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Le premier carré
ou
Le jardin du nord
La rencontre avec le Sage
Devant le jardin du nord,
l’attend le patient Omid,
le passeur de l’espoir,
dont le turban moiré
est savamment tressé.
– Quelle est la formule ?
Demande-t-il au voyageur.
– « La Vallée-qui-réjouit-le-cœur »
– Tu as bien répondu,
je te laisse entrer.
Dans la longue bande
apparaissent disposés
tous les carrés ;
il ne te restera plus
qu’à progresser.
Omid tient un plateau rond
sur lequel se dresse, altière,
une aiguière entourée de grenades.
Rostam assoiffé, se désaltère,
puis Omid lui fait signe d’entrer.
Sur la parcelle alternent les herbes,
les fleurs sauvages et les gazelles ;
le voyageur leur tend la main
mais elles s’éloignent dans le vent
parfumé de menthe et de citronnelle.
Le jardin du nord
est celui de la nuit.
Les créneaux qui surmontent
les vertigineux murs noirs et blancs,
lancent leurs ombres protectrices
sur la cité qui dort.
Là se dresse un cippe,
pilier bas, dans l’ombre,
dont les inscriptions
signalent au passage
l’emplacement d’une tombe.
Les galeries sont bordées
de multiples godets d’huile
inondant de leur vacillante lumière
les calicots où sont gravés
les vers de poètes d’un autre âge.
C’est alors que Rostam voit Râmin,
le vieil ascète solitaire,
assis dans le creux profond
de son arbre-maître,
entouré de son cocon de tissus.
Le récitateur reste hésitant ;
alors le gardien l’introduit.
– Je te présente l’homme à la grotte.
– Mais son habitacle est dans un cèdre !
– Oui, c’est l’ermite et il vit ainsi ;
tu dois t’asseoir et l’écouter
car il a le savoir de tous les âges.
Pendant que tu bois ses paroles,
je te garde le fil et le cylindre ;
et resterai un peu à l’écart.
Crantées sont les mèches
de sa longue chevelure
et celles de sa barbe de sage.
Il fixe loin devant lui
mais voit au-delà de l’image,
un infini inaccessible...
où les formes ne sont plus d’ici
mais d’ailleurs... d’autres ailleurs.
Ses grands yeux en amande
ont la couleur du lapis-lazuli ;
y brille la sereine lueur du bonheur
tandis que son regard voyage
vers la ligne d’horizon.
Ses mains noueuses et marbrées
sont croisées sur son cœur.
Parfois, il n’émet que des sons
et ses traits d’une douceur extrême
sont parcourus d’un mouvement d’onde
ou d’un battement de vol de papillon.
Le sage observe avec légèreté
la porteuse d’offrande
qui passe chaque jour
entre cinq et six heures,
inclinant doucement la tête
et ramenant son voile
sur son doux visage...
Ce soir, comme chaque soir,
et aussi chaque aube,
elle vient à pas glissés,
accompagnée en secret
des instruments de musique
pour célébrer les naissances
et les morts solaires antiques.
IV
suivi de
La symbolique du tapis
Rostam s’assoit
par terre devant le maître,
Râmin lui dit :
– Le tapis est aussi un livre ;
il est le plus petit éclat du monde
et comme dans une image fragmentée,
il en est aussi la totalité.
Le jardin traditionnel est un tapis,
où, dans le sens du pôle magnétique,
les herbes y sont lissées.
Des fleurs rouges et bleues y alternent,
vibrantes et toutes auréolées.
– Tous ces symboles me ravissent.
– Au bord des plates-bandes
tombent les franges ;
elles sont comme des rémiges
qui oscillent selon la brise.
– Tu vois mon étonnement,
et mon émerveillement.
– Ce tapis de haute laine
se découpe de façon régulière
en myriades de parcelles,
et en une marqueterie de facettes.
Depuis des lustres,
les plus hautes dynasties
se succèdent dans les mystères
des conciliabules et des signatures.
– Reçois, ô Râmin
ma profonde admiration.
– Les frises sont les passerelles
reliant d’autres plans
bordés de feuilles d’acanthe.
– Je suis étonné d’entrer
dans d’autres paramètres
où toutes les géométries
sont imbriquées.
– Contemple la valeur
de ce prodige ouvrage
qui réside autant
dans la finesse des points
que dans les milliers
de nœuds tressés.
Tout est signification rituelle,
manifestation du sacré ;
tantôt dans l’obscurité,
tantôt dans la lumière.
– Suis-je digne d’œuvrer ?
– Oui, je te donne les outils :
le couteau pour couper le fil,
le peigne de métal
pour serrer les rangées
et les ciseaux acérés
pour tout affiner.
Ainsi tu deviens par cette faveur
l’artisan de ton œuvre.
– Je te suis très reconnaissant
et en ferai bon usage.
– Tisser est principalement
une détente méditative :
l’art d’allier le nouage
à l’assemblage des formes
en équilibrant les couleurs
dans un profond silence.
– Je ne peux que m’incliner.
– Il est aussi le manuscrit
que l’on relie petit à petit,
dont la couverture
semblable à un tapis,
fait sortir tous les personnages
et les anime dans un paradis.
– C’est un monde onirique.
– Par son côté magique,
le jardin est un peu
le tapis volant
parcourant le monde.
Souviens-toi
de la légende :
Le Roi Salomon en envoyant Asfa
survoler son pays sur un tapis enchanté
l’avait chargé d’une grande mission.
Mais ce dernier se laissa tomber
et l’endroit où il chute s’appela
« Asfa-han ».