N° 121, décembre 2015

Saber Abar
« L’acteur qui devient artiste »


Kajâl Fakhri, Mohammad Bahrâmi


Photos issues de l’exposition "Je fais appel à l’aide du peuple" de Sabar Abar

Nous avions, dans un autre article, parlé de Ahou Kheradmand [1], qui faisait son entrée dans le monde de l’art plastique après de nombreuses années passées au cinéma. Le sort a fait qu’elle ne fut pas la dernière à s’initier au maniement des couleurs et des images. Saber Abar, jeune et provocateur acteur du cinéma contemporain fit récemment de même, bien que l’écart de technique, de vision, et de sérénité entre eux ne soit pas minime.

Abar construit cette exposition, intitulée « Je fais appel à l’aide du peuple », sur la base des annonces des personnes disparues pendant les années 60 en Iran publiées dans les journaux de l’époque, ainsi que quelques objets caractéristiques de la même période. Si l’on réduit cette exposition à la première partie (l’installation) où ces objets sont exposés crûment aux regards des spectateurs, en faisant table rase des deux autres (la vidéo et la performance), on n’aura pas fait justice au titre de cette exposition. Telle est peut-être l’origine de la majorité des critiques qui l’ont visée.

L’installation, telle qu’elle est et contrairement aux deux autres parties de l’exposition, convient mal au sujet. Dans cette partie, par le biais des annonces publiées sur du papier peint en vogue pendant la décennie concernée, l’artiste vise à susciter un sentiment de nostalgie chez le spectateur : le regret d’une époque qui n’est plus, une époque perdue, et nous, imbibés de ce regret, nous recourons à l’imprimerie pour la faire revenir – pour la « figer ». Les photos des personnes disparues, de par leur nombre exorbitant (plus de 1500) et leur aspect décoratif, ne réussissent pas à concrétiser la vie de leur sujet. Nous ne voyons pas ces gens, nous ne les touchons pas, leur vie demeure inconnue, à l’instar des milliers d’objets à côté desquels nous passons quotidiennement sans les apercevoir.

L’artiste ne recourt pas au peuple pour trouver quelqu’un, il ne désire même pas nous montrer le nombre incalculable de personnes qui disparaissaient à une époque. Sa tâche ne consiste pas à mettre en scène les personnes disparues, mais une période disparue. Des individus, il fait un décor pour une époque où la disparition était un fait divers, un événement. La nostalgie ne peut englober un concept aussi vaste que la disparition (et par-là la perte) puisqu’elle fait corps avec un temps et un lieu précis, tandis que la disparition et « l’appel à l’aide au peuple » (afin de trouver soi-même, l’autre ou afin de remplir un vide) sont des préoccupations spatio-temporelles.

En outre, et contrairement aux explications de Rassoulov, le galeriste, qui présente la notion polyvalente de la perte et de la disparition dans le monde contemporain comme l’objectif de cette exposition [2], l’installation représente, sans grand succès, la forme la plus basique de la disparition. Dans cette partie de son travail, l’artiste ne se soucie pas de correspondance entre le médium et le sujet et il ne réussit hélas pas à montrer la fluidité de son sujet.

Comme s’il était frappé d’une prise de conscience soudaine de ce tort, il emploie d’autres médiums pour mettre en scène ce même sujet dans les deux autres parties, des médiums qui ont plus d’affinités avec sa profession. Sa vidéo partage certains traits avec la première partie : plan fixe d’un immeuble délabré, deux personnes perdues qui déambulent sans se voir, même si, grâce au miracle du montage, elles passent l’une à travers l’autre, se font face. La nostalgie se montre encore une fois dans le décor : les rideaux, l’architecture, la façade et les vêtements. Ici, deux autres notions parentes de la disparition apparaissent : l’attente et le chagrin. Le temps qui n’avance pas. Ici, c’est sur le perdant que le regard est focalisé. Le spectateur ne peut que se trouver face à une interrogation : le disparu n’aurait-il plus de contrôle sur sa vie que le perdant ? D’ailleurs, c’est à ce genre de questionnement que le livret accompagnant l’exposition se livre.

C’est, pourtant, à la dernière étape de l’exposition, la performance, que l’artiste dépasse la provocation de la nostalgie chez le spectateur au profit de la mise en scène de la rupture de la communication dans les rapports humains.

La performance occupait, au sein de cette exposition, une place à part. Entre les deux pièces aux parois vitrées et transparentes, placées sous la lourdeur noire d’une structure provisoire couverte d’une bâche, s’étend un couloir. A son extrême, une vidéo, constituée des mêmes annonces, est projetée tandis qu’une voix déclame le nom de la personne et la date où elle aurait disparu. La musique de fond mélange la musique traditionnelle iranienne de la même époque avec de la musique gothique instrumentale.

Dans chaque pièce, décorée par des objets de la même période, une personne est exhibée face aux spectateurs. L’intérieur des pièces évoque vaguement les préjugés supposés et traditionnels à propos des différences entre le féminin et le masculin. La pièce de Saber Abar elle-même comporte les apparences d’un bureau de travail, tandis que dans la pièce de la jeune femme, des objets appartenant à « la sphère féminine » sont disposés : des ustensiles de cuisine. Devrait-on voir dans cette mise en scène, une mise en garde contre les présupposés qui mettraient une telle distance entre les deux pièces, voire les deux personnes ? Devrait-on croire que les ténèbres de l’espace en contraste avec l’intérieur illuminé des pièces, font allusion au contraste existant entre le social et le privé en Iran ? Qu’est-ce qui est perdu : le temps ? La vie ? La compagnie ? Ou est-ce tout simplement la notion de perte qui est représentée ?

Les spectateurs, face au caractère vif de cette performance, sont encore plus troublés par l’absence de communication verbale. L’interaction entre les performants et les spectateurs se réduit au contact visuel et aux paumes posées contre la vitre. La pertinence entre le sujet et la pratique, ici, montre pourquoi les deux premières parties de l’exposition laissaient à désirer, les arts plastiques étant loin d’être le violon d’Ingres d’Abar.

Pourtant, cette exposition doit être considérée comme un événement, avant tout en raison des débats qu’elle a suscités. Là où la pénurie de critiques et de dialogues se fait pesamment sentir, cette exposition fournit le prétexte pour une remise en question du statut de l’art en Iran, la maîtrise des outils artistiques, les droits d’auteur, les critères régissant l’exposition des œuvres et l’estimation de leur valeur.

Elle a attiré de nombreuses critiques. Considérant que ce jeune et talentueux acteur avait fait, avant son irruption sur la scène de l’art plastique, publier un livre (non moins controversé et critiqué), et ayant à l’esprit qu’à peine quelques jours après le vernissage de cette exposition, son nom est apparu sur un album de musique, on peut questionner son souci d’expression artistique. Ce constat a poussé nombre d’observateurs à s’interroger sur le statut de l’art plastique en Iran : ce dernier attribue-t-il davantage de crédit à l’artiste que le cinéma, où les acteurs bénéficient pourtant, en règle générale, de plus de célébrité et de fortune ?

De plus, cette exposition a été l’occasion pour beaucoup de contester la place des galeristes et leur responsabilité envers les spectateurs, les artistes et les œuvres. L’amitié entre le galeriste et l’artiste est-elle un bon critère pour l’exposition de ses œuvres ? Quelles seront les conséquences d’une telle procédure de sélection sur la carrière des jeunes artistes ? Et quelles seront ses conséquences sur le sort et l’avenir de l’art du pays ? Doit-on considérer ce genre d’événements comme œuvrant au profit de l’art en ce qu’ils font connaître ce domaine à un public plus large ? Le besoin d’une éthique ne se fait-il pas sentir de façon urgente, ici comme ailleurs ?

Notes

[1« Du figuratif à l’abstrait : Une semaine dans le Téhéran des peintures », La Revue de Téhéran, N° 116, juillet 2015.

[2« Saber Abar fit appel à l’aide du peuple : les disparus des années 60 en photos », Service de presse Mehrnews, 31 juillet 2015.


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