N° 114, mai 2015

La spirale d’Ormouz (4)*


Gilles Lanneau


10. La spirale d’Ormouz

Ormouz, le lundi 27 octobre. Une bourgade assoupie dans son île du même nom, elle-même dans le Détroit d’Ormouz. Ormouz, trois fois. Face aux pétroliers, par centaines, en pointillé sur l’horizon.

Petite ville de pêcheurs, paisible, assommée par un soleil de plomb, dans l’heure de midi. Vide, ou presque. Il n’y a que deux fadas pour se balader sur le front de mer, en plein cagnard. Emelle, Géhel, débarqués par la navette du matin, se dirigeant vers la citadelle portugaise, à la pointe nord de l’île. Un peu déçus ! Ils s’attendaient à y trouver El Jadida... Que des remparts grossiers, partiellement écroulés, ceinturant une cour brûlante. Sur le côté, un grand hangar métallique. Quelques vieux canons rouillés, témoignant des intentions belliqueuses des anciens propriétaires.

Dans la cour, une chapelle rustique, creusée en sous-sol pour garder la fraîcheur. Une aubaine !... Sous les voûtes obscures, à l’intérieur, tout est pesant, épais. Où sont passés les chants, les anciennes prières ? Impossible de s’y fondre !... Prières de guerriers, de conquérants, d’usurpateurs. Mauvaises prières, mauvais dieu.

Une apparition, en montant les marches, dans la lumière de l’embrasure ! Dans sa djellaba blanche, un jeune Arabe, fin, racé, au regard introverti. Il s’approche des deux visiteurs, les observe un moment, leur tend les mains, glisse à chacun une poignée de coquillages, puis disparaît en silence. Les coquillages ont de jolies couleurs : gris bleuté, abricot, corail... Ils les mettent dans leurs poches, sans rien comprendre, puis continuent la visite.

Géhel est grimpé sur un rempart, face à la mer. Au loin, sur la côte aride, Bandar-Abbas, la grande ville portuaire. Ville de toutes les surprises, de tous les contrastes, de tous les trafics. Ils ont parcouru le bazar ce matin, avant l’embarquement. Un bazar comme en Inde, au Pakistan, riche en senteurs, en couleurs, en bruits. Riche en humanité aussi : des Africains, des Arabes, des Baloutches, des Afghans... quelques Persans, discrets comme à l’accoutumée, perdus dans leur propre pays... des trafiquants russes, n’ayant pas l’air de touristes en goguette… En débouchant sur l’avenue Khomeiny, ils ont découvert un jardin, oasis bienfaisante dans la cité fébrile. Au centre, un temple hindou. La grille était ouverte… le temple vide... Sur une fresque, face à l’entrée, Shiva méditait, le visage en paix, les yeux mi-clos. En arrière-plan, quelques collègues : Krishna et sa flûte enchantée, un dieu solaire, des danseuses célestes... Message codé... le Penseur du Monde, le Son des origines, la Lumière créant les corps, les guirlandes d’étoiles tournoyant dans l’espace... Et eux, Adam et Eve - enfin, leur descendance ! - au bout de la chaîne, bouclant la boucle.

…Face à la mer, matrice immobile... Géhel met la main dans sa poche, machinalement, en ressort un coquillage. Le contemple avec admiration. L’Univers, sur quelques centimètres carrés !... La coquille est ronde, à fond plat, le dessus forme un dôme légèrement aplati. Au sommet du dôme, un point noir, d’où part une ligne spiralée, doublée d’un pointillé, s’élargissant jusqu’à la circonférence. Un rayonnement discret, sous-jacent, irradie du même point. Le tout d’une symétrie parfaite.

Temple hindou, Bandar-Abbas

En retournant le coquillage, un entonnoir en spirale, central, plongeant sur le point noir. L’Univers à l’envers ? Géhel place la coquille face à un œil. Le point noir est un trou, minuscule, où entre la lumière. L’axe du Monde serait-il vide ? Au-delà de ce vide, quoi ?... Qui ?

Le coquillage, la chapelle, le fort, le temple... Le bazar du Monde... Et toi, jeune musulman, au sortir des ténèbres, dans la lumière de l’embrasure ? Géhel se creuse la tête... En vain.

…Bandar-Abbas à nouveau, à la tombée du jour. Face à la mer, en sens inverse. L’astre orgueilleux a sombré ; une luminescence dorée s’étale sur le miroir lisse, expire en clapotant sur son rivage. Instant propice, aussitôt la mort.

Mort du vieil homme, dans l’eau amère de l’inconscient où barbotent de méchantes sirènes. Il a traversé cet océan, délaissant la frivolité du monde. Le temple lui a révélé la trame, juste avant son départ. Dans l’île aux ruines de l’ancien corps, il a cherché la perle rare. En vain... Où en est-il aujourd’hui ? Au fond d’un puits... ou de l’entonnoir en spirale... ou de la chapelle oubliée. Là-haut, un nouveau soleil rayonne. Il y a une échelle pour sortir du puits. Dans une djellaba blanche, un corps de gloire l’attend. Dans ses mains, il tient l’Univers.

11. La bête

Retour à Tabriz, via Ispahan et son cimetière.

…Ils ont hésité à entrer. Les musées les barbent, en général. Cénotaphes d’un passé mort, atone, où le temps s’est figé sur des étagères. Un musée, quelle idée !... Ils ont franchi le portail sévère, sans comprendre pourquoi. Puis se sont piqués d’ethnographie, d’archéologie, d’empires, de dynasties. Achéménides, Séleucides, Sassanides, Safavides... Deux salles superposées... Puis ont emprunté un escalier menant au sous-sol.

Surprise ! Quatorze statues monumentales, en bronze, sur deux lignes, de chaque côté d’une allée centrale. L’éclairage faible, volontairement, donne l’illusion d’être au cœur d’une caverne, ou d’un ventre, générateur de forces obscures. Les bas-fonds de la Terre ! Ces forces ont une forme, ont un sens, imprimé sur chaque statue. Au hasard : "les chaînes de la souffrance", "l’anxiété", "le racisme", "la guerre", "la faim". Monstres hideux, répugnants, où s’agrippent des corps convulsés, des visages de douleur, des rictus de haine. La Bête, dans toute sa splendeur.

"Le surhomme de la paix". L’intitulé surprend. Qui es-tu Superman ? Géhel contemple la statue, longuement. Le héros est un vieillard, usé par les combats. Il porte en lui tous les fléaux du Monde : les pulsions, la violence, la guerre... Il ingère le monstre, le digère, le transforme, dure alchimie ! Sur son visage tourmenté, un crâne immense, lisse, serein. Ses pensées sont d’amour, son unique religion... Géhel sourit. Il connaît ce parcours, tente de le suivre, laborieusement. Il n’a pas le choix, c’est là l’échelle au fond du puits, ou de l’entonnoir en spirale, qui le mènera vers le Soleil.

Escalier taillé de la forteresse de Bâbak,
province de l’Azerbaïdjân de l’est

12. Dracula

…’Ali Ahmadi, sous sa propre image, près d’un rosier en fleurs, à Golestan-e Shohada... Robert Martin, sous une simple croix, plantée sous un ciel bas dans la plaine de Champagne... Bob O’Hara, sous la même croix, face au même ciel, près d’une plage de Normandie...

La Bête a frappé... Elle frappe encore. Aux portes de l’Iran, à sa droite, à sa gauche. Elle a la plus grande puissance de la Terre à sa botte. Le plus grand vampire de tous les temps, suçant la sève humaine, goulûment. Comparé à lui, le comte Dracula n’était qu’une aimable chauve-souris.

13. Le vieux château

Tabriz, encore, au lendemain du musée. Demain, ce sera le concert pour l’amour et la paix. L’enfer, le paradis, à deux jours d’intervalle. Au milieu, ce 17 octobre, sur l’échelle qui les relie. Jour d’escalade, évidemment.

…A l’assaut du fort Babak ! Un nid d’aigle incroyable, surplombant des précipices de vertige, à quelques heures de la grande cité. Imprenable en son temps, mille ans plus tôt. Les voici partis à l’aventure. Dans le même sillage, varappeurs et randonneurs du dimanche - pardon, du vendredi ! profitent du jour férié pour prendre un bain d’air pur.

Le vieux château a eu droit aux honneurs ! Son accès commence par un escalier large - idéal pour couper les jambes au démarrage - entaillant une forêt clairsemée… puis se poursuit par un chemin d’alpage. Un chemin qui grimpe, qui grimpe, se fait sentier, se fait trace, se perd dans les rochers... Au sommet d’une crête, l’éblouissement ! Montségur des Cathares, solitaire, royal, perché à près de trois mille mètres sur un piton vertical. Envie d’ailes, soudain !

« Oh les jolis coquelicots ! »

Des pavots, sur un replat herbeux, face à l’apparition. L’air froid a nanisé les formes, accentué l’éclat des pétales orangés. Offrande à la belle ? Ou ultime tentation, avant l’assaut final ? Héroïne fatale ! La Bête aime les fleurs vénéneuses ; elle en parfume ses amoureux.

…Il y a une source vive au pied du piton. Sacrée, peut-être. Les Iraniens en remplissent des gourdes, des thermos, des outres, consciencieusement. Le sentier la contourne, grimpe en zig-­zag, débouche sur une plate-forme empierrée. De là part un escalier taillé dans la roche, sur la face cachée du piton. Tout en haut, les remparts orgueilleux.

Petite victoire, toute petite, entre enfer et paradis. Il y aura d’autres forteresses

à vaincre, beaucoup plus hautes !

*Ces chapitres sont extraits de l’ouvrage intitulé La spirale d’Ormouz mis à la disposition de La Revue de Téhéran par son auteur, et dont nous reproduisons des chapitres ici ainsi que dans les numéros suivants.

Forteresse de Bâbak

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