entrées et était intitulé Montakhab par Ghara-Hesâri. Ce dictionnaire constitua également la source principale du dictionnaire Farhang-e Sorouri de Soruri Kâshâni, ainsi que celle du dictionnaire Farhang-e Djahângiri rédigé par Anjavi Shirâzi. [1]

Le premier dictionnaire disponible aujourd’hui dans son intégralité est celui intitulé Loghat-e Fors rédigé par le poète Assadi Toussi. Dans ce dictionnaire, fait inouï, les entrées sont rangées d’après leurs lettres finales et illustrées à l’aide d’exemples versifiés. Depuis la rédaction de ce dictionnaire, les manuscrits dupliqués à partir de l’original n’ont pas la même cohérence ni en ce qui concerne l’ordre d’apparition des entrées, ni s’agissant de la définition des termes, ni par le nombre de vers cités à titre d’exemple. C’est la raison pour laquelle la copie originale rédigée par l’auteur se présente comme un manuscrit abrégé (qui a cependant constitué la base de l’édition présentée par Abbas Eghbâl). Il faut également ajouter qu’une version réalisée par l’un des disciples d’Assadi Toussi a été découverte il y a une vingtaine d’années à la bibliothèque nationale du Panjab. Cette version atteste qu’Assadi Toussi avait contribué à la rédaction de ce dictionnaire, mais sans avoir participé à la finalisation de l’ensemble de ses entrées. A en croire l’introduction de l’ouvrage, c’est ce même élève d’Assadi Toussi qui aurait réuni les parties manquantes, réarrangé le dictionnaire et ajouté les vers illustratifs des différentes définitions. Cela signifie que ce dictionnaire ne constituait au départ qu’une simple liste d’entrées qu’Assadi Toussi aurait remise à ses élèves afin qu’ils la complètent par leurs explications et par des citations tirées du vivier de la poésie persane. Cela explique aussi la variété des titres, des préfaces, et des textes trouvés dans différents manuscrits. Dans les différentes versions de ce dictionnaire, les entrées sont définies en même temps par le recours aux synonymes et à l’explication détaillée. Des noms de lieux et des entrées erronées sont également visibles dans l’ensemble des versions de ce dictionnaire. Malgré ses défauts et ses imperfections, cette œuvre eut la faveur des utilisateurs en devenant un ouvrage de référence. Il était utilisé par presque tous les lexicographes persans au point qu’il servit, selon certaines sources, de modèle incontestable aux dictionnaires élaborés au cours des XIIe et XIIIe siècles.

Couverture de Farhang-e Djahângiri rédigé par Anjavi Shirâzi

Le deuxième dictionnaire persan digne d’intérêt appartient à Mohammad Nakhjavâni et était intitulé Sehâh al-Fors. Il contient 2300 entrées et Nakhjavâni l’a conçu à la manière et en suivant l’exemple de son prédécesseur, Assadi Toussi. L’ordre d’apparition des entrées y est calqué sur le dictionnaire de Jawâheri Fârâbi. [2] Autrement dit, les entrées étaient classées à partir des lettres finales dans des chapitres intitulés bâb. Dans les sections générales nommées fasl, ce sont les lettres initiales qui prennent le relais. Bénéficiant d’une complète maîtrise du persan et de l’arabe, Nakhjavâni s’avéra plus prudent que ses prédécesseurs dans la disposition des entrées et dans leur définition - ce qui limita sensiblement le nombre d’erreurs commises. Par ailleurs, les noms propres occupent une place systématique dans ce dictionnaire, ce qui constituait à l’époque un événement sans précédent dans l’histoire de la lexicographie persane. Un bémol est cependant à apporter concernant la perfection des parties susdites (c’est justement ce que l’on reproche à Nakhjavâni) car dans de nombreux cas, on remarque des attributions erronées de vers à différents poètes dans la définition des entrées.

Le troisième dictionnaire méritant d’être cité fut intitulé Majmuât al-Fors par son auteur Abo’l Alâ Abd al-Mo’men Jâruti, plus connu sous le nom de Safi Kahhâl. De lui, on ne connaît pour ainsi dire presque rien. Comme d’autres dictionnaires, celui de Safi s’appuie majoritairement sur le travail d’Assadi Toussi mais il contient également des parties attribuées au Shâhnâmeh (le Livre des rois de Ferdowsi) aussi bien qu’aux distiques de Sanâï, Souzani, Anvari, Khâghâni, et ceux de Sa’adi. Etant donné que le dernier poète mentionné chronologiquement dans ce dictionnaire est Sa’adi, on présume qu’il doit dater de la fin du XIIIe ou du début de XIVe siècle. Il contient 1542 entrées incluant des mots incorrects et des erreurs. D’ailleurs dans cet ouvrage, il manque des exemples à de nombreuses définitions.

Me’yâr-e Jamâli, rédigé par Shams-e Fakhri Esfahâni, est un autre dictionnaire comprenant 1580 entrées. C’est une imitation apparente du modèle proposé par Loghat-e Fors, excepté pour ce qui concerne les vers utilisés qui sont composés par l’auteur lui-même qui "personnalise" ainsi son ouvrage. Ce dictionnaire fut utilisé et cité à plusieurs reprises par des personnalités telles que Vafâï, Anjavi Shirâzi, Sorouri, Abdorrashid Tatavi et Awbahi.

Couverture de Me’yâr-e Jamâli, rédigé par Shams-e Fakhri Esfahâni

La lexicographie persane était également très appréciée en Inde. L’influence de la langue et de la littérature persanes, et dans son prolongement, les solutions qu’apportaient les manuels et les dictionnaires persans aux problèmes linguistiques et culturels conduisirent les érudits indiens à rédiger des dictionnaires persanophones à partir du XIVe siècle. Le premier dictionnaire persan rédigé en Inde est le Farhang-e Ghavvâs de Fakr-al-Din Mobârakshâh Ghavvâs qui servait à la cour du roi Alâeddin Kalji (1295-1316). [3] Ce dictionnaire, le premier dans son genre, est classifié thématiquement en cinq chapitres (appelés bakhsh), chaque chapitre étant divisé à son tour en plus petites sections (guna) qui comprennent à leur tour des sous-sections (bahra). De par sa précision et son exhaustivité, ce dictionnaire servit d’exemple aux dictionnaires ultérieurs rédigés en Inde et influença un grand nombre d’entre eux. Fait évident, l’usage des mêmes exemples, la répétition de certaines erreurs, etc. montrent que Ghavvâs se servait de Loghat-e Fors en tant que source principale de son œuvre, bien qu’il y cite aussi certains vers des poètes iraniens ou indiens vivant après l’époque d’Assadi Toussi.

Un autre dictionnaire, Bahr-al Fazâ’el de Mohammad Ghawâm Balkhi Keraï composé en Inde, est composé de deux parties à leur tour partagées respectivement en vingt-huit et quatorze chapitres (bâb). Les entrées sont organisées dans la première partie d’après leur lettre initiale et de manière thématique (noms, villes, pseudonymes, pays, etc.) dans la seconde partie qui comporte trente-six sections (fasl). L’auteur précise dans son introduction qu’il a eu recours aux ouvrages de poètes célèbres comme Roudaki, Onsori, Nezâmi, et Sa’adi, mais également à des dictionnaires antérieurs comme le Moghaddamat al-Adab de Mahmoud Zamakhshari, Al-Sâmi fi’l-asâmi d’Abu’l-Fazl Meydâni, Sehâh al-Fors de Nakhjavâni, etc., pour la rédaction de son dictionnaire.

Sharaf Nâmeh-ye Menyari Ebrâhimi d’Ebrâhim Ghawâm Fâroughi est divisé en trente-et-un chapitres (bâb) d’après les lettres initiales des entrées. Chaque bâb du dictionnaire se divise en sections (fasl) selon les lettres finales des entrées. Le reste des divisions est effectué par ordre alphabétique. Le dictionnaire est dédié au maître spirituel de l’auteur, Sharafeddin Ahmad Menyari. Dans l’introduction, l’auteur explique quelques points grammaticaux et effectue une mise au point à propos de quelques suffixes turcs. L’œuvre contient 11 000 entrées, toutes illustrées par les poèmes de Ferdowsi et de Hâfez. Les dictionnaires d’Assadi, Adât-al Fozalâ de Badreddin Dehlavi, Farhang-e zabân-e gouyâ de Badreddin Ebrâhimi, etc. sont également mentionnés en tant que sources fiables utilisées par l’auteur. Pour compléter notre liste (non exhaustive) de dictionnaires rédigés et publiés en Inde, nous citerons les titres suivants : le dictionnaire Moayyed al-Fozalâ de Mohammad Lâd Dehlavi, Madâr al-afâzel d’Allâhdâd Fayzi Serhendi, Farhang-e Rashidi d’Abd-al Rashid Tatavi, Bahâr-e Ajam de Tik Chand Bahâr, Shams al-Loghât d’un auteur anonyme rédigé par ordre de Joseph Barretto, Haft qolzom d’Abol Mozaffar Ghâzieddin Heydar, Ghiâs al-Loghât de Mohammad Râmpouri, Farhang-e Vafâï ou Resâla-ye Hosayn Vafâï d’Hosseyn Vafâï, et finalement le mieux documenté et le plus fiable de ces dictionnaires, le fameux Majma’ al-Fors de Sorouri Kâshâni.

Couverture de Sharaf Nâmeh-ye Moniri Ebrâhimi d’Ebrâhim Ghawâm Fâroughi

Avant d’aborder l’époque ottomane et les contributions des auteurs turcs à la lexicographie persane, notons la quantité peu importante de dictionnaires persans rédigés en Perse durant la période que nous avons baptisée l’époque de la lexicographie persane en Inde. Ceci n’est cependant guère surprenant étant donné que les auteurs suivaient tous les mêmes traditions que leurs contemporains en Inde et se servaient sans exception des dictionnaires rédigés antérieurement en Inde et en Perse.

L’avènement et l’épanouissement de la lexicographie persane au sein de l’empire Ottoman datent du XVe siècle. Contrairement à ceux rédigés en Inde, presque tous les dictionnaires produits à l’intérieur des frontières de l’empire Ottoman étaient bilingues (persan-turc). Le premier dictionnaire exhaustif est l’œuvre d’un auteur anonyme et s’intitule Oqnum-e Ajam. Il contient 5000 entrées, classées par ordre alphabétique d’après leurs lettres initiales et finales. Ce style fut très pratiqué par les auteurs du XVIe siècle, notamment par l’auteur du Farhang-e Nematollâh. [4]

Lotfollâh Yussof Halimi fut l’un des auteurs de l’empire Ottoman à qui l’on doit trois dictionnaires bilingues (au XVe siècle) qu’il nomma respectivement Bahr al-Gharâeb, Sharh Bahr al-Gharâeb (ou Ghâema) et Nesâr al-malek ou molouk. Concernant ces dictionnaires, chacun constitue une version élargie de la version antérieure ; le second étant le plus réussi des trois. [5] Shâmel al-Loghat d’Hassan Qara-Herâri fut écrit en 1495 et dédié au Sultan Bâyazid (1482-1512). Il est basé sur les dictionnaires Sehah al-Fors, Me’yâr-e Jamâli, Ghatrân et Ghâema. C’est également l’une des principales sources utilisées pour la rédaction du Majma’ al-Fors. Entre autres dictionnaires notables persans-turcs, nous pouvons nommer le Vasilat-al maghâsed de Katib Rostam Mawlawi rédigé en 1497, le Tohfey-e Shâhedi, petit dictionnaire en vers rédigé en 1514 par Ebrâhim Kodâydede Shâhedi Ghunawi. Ce dernier était originellement un dictionnaire persan-arabe complété par des traductions turques dans les interlignes, et dont la partie arabe fut peu à peu supprimée. Le dictionnaire est présentement disponible sous forme de deux volumes manuscrits en Turquie. [6]

Manuscrit de la première page du Farhang-e Halimi, Bibliothèque Dehkhodâ

La lexicographie moderne en Iran naquit au XIXe et au début du XXe siècle. Elle fut fortement influencée par la méthodologie européenne bien que les méthodes traditionnelles continuent de prédominer dans la rédaction de la majorité des dictionnaires. Les ouvrages les plus importants conçus durant cette période sont : Farhang-e Nafisi d’Ali-Akbar Nafisi Nâzem-ol-Attebâ en 5 volumes dont la rédaction dura de 1938 à 1955, Farhang-e Nezâm de Mohammad Ali Dâï-ol Eslâm encore en 5 volumes publié à Téhéran en 1985, Loghat Nâmeh de Dehkhodâ, Farhang-e Fârsi de Mohammad Moïn rédigé en 6 volumes entre 1963 et 1973, et enfin Logat Nâmeh-ye Fârsi, résultat des efforts de plusieurs érudits, et qui fut publié à Téhéran en 1982.

Mohammad Ali Dâï-ol Eslâm, auteur de Farhang-e Nezâm

Bibliographie :
- Dabir Siâghi, Mohammad, Farhanghâ-ye Fârsi (Les dictionnaires persans), Enteshârât-e Elmi va Farhangi, Téhéran, 1989.
- Dehkhodâ, Loghatnâmeh (Dictionnaire), Enteshârât-e Dâneshgâh-e Tehrân, Téhéran, 1945.
- Joveyni, A., Negâhi be farhang-nâmehâ-ye fârsi (Regard sur les dictionnaires persans), Zabân o adabiât-e fârsi, Téhéran, 1981.
- Morâdi Koutchaki, Shahnâz, Mo’arrefi va shenâkht-e Dehkhodâ (Connaître Dehkhodâ), éd. Ghatreh, 2002.
- Naghavi, Ch., Farhang nevisi dar Hend o Pâkestân (Lexicographie en Inde et au Pakistan), Téhéran, 1962.

Notes

[1Dabir Siâghi, p. 14.

[2Dehkhodâ, p. 187.

[3Dabir Siâghi, p. 32.

[4Ibid., pp. 261-262.

[5Ibid., pp. 262-266.

[6Ibid., pp. 268-80.


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