N° 95, octobre 2013

Le Marché de la Poésie à Paris


Jean-Pierre Brigaudiot


Le Marché de la Poésie se tient chaque année sur la place Saint-Sulpice, en face de cette énorme église bâtie entre le dix-septième siècle et le dix-neuvième siècle. Cette place était au Moyen-âge la place d’un marché, le marché Saint-Germain puisqu’on est à Saint-Germain des Près, un quartier désormais très bourgeois de Paris. Au centre de la place trône une fontaine monumentale du dix-neuvième siècle. Cette place Saint-Sulpice accueille un certain nombre de manifestations temporaires logées sous tentes, dont par exemple un marché des antiquaires et quelquefois des foires d’art un peu modestes.

Photos : le Marché de la Poésie à « Paris

Le Marché de la Poésie qui a trente ans d’existence se tient donc durant quelques jours, au mois de juin, et regroupe un ensemble hétérogène mais sans doute exhaustif car significatif d’éditeurs de poésie principalement francophones : il y a en effet plus de cinq cents participants, quelquefois partageant un même espace d’exposition. Le principe est que chaque éditeur présente sa production en matière de poésie, d’éditions rares, d’éditions illustrées par des artistes ou d’éditions de poésie plasticienne et de livres d’artistes. Il y a de grands éditeurs pour lesquels la poésie est bien loin d’être la principale activité éditoriale, il y a les revues et périodiques et puis surtout il y a une présence majoritaire de petits et même tout petits éditeurs parisiens ou venus de régions de France. En fait, ce sont surtout ces petits éditeurs qui caractérisent ce Marché de la Poésie. Ils témoignent d’une foi sans faille en la poésie, celle qu’ils éditent, dans des conditions financières bien souvent difficiles. Ces petits éditeurs, ce sont aussi des associations dont le statut permet de recevoir des subventions publiques et privées, qui les aident à perdurer. Avec ces petits éditeurs, il est plutôt question de précarité que d’enrichissement, la poésie ne rapporte guère que des biens immatériels et spirituels !

Le Marché de la poésie se présente comme un lieu où le public semble flâner, à la fois curieux de ce qu’il peut découvrir et venu là pour ce et ceux qu’il connaît, les éditeurs et les poètes. Les poètes sont nombreux à être présents, pour rencontrer un public qui les apprécie, pour des signatures et des dédicaces et occasionnellement pour des lectures, quelquefois pour des performances. Alors on bavarde, on découvre au-delà de ce qu’on connaît déjà, on partage des repas conviviaux au restaurant du Marché de la Poésie ou dans ceux, fort nombreux, des alentours immédiats. L’ambiance est à la fois studieuse et sereine : la poésie c’est du rêve, rêve d’un monde autrement, celui que les poètes esquissent et que leurs mots (il n’y a plus guère de vers) chantent et enchantent. Et les noms des maisons d’édition de poésie font eux-mêmes rêver : L’Idée Bleue, Le Miel de l’Ours, La Pierre d’Alun, Le Rouge Gorge, L’Echappée Belle, L’arbre à Paroles, Les Oiseaux de Passage… La poésie est un monde désintéressé, un don, un partage, loin du réel-virtuel fabriqué par les médias, loin de l’hypercapitalisme et de sa religion du profit. Certes certaines éditions peuvent paraître un peu naïves, mais ici chacun accepte l’autre tel qu’il est, poète reconnu ou poète balbutiant, en un vivre ensemble devenu bien rare.

Sur la Place Saint-Sulpice et en d’autres lieux

Le Marché de la Poésie ne se limite pas à ces quelques jours sur la seule Place Saint-Sulpice ; ce qui s’appelle La Périphérie consiste en de nombreuses manifestations concomitantes dispersées en Ile de France et surtout dans Paris. Ainsi, chaque année, le Marché de la Poésie honore un invité, un pays étranger, à travers certains aspects de sa poésie ; cette année c’est l’Irlande, comme ce fut la Catalogne ou d’autres. Cette présence étrangère donne lieu à différentes rencontres, lectures et entretiens, concerts et performances et d’autre part dans le cadre de cette Périphérie, il y a par exemple un festival de poètes franco-anglais, une Biennale des Poètes du Val de Marne, des manifestations à la Maison de la Poésie de Paris. Le Marché de la Poésie collabore également avec Le Printemps des Poètes, un autre moment fort et annuel consacré à la poésie vivante. Paris aime ses poètes, ils font partie du paysage et leur poésie ne heurte guère et si c’est le cas, on oublie d’en parler. Paris c’est aussi la poésie mise en chansons, car les poètes sont lus mais aussi chantés et pas seulement au passé, celui des poètes des temps anciens, mais au présent comme l’ont fait Piaf, Montand, Brassens et comme le font une infinité de chanteurs diffusés au quotidien. Ainsi, le Marché de la Poésie apparaît comme l’épicentre d’une dynamique donnant un élan à cette immatérialité des mots mis en poésie, au-delà d’un quotidien toujours bien rude, vers un peu de rêve, d’espoir et d’insouciance.

Trois points de vue d’éditeurs et poètes

Afin d’aller au-delà des impressions, même nourries d’un certain nombre d’informations, j’ai conduit des entretiens, l’un avec le fondateur du Marché de la Poésie, éditeur et poète, les deux autres avec des éditeurs présents sur ce Marché de la Poésie, éditeurs mais également artistes plasticiens et poètes eux-mêmes. Si le poète est omniprésent, il se confond volontiers avec l’éditeur et avec l’artiste plasticien.

Germain Roesz, alsacien, dirige les éditions Lieux Dits, il est certes poète, mais aussi artiste plasticien et professeur à l’université Marc Bloch de Strasbourg, en arts plastiques. Sa poésie est souvent attachée à son art plastique et il publie volontiers des livres d’artiste où l’un et l’autre : l’écriture et la peinture, ou le dessin, ou le collage, ou la photo vont de pair pour faire œuvre. Sa présence sur le Marché de la Poésie date de trois ans, et cette année il partage le stand des éditions Barde la lézarde : question de coût ; pour la plupart des éditeurs présents ici, ce sont surtout de petits éditeurs sans vraiment de financement de leur activité. Germain Roesz est un éditeur indépendant qui publie sur ses propres fonds, environ six ouvrages par an. Il est un éditeur militant, éditeur passionné qui ne manque pas d’être présent dans le cadre de bien d’autres évènements, comme bientôt au festival L’Ecole Buissonnière à Limoges. Toujours, lorsque je le rencontre, il prépare une lecture ou une lecture-performance car lui-même écrit beaucoup et déborde largement le cadre du livre pour aller vers, par exemple, la poésie sonore ou d’autres formes de poésie-spectacle. Son indépendance en tant qu’éditeur a un coût financier ; il pourrait certes fonder une association et recevoir des subventions, mais il est attaché à cette indépendance qui, dit-il, lui donne une plus grande liberté de choix et de décision pour ce qu’il édite. Quant au Marché de la Poésie, il le perçoit comme l’épicentre de la vie de la poésie en France et l’hétérogénéité de ce qui s’y montre dans le domaine de la publication de poésie lui semble être plutôt une richesse. La dynamique insufflée par ce Marché de la Poésie lui apparaît comme une fête avec ses innombrables lectures, sur le podium, ou chez différents éditeurs, avec tous ces poètes, connus ou discrets, une fête mais aussi ce qu’il appelle une chambre d’échos où circule la poésie d’éditeur en éditeur, où les éditeurs échangent, croisent et bougent. Et puis les poètes sont là en ce lieu de rencontres, confortant la vitalité de la poésie malgré tout, malgré sa part congrue chez les grands éditeurs, malgré les défaillances dans les soutiens financiers dont elle a besoin. Alors, les éditeurs-artistes côtoient les éditeurs devenus tels par contamination : les imprimeurs ou les typographes amoureux de leur métier devenus éditeurs pour que le livre de poésie soit un chef-d’œuvre en poésie comme en typographie. Germain Roesz détaille les combats conduits pour que soit la poésie, malgré les éternelles restrictions budgétaires ici et là, malgré ce désintéressement du poète qui ne sait guère s’y prendre pour qu’un peu d’argent rentre.

Barde la Lézarde, comme Lieux-Dits, est une toute petite maison d’édition existant depuis 1992, conduite par May Livory. Elle est graphiste, artiste plasticienne, poète et donc éditrice d’ouvrages (elle les fabrique elle-même) où l’écriture poétique et la plasticité vont de pair, indissociables ; là-dessus elle est intransigeante : son parcours, ses affinités en sont la raison, affinités avec l’ethnologie, la sociologie et la linguistique, ce à quoi s’ajoute son vif intérêt pour l’Art Conceptuel et plus précisément Art and Language, sans nul doute dans l’utilisation des mots. Pour elle, l’écriture est donc autant plastique qu’elle a un contenu sémantique : à lire mais aussi à voir en tant qu’objet esthétique. May Livory dirige sa maison d’édition sous un régime associatif, sans pour autant solliciter de subventions, et publie, bon an, mal an, deux ouvrages réalisés artisanalement, même si les possibilités du numérique sont exploitées. Tout cela se vit, semble-t-il, très convivialement, avec, jusqu’il y a peu, la possession d’une galerie située au cœur de Paris, où se faisaient des rencontres entre artistes et poètes, ou ceux qui sont les deux à la fois, voire davantage : artistes, poètes et éditeurs. Les ouvrages publiés sont de petits formats, minces, très plastiques d’aspect, avec dessins, peintures ou collages et quelquefois rehauts de couleur ajoutés après l’impression. May Livory tient à établir des passerelles entre poètes et plasticiens. Le terme d’illustration, en matière d’édition, ne lui convient guère, elle préfère cette fusion où l’artiste est aussi poète et inversement. Certes la question financière, ici comme pour les éditions Lieux Dits, est rude : l’association qu’est Barde la Lézarde s’autofinance et le coût de la participation au Marché de la Poésie est lourd à porter, même si c’est l’occasion de vendre un nombre important d’ouvrages. Et puis lors du Marché de la Poésie les grands éditeurs qui servent un peu de caution aux plus petits, drainent un public qui découvre ces plus petits. S’il est vrai, dit May Livory, évoquant le coût de ce Marché de la Poésie, que les bibliothèques ont cessé de commander des ouvrages, il est néanmoins vrai que le moment du Marché de la Posée est un moment privilégié où elle peut projeter de travailler avec d’autres éditeurs. Cependant, elle participe, ici et là, à d’autres manifestations sur et avec la poésie, comme le Printemps des Poètes. Après le Marché de la Poésie, reste à May Livory à préparer le suivant, à être présente lors des multiples manifestations de poésie, avec la foi, la ténacité, l’amour de la poésie !

Jean-Michel Place a fondé le Marché de la Poésie il y a trente ans. Objectivement il s’agit d’une extraordinaire aventure, particulière à la France. De l’entretien que j’ai eu avec lui, ressortent le personnage et ce que fut et est devenu ce Marché de la Poésie. Il avait d’abord réédité des revues d’avant-garde, comme L’œuf dur, La revue Surréaliste, Sic ; travail extrêmement rigoureux qui contribuera à faire relire et revivre tout un aspect d’une poésie trop vite oubliée alors que ce qui entre autres choses a caractérisé cette poésie des avant-gardes est son extrême inventivité et sa qualité plastique, ses jeux de mise en page, avec les typographies, avec l’espace de la page. L’inventeur de ce marché fait état, lorsqu’il parle des raisons qui l’ont poussé à le créer, d’un besoin existant, pour les éditeurs de poésie, de se rencontrer, de s’écouter l’un l’autre et de faire connaître leur travail d’édition, travail souvent trop discret car la poésie échappe par nature à la diffusion de masse. Au début il s’agissait essentiellement de revues de poésie et l’impression se faisait avec les caractères de plomb, avant que ce ne soit en offset, que le numérique supplantera peu à peu. Mais aujourd’hui encore les procédés d’impression restent très artisanaux, selon des modalités techniques souvent élémentaires et sont le fait de passionnés de poésie et de belles typographies et mises en page, sur des papiers de grande qualité. Pour Jean-Michel Place, l’idée initiale était de créer un marché de producteurs, d’éditeurs, ainsi les ouvrages témoignaient et témoignent toujours d’une technicité remarquable : tirages en petits nombres mais de belle qualité, et effectivement, ne seraient-ce les grands éditeurs présents sur ce marché qui publient souvent en formats de poche reliés sommairement, les petits éditeurs se révèlent être des amoureux à la fois de la poésie et de la manière dont elle est éditée. Les propos de Jean-Michel Place mettent bien en évidence la nature de cette poésie qui domine le Marché de la Poésie : une poésie qui s’accomplit en tant que telle après être passée de son auteur, le poète, à sa mise en scène et en plasticité par l’éditeur. Le texte, plutôt que les vers, se donne à déguster tant avec l’esprit qu’avec les yeux, et même se trouve doué d’une tactilité, d’une picturalité, d’une plasticité, tout cela lui donnant cette rare qualité propre à la petite édition pour laquelle chacun des complices, le poète, le peintre, l’illustrateur (qui peuvent être une seule personne) et celui qui imprime, contribuent, ensemble, à faire œuvre rare.

Alors à la question des moyens d’existence de ce Marché de la Poésie, Jean-Michel Place répond en toute limpidité qu’il a financé lui-même, longtemps, en grande partie cette opération, en tant qu’éditeur plus qu’actif, avec par exemple Architecture d’Aujourd’hui, Vertigo (revue de cinéma), La Revue d’Esthétique, et bien d’autres. L’association loi 1901 sur laquelle repose le Statut du Marché de la Poésie reçoit des subventions de la DRAC Ile de France, de la Ville de Paris, du CNL (Centre national du livre, sous la tutelle du ministère de la Culture). D’autre part, le Marché perçoit les cotisations des exposants, un apport modeste. Et puis sur la question du choix des éditeurs, Jean-Michel Place explique que la demande excède le nombre de places, que le prix n’est pas le même pour les petits éditeurs que pour les grands, que pour beaucoup d’éditeurs ils sont là depuis des années, que pour les nouveaux ils sont plutôt invités sur la base du travail dont ils font état. Les éditions à compte d’auteur sont mises à l’écart. Le succès du Marché ouvre la porte à une hypothèse de changement de lieu et de dimension de cette manifestation ; pas certain que cela se fasse, un Marché de la Poésie plus grand serait un autre marché avec d’autres raisons et contraintes financières… sans doute moins poétiques et moins désintéressées. Cependant, Jean-Michel Place explique que les ouvertures sur d’autres pays se multiplient, avec par exemple un pays invité chaque année, avec des échanges se multipliant avec des manifestations de poésie, ailleurs, en France, en Europe, en Amérique latine.

Un autre monde

Avec ce Marché de la Poésie, avec ses éditeurs, ses poètes, ses amateurs, avec une fin de printemps bien ensoleillée, on est dans un autre monde, sur une île où les mots se chantent et se murmurent, où la raison financière et économique s’estompe. Espace de rêve, un peu en apesanteur, bien réel et pourtant doué d’une indéniable irréalité, celle de la poésie.


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