N° 115, juin 2015

Sur un tapis d’Ispahan (2)


Kathy Dauthuille


III

Le premier carré

ou

Le jardin du nord

La rencontre avec le Sage

Devant le jardin du nord,

l’attend le patient Omid,

le passeur de l’espoir,

dont le turban moiré

est savamment tressé.

– Quelle est la formule ?

Demande-t-il au voyageur.

– « La Vallée-qui-réjouit-le-cœur »

– Tu as bien répondu,

je te laisse entrer.

Dans la longue bande

apparaissent disposés

tous les carrés ;

il ne te restera plus

qu’à progresser.

Omid tient un plateau rond

sur lequel se dresse, altière,

une aiguière entourée de grenades.

Rostam assoiffé, se désaltère,

puis Omid lui fait signe d’entrer.

Sur la parcelle alternent les herbes,

les fleurs sauvages et les gazelles ;

le voyageur leur tend la main

mais elles s’éloignent dans le vent

parfumé de menthe et de citronnelle.

Le jardin du nord

est celui de la nuit.
Les créneaux qui surmontent

les vertigineux murs noirs et blancs,

lancent leurs ombres protectrices

sur la cité qui dort.

Là se dresse un cippe,

pilier bas, dans l’ombre,

dont les inscriptions

signalent au passage

l’emplacement d’une tombe.

Les galeries sont bordées

de multiples godets d’huile

inondant de leur vacillante lumière

les calicots où sont gravés

les vers de poètes d’un autre âge.

C’est alors que Rostam voit Râmin,

le vieil ascète solitaire,

assis dans le creux profond

de son arbre-maître,

entouré de son cocon de tissus.

Le récitateur reste hésitant ;

alors le gardien l’introduit.

– Je te présente l’homme à la grotte.

– Mais son habitacle est dans un cèdre !

– Oui, c’est l’ermite et il vit ainsi ;

tu dois t’asseoir et l’écouter

car il a le savoir de tous les âges.

Pendant que tu bois ses paroles,

je te garde le fil et le cylindre ;

et resterai un peu à l’écart.

Crantées sont les mèches

de sa longue chevelure

et celles de sa barbe de sage.

Il fixe loin devant lui

mais voit au-delà de l’image,

un infini inaccessible...

où les formes ne sont plus d’ici

mais d’ailleurs... d’autres ailleurs.

Ses grands yeux en amande

ont la couleur du lapis-lazuli ;

y brille la sereine lueur du bonheur

tandis que son regard voyage

vers la ligne d’horizon.

Ses mains noueuses et marbrées

sont croisées sur son cœur.

Parfois, il n’émet que des sons

et ses traits d’une douceur extrême

sont parcourus d’un mouvement d’onde

ou d’un battement de vol de papillon.

Le sage observe avec légèreté

la porteuse d’offrande

qui passe chaque jour

entre cinq et six heures,

inclinant doucement la tête

et ramenant son voile

sur son doux visage...

Ce soir, comme chaque soir,

et aussi chaque aube,

elle vient à pas glissés,

accompagnée en secret

des instruments de musique

pour célébrer les naissances

et les morts solaires antiques.

IV

suivi de

La symbolique du tapis

Rostam s’assoit

par terre devant le maître,

Râmin lui dit :

– Le tapis est aussi un livre ;

il est le plus petit éclat du monde

et comme dans une image fragmentée,

il en est aussi la totalité.

Le jardin traditionnel est un tapis,

où, dans le sens du pôle magnétique,

les herbes y sont lissées.

Des fleurs rouges et bleues y alternent,

vibrantes et toutes auréolées.

– Tous ces symboles me ravissent.

– Au bord des plates-bandes

tombent les franges ;

elles sont comme des rémiges

qui oscillent selon la brise.

– Tu vois mon étonnement,

et mon émerveillement.

– Ce tapis de haute laine

se découpe de façon régulière

en myriades de parcelles,

et en une marqueterie de facettes.

Depuis des lustres,

les plus hautes dynasties

se succèdent dans les mystères

des conciliabules et des signatures.

– Reçois, ô Râmin

ma profonde admiration.

– Les frises sont les passerelles

reliant d’autres plans

bordés de feuilles d’acanthe.

– Je suis étonné d’entrer

dans d’autres paramètres

où toutes les géométries

sont imbriquées.

– Contemple la valeur

de ce prodige ouvrage

qui réside autant

dans la finesse des points

que dans les milliers

de nœuds tressés.

Tout est signification rituelle,

manifestation du sacré ;

tantôt dans l’obscurité,

tantôt dans la lumière.

– Suis-je digne d’œuvrer ?

– Oui, je te donne les outils :

le couteau pour couper le fil,

le peigne de métal

pour serrer les rangées

et les ciseaux acérés

pour tout affiner.

Ainsi tu deviens par cette faveur

l’artisan de ton œuvre.

– Je te suis très reconnaissant

et en ferai bon usage.

– Tisser est principalement

une détente méditative :

l’art d’allier le nouage

à l’assemblage des formes

en équilibrant les couleurs

dans un profond silence.

– Je ne peux que m’incliner.

– Il est aussi le manuscrit

que l’on relie petit à petit,

dont la couverture

semblable à un tapis,

fait sortir tous les personnages

et les anime dans un paradis.

– C’est un monde onirique.

– Par son côté magique,

le jardin est un peu

le tapis volant

parcourant le monde.

Souviens-toi

de la légende :

Le Roi Salomon en envoyant Asfa

survoler son pays sur un tapis enchanté

l’avait chargé d’une grande mission.

Mais ce dernier se laissa tomber

et l’endroit où il chute s’appela

« Asfa-han ».


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