N° 121, décembre 2015

Hâtef Esfahâni, un poète contemporain
de la dynastie zand


Shahâb Vahdati


La dynastie zand règne sur l’Iran de 1750 à 1794. L’arrivée au pouvoir de Karim Khân Zand constitue une période de stabilité relative, et offre un terrain favorable au développement de la culture. Ce moment coïncide donc avec un nouvel épanouissement de la littérature persane, dont l’une des figures les plus éminentes est Hâtef Esfahâni.

Hâtef Esfahâni naît à Ispahan au début du XVIIIe siècle, l’année exacte de sa naissance restant inconnue. Dès sa jeunesse, il est le disciple et un partisan fervent du maître Moshtâgh Esfahâni. Hâtef reçoit de lui une formation approfondie en histoire, littérature et poésie, qui coïncide avec l’écriture de ses premiers vers. Il étudie également les mathématiques et la médecine, et voit le règne de sept rois iraniens, tous de la dynastie zand. A cette époque, dans le domaine littéraire, le genre lyrique est le plus développé dans des formes traditionnelles comme les ghassideh, les ghazal ou encore les robâ’i (quatrains). Face à cela, la poésie épique et les genres de la prose narrative n’ont guère évolué. Hâtef Esfahâni s’inscrit dans le courant dominant de son temps, et compose notamment un recueil de poèmes lyriques majoritairement composé de ghazals ("gazelle", du fait que le poète compare son âme à cet animal). Hâtef s’inspire directement et consciemment de Saadi et Hâfez. Il appelle à la sincérité, ainsi qu’à l’expression naturelle des sentiments et des humeurs, même au prix de la transgression des conventions du genre. Dans l’un de ses ghazals, il exprime ainsi ses états intérieurs :

Un moment parfait où nous sommes assis entre roses et tulipes

Toi et moi, la bouteille dans une main et la coupe dans l’autre

La pluie a versé des perles mouillées sur le peuplier et le jasmin

Et le verglas des marguerites éparpillées sur les tulipes et les roses...

Dans la passion que je ressens pour toi près des roses et des cyprès,

Le rossignol chante dans l’herbe et la colombe roucoule

Viens à la prairie qui tient dans ses mains pour te l’offrir

La rose comme une coupe, la jonquille comme une tasse et la tulipe comme un bol

C’est le temps des fêtes ! Et que t’arriverait-il si dans la fête

Tu m’offrais un baiser de ta bouche qui m’anime [1]

Par la puissance des sentiments qui y sont exprimés et leur dimension hédoniste qui évoquent certains passages de Hâfez, les vers de Hâtef glorifient la vie. Toutefois, l’espoir est relativement absent de la poésie de Hâtef. Elle contient souvent des notes lugubres, et exprime des humeurs où la mélancolie et même parfois une certaine confusion mentale est perceptible. Dans ses ghazals, l’amour agit principalement comme une force créatrice de souffrance, souvent investi d’un rôle sacrificiel pour sa bien-aimée. S’il peut être heureux au début, de façon ultime, l’amour est donc surtout synonyme de désespoir et de détresse : « Hélas ! Les roses fleurissent à peine et voilà le vent qui souffle pour détruire mon nid. » ; « Si une tempête de sable chaud soufflant sur un lit de fleurs se jette sur mes feuilles et brûle mes fruits, que ferais-je avec les nuages du printemps, et quel besoin aurais-je du vent d’automne ? » ; « Avec des centaines de questions dans mon cœur, je suis allé vers elle ; mais je suis arrêté dans la peur et resté muet », écrit encore Hâtef, soulignant l’état de ses héros lyriques ayant « un cœur troublé » et « une âme confuse ».

Obsédant incessamment le poète, le désespoir est accompagné chez Hâtef de la foi en une vie parfaite en contraste avec la sienne, en un avenir brillant qui confère un ton singulier à sa poésie, qui n’est pas sans rappeler l’œuvre de certains poètes romantiques européens : « Si après l’automne vient le printemps, l’automne de la vie ne sera suivi d’aucuns printemps » ; « Ne viens pas vers moi, ô jardinier !, si aux jours printaniers je te rappelle les feuilles fanées de l’automne. »

Un grand nombre de ghazals de Hâtef ont également une coloration soufie et abordent les thématiques de l’atteinte impossible de Dieu, de la vérité, et des réalités immatérielles :

« Dois-je trouver ce que je désire en m’engageant dans la voie vers Toi ?

Mais qui suis-je enfin ? Et que cette voie est sans fin ! »

Ce ton est caractéristique de l’œuvre de ses contemporains. Ainsi, les vers suivants ont été écrits par Moshtâghi, un autre poète de cette époque : « Si les jours et les nuits de ce monde prennent fin ô Moshtâgh ! Pourquoi pleurerais-je pour les jours obscurs et les nuits noires ? »

Ainsi, les vents destructeurs, le bonheur dormant, ou encore les nuits interminables sont des thèmes régulièrement abordés dans les œuvres de nombreux poètes de l’époque, accompagnés de l’image de l’oiseau en captivité. Pour Moshtâgh comme pour Hâtef, les oiseaux se débattent au coin de leur cage jusqu’à en perdre leurs plumes - « Que sont beaux les jours de liberté et les battements d’ailes dans le jardin de fleurs ! » De ces poèmes se dégage donc un sentiment négatif vis-à-vis du monde, une préoccupation vis-à-vis du sort, et un rêve de liberté qui se conçoit encore de manière abstraite. Conjugués avec une inspiration soufie, les vers abordant la question de l’amour rejoignent souvent la thématique de la patrie et le désir de trouver une issue aux problèmes présents dans son pays. De façon plus générale, le poète s’efforce de comprendre les racines du mal, et de trouver un moyen de sortir de cette situation. Il aborde également la question de la « confusion des affaires dans l’ةtat », et fait partie des premiers poètes iraniens à aborder des questions sociales.

Hâtef Esfahâni

En outre, Hâtef emploie une riche symbolique, ses vers étant peuplés de métaphores et d’allégories. Il reprend des symboles familiers de l’amour mystique, tout en y ajoutant de nouveaux. Ainsi, l’image traditionnelle du rossignol soupirant et quittant la roseraie n’est autre que le poète lui-même. Mais l’auteur se présente également au travers l’image d’une « colombe gémissante » sortie du jardin comme si, « de tous les côtés, on lui jetait injustement des pierres ». Le poète se met aussi parfois dans la peau d’un oiseau pour questionner le chasseur : « Est-ce qu’il est permis aux corbeaux d’entrer dans le jardin ?/ Les milans sont dans la roseraie et nous, en captivité ». Le jardin, la roseraie et la prairie ne symbolisent pas le paradis comme dans la pensée soufie, mais plutôt la terre natale du poète où il « a vécu dans l’espoir sa jeunesse alors que maintenant, vieux et désespéré, il a quitté ce lieu où il a subi tant de blessures ». La rose et le mince cyprès symbolisent les amis du poète ; cependant, Hâtef s’éloigne de la symbolique traditionnelle de la rose et présente cette fleur privée d’épines, qui lui offre son amour : « …de cette rose sans épines, je n’ai reçu qu’amour et fidélité ». Tous les chagrins du rossignol, de la colombe et de la roseraie elle-même n’ont pour cause que « le harcèlement du jardinier et la brutalité des fleurs gênantes », autant de symboles des forces extérieures hostiles au bien, ou bien de ses propres états intérieurs négatifs. D’autres symboles traditionnels ont été réinterprétés pour changer de rôle : ainsi, si dans un ghazal, la roseraie reste l’image du « jardin d’Eden », il est lui-même vulnérable, car « hélas, en raison d’attaques de corbeaux, il ne contient pas un seul rossignol ». Les ghazals de Hâtef font également partie des premiers exemples d’un genre que l’on pourrait qualifier de lyrisme social, et il fut après sa mort considéré comme un poète incarnant la fidélité et le dévouement à sa patrie. Son œuvre comprend aussi des échanges épistolaires à tonalité lyrique uniques en leur genre avec ses amis poètes comme Sabâh et Azar. Les lettres de Hâtef comme celles de ses amis étaient rédigées en vers sous la forme de ghassideh et avaient souvent un contenu philosophique mêlé de détails sur les relations qu’entretenaient l’auteur et ses destinataires. Ici, comme dans les ghazals, les thématiques sociales sont largement abordées ; la plupart des expériences en apparence intime du poète étant associées à des problèmes plus généraux et impersonnels. Ainsi, dans une lettre à l’adresse d’Azar à qui Hâtef parle de sa solitude et de son espoir de le revoir bientôt, il remarque la malveillance des gens « excessivement fortunés » à son égard. Ils lui sont étrangers car, selon lui, ils ne peuvent pas comprendre ni apprécier la vraie poésie. Hâtef est donc parfois contraint de ne pas écrire comme il lui plaît. Ses poèmes non écrits sont « les belles voilées » pour qui il ne trouve pas de « prétendants dignes ». Il revient sur ce thème dans une lettre à Sabâh où il rédige une conversation imaginaire avec lui-même durant une morne nuit d’insomnie. Ses pensées sont seules comme le poète lui-même est solitaire. Ces beautés restent enfermées dans une maison en ruine, et « à côté d’elles ne vit que la tristesse, et la joie semble ne jamais y trouver son chemin. » Le poète ne peut révéler leur beauté dans ses vers, car « il n’existe pas de personne talentueuse qui soit digne de vous », répond-il aux beautés qui demandent à être dévoilées. Dans la même lettre où Hâtef se plaint du ressentiment et de l’amertume que lui apporte son métier de médecin (son activité principale était naturaliste et pharmacien), il se désole de l’existence d’un manque de compréhension chez ses élèves et ceux qui l’entourent : « Le ciel m’a condamné à fréquenter les gens insignifiants du bazar » dans l’imagination desquels « l’Art de Jésus (la médecine) équivaut au métier d’un maréchal-ferrant ». On peut sentir l’amertume du poète causée par l’ignorance et une certaine arriération qui règne alors dans son pays.

Les éloges peu nombreux de Hâtef, qui s’adressent principalement aux artistes influents, montrent sa parfaite connaissance de la littérature du passé. Cependant, il s’écarte parfois de la tradition pour les exprimer, et ses panégyriques sont aussi l’occasion de formuler des questions personnelles reflétant ses pensées et ses sentiments. Ainsi, l’incipit de l’un de ses ghassideh est la description d’un voyage à Kâshân où il a été témoin d’un violent tremblement de terre. Le spectacle de la catastrophe naturelle et les destructions qui s’en sont suivies, la mort de nombreuses personnes, « endormies dans la soirée sur la poitrine de la joie » et le matin « disparues sans laisser de trace sur le sol », suscite chez le poète une sorte de révolte contre le sort qui envoie sans cesse les gens, lui y compris, vers de nouvelles épreuves.

Comme de nombreux poètes de son temps, Hâtef fait l’éloge des gens actifs dans la reconstruction des villes détruites et admire ceux qui essaient de mettre fin à l’agitation et aux troubles internes du pays. Il souligne également parfois le rôle de Karim Khân Zand (1758-1779) dont il loue surtout la justice. Il espérait aussi que le règne de Karim Khân - l’un de ces rares rois iraniens qui, cessant temporairement les guerres qui déchiraient le pays, favorisèrent le développement de la vie urbaine, le commerce et la reconstruction -, puisse arrêter le déclin économique du pays et mener une politique menant à l’édification d’un ةtat iranien fort. En conclusion, même si cette période de calme relatif en Iran fut brève, elle fut le témoin d’un renouveau dans la vie littéraire du pays, avec l’expansion d’un mouvement littéraire qui s’oppose au contre-sens et à une certaine préciosité de la création artistique ; mouvement dont Hâtef Esfahâni reste l’un des plus éminents représentants.

Bibliographie :
- Brown, Edward, Târikh-e adabiyât-e fârsi (Histoire de la littérature persane), traduit par Rashid Yâsemi, Téhéran, 1937.
- Rezâ Zâdeh, Sâdegh, Târikh-e adabiyât-e Irân (Histoire de la littérature de l’Iran), Shirâz, 1975.
- La Grande Encyclopédie de l’Islam, article sur Hâtef Esfahâni

Notes

[1Ghazal n°73 de son Divân


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