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Les trois grandes religions du monde, majoritaires en nombre de fidèles, sont issues de la tradition abrahamique. Le judaïsme, le christianisme et l’islam, toutes se réclament de l’essentiel du message d’Abraham à savoir le monothéisme : "Dis ? gens du Livre ! Venez à une parole commune entre nous et vous que nous n’adorions que Dieu sans rien lui associer et que nous ne prenions point les uns et les autres pour Seigneurs en dehors de Dieu." [1] Le Coran invite ainsi les deux autres confessions apparentées à un dialogue basé sur le retour aux fondements communs et, en principe, admis de tous. Ces fondements sont l’héritage d’Abraham qui, selon le Coran, "n’était ni juif ni chrétien mais entièrement résigné à Dieu." [2]
Poursuivant la même logique, le Coran désapprouve explicitement le contenu du principe de la Trinité : "Il ne conviendrait pas à un être humain à qui Dieu a donné le Livre, la Sagesse et la Prophétie, d’inviter les gens à sa propre adoration au lieu de celle de Dieu […] et de vous commander de prendre pour Seigneurs, anges et prophètes." [3] Et le ton devient progressivement plus réprobateur : "Ceux qui disent Dieu est le troisième de trois sont certes incroyants, alors qu’il n’y a qu’un dieu unique." [4] Ces versets réprouvent clairement la nature divine qu’accorde l’Eglise romaine à la personne de Jésus-Christ et du Saint-Esprit. Pour autant, au sein même de la première chrétienté, ladite théorie de la divinité du Christ n’était pas sans faire polémique. La querelle entre les diverses conceptions christologiques a déchiré longtemps l’Eglise de Jésus en plusieurs camps opposés. Cela a finalement poussé en 325 apr. J.-C. l’empereur romain Constantin, tout récemment converti au christianisme, à convoquer les évêques et dignitaires ecclésiastiques au concile œcuménique de Nicée pour s’accorder sur une définition de la nature du Christ. Pour Arius d’Alexandrie et ses disciples, Jésus était un homme qui a été créé par le "Père", qui a pris naissance, et qui donc n’est ni éternel ni de même substance que son Créateur.
En contrepartie, les tenants de la position adverse, soutenaient la thèse de la consubstantialité de Jésus avec le Père. Enfin, sous la pression de l’empereur, qui a d’ailleurs regretté plus tard son geste, le terme de homoousios a été adopté par la majorité des évêques présents comme un dogme essentiel de la foi chrétienne. Ainsi le symbole de Nicée a-t-il introduit le principe de la consubstantialité dans le credo officiel de l’Eglise canonique de Rome, et la christologie officielle est devenue telle qu’elle existe jusqu’aujourd’hui. Elle suggère l’union, par l’Incarnation, de deux natures divine et humaine dans la personne de Jésus. Mais comment Dieu peut devenir autre par rapport à lui-même ? Comment diviser en trois l’Un absolu ? Comment deux natures substantiellement distinctes peuvent s’unir ? Comment expliquer les faiblesses liées au corps et à la situation humaine dans un être divin ? Dans quel sens prendre sa mort et ses souffrances ? Ces questions, comme tants d’autres qui n’ont jamais trouvé de réponses convaincantes, ne laissent pas de doute sur fausseté de la christologie trinitaire.
Par ailleurs, il y a une évidente contradiction entre le Jésus incarné et ses autres dénominations dans les Evangiles : le Jésus envoyé du Père, son bien-aimé ou encore le Jésus messianique ? Cette dernière épithète renvoie à une notion très connue de la tradition prophétique du judaïsme. Messie, de l’hébreu mashiah, traduit en grec par christos, signifie "oint par l’huile sacré". Une personne ointe, généralement roi et souverain, était un élu de Dieu, prédestiné à rétablir le royaume juif de David et Salomon, profondément mythifié dans la conscience collective de la communauté hébraïque qui s’impatientait pour l’avènement de son salvateur. La forte domination romaine sur la Palestine de l’époque, avivait cet esprit d’attente eschatologique pour le règne d’un roi juif envoyé de par Dieu. Enfin le rêve se réalise, au moins pour les croyants de la Bonne Nouvelle, dans l’homme de Nazareth. Les preuves historiques affirment que ses fidèles croyaient, même longtemps après sa disparition, à un réel et très proche règne de Jésus sur terre, ce qui les a d’ailleurs convaincus, entre autres, de vivre en collectivité et de bannir le travail et le mariage. Le temps les a finalement déçus et amenés à modifier un peu le sens du "règne". Ainsi, le statut messianique constituait la vraie identité que lui assimilait les proches de Jésus, dès le début de sa prédication jusqu’à la rédaction de l’Evangile de Jean.
D’où vient alors le concept de "Fils de Dieu" ? A plusieurs reprises le terme se répète dans les Ecritures, mais en fouillant dans la tradition judaïque qui forme l’arrière-fond culturel et religieux du message du Christ, on remarque une réalité flagrante. Le terme de "Fils de Dieu" ne correspond pas à la signification que lui ont donnée les futures générations de fidèles, majoritairement de la culture païenne et hellénique. En effet, un changement dans le milieu géographique et culturel des nouveaux évangélisés issus de mondes foncièrement étrangers à la pensée et à l’idéologie juive, a fait imposer une charge sémantique inouïe à un simple terme hébreu. Sans vouloir réduire l’ampleur d’une mutation conceptuelle à un phénomène linguistique, on ne peut s’empêcher de dire que le destin de ce mot est devenu le plus lourd de conséquences dans l’histoire humaine. Dans le contexte biblique, les énoncés "père-fils" exprimant le rapport privilégié de Dieu avec certains de ses sujets, ne réfèrent absolument pas à une filiation réelle entre eux. Le terme est employé dans l’Ancien Testament en trois sens :
1- Pour désigner les anges célestes : "Lorsque les hommes eurent commencé à se multiplier sur la face de la terre et que les filles leur furent nées, les fils de Dieu virent que les filles des hommes étaient belles et ils en prirent pour femmes parmi toute celles qu’ils choisirent." [5] Dans le livre de Job et les psaumes de Daniel, le terme est utilisé dans le même sens.
2- Pour dénommer les patriarches et les rois d’Israël et de Juda, en particulier David et sa descendance : "Je serai pour lui un père et il sera pour moi un fils ; et je ne lui retirerai point ma grâce, comme je l’ai retirée à celui qui t’a précédé." [6] Dans le même chapitre, toujours en s’adressant à David, il continue : "Voici, il te naîtra un fils, qui sera un homme de repos, et à qui je donnerai du repos en le délivrant de tous ses ennemis d’alentour ; car Salomon sera son nom, et je ferai venir sur Israël la paix et la tranquillité pendant sa vie. Ce sera lui qui bâtira une maison à mon nom. Il sera pour moi un fils, et je serai pour lui un père ; et j’affermirai pour toujours le trône de son royaume en Israël." [7]
3- Enfin pour présenter l’ensemble du peuple d’Israël : "Israël est mon fils aîné." [8] ou bien lorsqu’ils sont présentés comme les enfants de Dieu : "Vous êtes les enfants de Yahvé, votre Dieu." [9]
La normalité de l’expression se révèle encore plus lorsqu’on le voit employé même dans le Nouveau Testament pour désigner l’ensemble des croyants : "Vous êtes tous par la foi fils de Dieu." [10] ou encore : "Heureux ceux qui font œuvre de paix, ils seront appelé fils de Dieu." [11]
Par conséquent, il est hors de doute que l’expression biblique "fils de Dieu" soit complètement dépourvue d’une originalité significative particulière. Elle réfère à une culture patriarcale qui par accommodation ou affection faisait valoir, à travers son imagerie linguistique, le lien père-fils pour manifester un rapport privilégié entre Dieu et certains humains. Mais, avec le temps, surtout quand la doctrine de la Trinité, absente des textes bibliques, a été tardivement élaborée, la notion bascule dans l’extrême. Elle penche pour une définition sans précédent. Le prophète et réformateur juif devient une partie de Dieu, le Seigneur lui-même. L’Evangile de Jean, le plus distant du Christ quant bien à la date de sa rédaction que le contenu de son discours, a joué un rôle décisif dans cette déviation : "Au commencement était le Verbe ; et le Verbe était Dieu […] et le Verbe s’est fait chair." [12] Pour autant, l’imagerie biblique, pleine de métaphores et analogies, n’aurait probablement pas donné lieu à une telle déviation anthropomorphique, si le christianisme primitif n’avait pas été si prématurément imprégné de la culture mythologique gréco-romaine.
Pour conclure, il convient de savoir que Jésus lui-même ne s’est jamais nommé fils de Dieu. La quasi-totalité des 70 apparitions du terme dans le Nouveau Testament se place dans les propos des autres, tous familiers de la terminologie juive. En revanche, le seul, j’insiste, le seul titre qui revient fréquemment sur ses lèvres, c’est bien la très parlante expression de "Fils de l’homme", 82 fois employée dans les textes canoniques. Le terme, malgré les interprétations et ambiguïtés que lui attribuent les exégètes, semble assez éloquent dans la négation de sa nature divine par le prophète nazaréen. Il n’aurait pas mieux dit que Dieu, ni père ni fils, ne procrée pas ; Il crée.
[1] Coran, sourate Ale-Emran, 64.
[2] Ibid., 67.
[3] Ibid., 79-80.
[4] Ibid., sourate Maede, 73.
[5] Bible, livre de la Genèse, 6:1-2.
[6] Ibid., Chroniques I, 17:13.
[7] Ibid., Chroniques I, 22:9-10.
[8] Ibid., Exode, 4:22.
[9] Ibid., Deutéronome, 14:1.
[10] Epître aux Galates, 3:26.
[11] Ibid., Matthieu, 5:9.
[12] Evangile selon Jean, 1:1