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Dans son sommeil, cette nuit, Géhel tient un bébé dans ses bras. Il est dans un hôpital pour enfants, semble-t-il, avec des infirmières, d’autres bébés. L’endroit est blanc, aseptisé. Impersonnel. Le bébé est silencieux, il le fixe de ses grands yeux. Sur son corps de nourrisson, un visage mûr aux traits bien affirmés. Géhel est partagé, il serre le bébé tout contre lui ; en même temps il en est encombré, il aimerait bien s’en débarrasser. Il a des scrupules. Il se promène dans la pièce, interrogatif, son bébé dans les bras. Une infirmière s’approche. Elle paraît triste ; elle l’informe que l’enfant est condamné. Géhel le regarde. Il a un bon visage joufflu, il respire la santé. Au fond de lui, Géhel se dit que cette mort l’arrangerait bien, qu’il pourrait s’en libérer. Il a honte de cette pensée, il est malheureux. Il regarde l’enfant à nouveau. Son visage est devenu vieillot, fatigué. Usé par la vie, Géhel serre le bébé encore plus fort. Celui-ci s’accroche, désespérément. Puis se crispe avec violence, se convulse, s’affaisse dans ses bras. Géhel contemple l’enfant-vieillard. Son regard s’est effacé. Ses yeux grand ouverts, devenus vitreux, se perdent dans le néant…
Géhel se lève, ouvre les rideaux, s’assied sur le rebord du lit. En face de lui, Téhéran dort d’un sommeil brumeux. Il regarde sa montre. Trois heures. Dans autant d’heures, ils seront à l’aéroport, un peu étonnés, n’osant croire à la fin du voyage.
…Et ce voyage, que lui dit-il ? Que lui réserve la suite ? …Géhel n’aime pas beaucoup les méthodes de divination. Les tarots, les runes, tous ces machins obscurs… L’avenir est une histoire présente, bien tracée, au détail près. Les pages sont blanches, écrites à l’encre invisible. Il tente, tout de même. Il sort d’un sac un coffret cartonné. Il l’a trouvé dans la petite librairie du bazar de Shirâz. A l’intérieur, une cinquantaine de beaux dessins sur du papier glacé, format carte postale. Au verso, des poèmes d’Hafez, en persan, qu’il ne sait traduire. Les images seules lui parleront : des tableaux de Mahmoud Farshchiân, un artiste réputé du pays. Il prend la pile entre ses mains, tire une carte au hasard.
… Le vieillard est moribond au centre de l’image. Il a le teint ivoire des cadavres, les joues creuses, le regard désespéré. Il tend la main droite vers le ciel, vers des nuages obscurs où perce un rayon de lumière blanche. L’homme semble flotter dans les airs, mais ses pieds reposent sur le sol. Un sol difforme, ayant l’aspect d’un monstre, tarabiscoté, sans queue ni tête. De cet amas s’extrait une main qui l’agrippe par le flanc. Autour de lui, dans les airs, trois belles dames. Elles ont des ailes, des visages angéliques, des parures de nuages, de fleurs… mais leurs pieds sont près du sol. Elles le tentent. La première le dévisage d’un air admiratif, en l’éventant d’un bouquet de plumes. Elle est l’Orgueil. La seconde lui susurre des secrets à l’oreille. Elle se nomme Mensonge. La troisième – en premier plan sur l’image – est la plus belle. Elle est parée des verdures de la Terre. Sa main caresse la paume de celle du vieillard. Elle est la Chair. Elle aiguise ses passions de sa main douce et tiède. Lui est à bout, il n’en peut plus, appelle le ciel… et celui-ci ne lui envoie qu’un pâle rayon.
Géhel recule l’image, la contemple dans sa globalité. L’ensemble est délicat, précis, harmonieux. Il a un sens. Le corps du vieil homme, le corps de la Bête, le corps des dames, leurs ailes, les nuages, tout forme une spirale, sous-jacente, discrète. Elle les aspire en son centre. Et le centre n’est pas dans la petite lumière du ciel. Le centre, c’est lui… Il ne le sait pas.
Géhel ne dormira plus cette nuit. Il oscille entre son rêve et l’image du poème d’Hâfez. Il perçoit la connexion des deux. Du vieil homme et de l’enfant-vieillard.
L’enfant-vieillard, c’est ce petit bonhomme en lui-même qui s’accroche à l’écume de la vie, à ses menus plaisirs, à ses menus malheurs. Qui ressasse sans cesse la même opérette. Le vieil homme, c’est lui. Son fardeau l’accable, il aspire au ciel, aux étoiles. Il veut se débarrasser de l’enfant, en dépit des braves infirmières. Il a des scrupules, la Terre le retient. L’Animal se cramponne à lui, les sirènes du ciel cherchent à l’égarer. Il supplie ce ciel de ténèbres, où filtre une lumière fragile. Il est désespéré, il est entre la vie et la mort.
Un miracle, peut-être ! Il y croit à peine…
Le miracle, c’est lui. Lui, ce Lui qui le dépasse, en lui-même, infiniment. Ce Lui qui le cherche, qui le fouille, jour et nuit. Ce Lui qu’il entrevoit, parfois : au concert de Tabriz, dans l’étincelle de diamant… Qu’il a goûté, un soir d’octobre, au banquet des amoureux du Vin ; qu’il a cru discerner dans le feu mazdéen… Ce feu couvait en lui depuis les origines. Il l’a embrasé en rejetant l’enfant-vieillard. L’enfant Juliette tenait la flamme sacrée. Et cette flamme venait d’un feu éternel dont nul ne connaît la Source.
Le soleil se lève à l’horizon déchiqueté des montagnes du désert. Ou se couche. Ses faisceaux enflamment l’ancienne ville, ses remparts, ses tours ; la lumière crue consume son corps de sable et d’argile. Feu cosmique, à la gloire du Soleil des origines. Feu d’offrande, d’adoration. Ou feu du sacrifice.
… Accrochée à un mur dans la zone de transit, entre les jardins d’Eram, à Shirâz, et les ruines de Persépolis, Bam les dévisage du haut de son enceinte d’orgueil. Géhel a un peu honte. Ils s’étaient promis de lui rendre visite, une seconde fois, au retour de Bandar-Abbâs. Le trajet était long, peu pratique, prometteur de poussière, de chaleur collante. Ils lui ont préféré l’express qui filait vers le Nord.
Bam, vaisseau gigantesque échoué sur une plage sans fin, où la mer serait absente. Bam, issue du sable, promise au sable… Nostalgie, dans l’ambiance un peu triste d’un voyage qui s’achève. Souvenir ! Le lacis des venelles dans la cité antique, le bazar, la citadelle, ses dentelles de créneaux. La mosquée, la synagogue. Sans les psaumes, sans l’appel à la prière. Cité vide, morte, où s’est tu le chant du monde, depuis longtemps.
Hors l’image du cadre et son arrière-plan minéral, il y a la ville nouvelle, il y a l’oasis, ses palmiers, ses orangers, ses lauriers-roses. Un hymne à la vie, un défi au silence, au vent des sables. Bam respire, soupire, palpite… Bam existe. Point minuscule sur la spirale d’Ormouz, tout près du bord.
…Géhel ne sait pas, ce mardi 11 novembre 2003 – anniversaire d’un jour de vie, aussitôt la mort Jour anniversaire de l’armistice de 1918, en France. – juste avant l’aube… Dans quarante-cinq jours exactement, à la même heure…
Vingt secondes, à peine. L’intervalle entre la vie et la mort. Entre le chant du monde et ses lamentations. Vingt secondes pour un raz de marée gigantesque, sans les lames… Et le sable reprendra ses droits.
La loi de la vie. Implacable. Deux tours de piste, coucou pour la photo, et on s’en va. La photo !… Les photos, en files interminables, à Golestân-e Shohadâ, la Roseraie des Martyrs. A Bam, demain, dans un autre jardin de fleurs, sous l’éventail des palmiers dattiers. D’autres martyrs, pour quel sacrifice ? Le pays a son compte depuis trois décennies. Les séismes à répétition, huit ans de guerre. Une autre guerre à la porte, ne demandant qu’à entrer. Du pétrole, du gaz, du minerai, du caviar… par ici la bonne soupe ! D’autres martyrs à l’horizon… Fatalité ?
L’Iran est le vieil homme, au pays de l’Enfant-Poète. Il rejette l’enfant-vieillard, usé par les millénaires. Cinq ou six millénaires, davantage peut-être. Millénaires de conquêtes, de culture, de raffinement… L’enfant s’accroche, désespérément. Puis se crispe avec violence, se convulse… va s’affaisser, bientôt. Le vieil homme est accablé, il a des scrupules, la Terre le retient. L’Animal s’accroche à lui ; il veut le retenir, le faire glisser, le rouler dans sa glaise. Il a envoyé ses sirènes en renfort. Elles se nomment Orgueil, Mensonge, Matérialisme.
L’Animal a les moyens, il a la plus grande puissance de la Terre à sa botte… Lui supplie le ciel et sa lumière fragile.
Un miracle, peut-être ! Il y croit à peine…
Le miracle, c’est lui. Ce Lui qui le dépasse, en lui-même, infiniment. Il le possède depuis les origines. L’origine, la Source. Source du feu, ce feu mazdéen, en son sein, qu’il a enfanté, attisé, protégé au fil des millénaires. Qui s’apprête à jaillir… Ils sont des légions à tenir la flamme sacrée. Enfants-martyrs, à Bam, à Massouleh, à Golestân-e Shohadâ…
Le vieil homme aussi va mourir. Papillon fou, dans ce feu qui le consume… Dans la flamme il pourra vivre, enfin, nouveau Phénix, ou Simorgh, se contemplant dans le miroir du Monde.
…L’avion a décollé. A dix mille mètres au-dessus du sol, l’esprit s’échappe. Dans les premières lueurs du matin, loin au sud, Bam se prépare au sacrifice. Elle a la grâce tranquille de l’agneau paré pour l’oblation. Ou de la rose offerte au sécateur du jardinier. Elle est belle. Sa beauté restera inscrite dans la mémoire de l’Univers, à jamais.
Le banc est vide à Golestân-e Shohadâ. Les morts sourient au ciel, leur unique témoin. Leur unique espoir. Dans la chaleur de l’après-midi, le silence pèse.
…Un crissement léger sur le gravier, quasiment inaudible. Perdue au milieu des tombes, une vieille femme en noir, un arrosoir à la main. Une mère, ou une veuve, ou une petite fiancée restée fidèle. Elle se tient droite malgré les ans. Elle a la noblesse des gens marqués par le destin. Sur son visage, en sillons indélébiles, elle porte la douleur du monde. La femme est belle, pourtant. Son regard est limpide. Sur ses lèvres, une ébauche de sourire, en lueur d’espoir.
Les petits soldats la saluent sur son passage, à tour de rôle. Eux l’ont reconnue, c’est sûr ! Elle a deux mille ans, ou davantage. Elle les aime, elle les a portés en son sein, tous ensemble. Et ce sein est généreux, il en portera d’autres, par milliers, par milliards, dans la nuit des temps.
Ce soir, dans la nuit d’Ispahan, sur les eaux noires de la Zayandeh, elle revêtira son corps de gloire, virginal, éternel. Elle sera "l’Ange au Sourire". Les regards ordinaires verront un siège vide, sur une terrasse de café. Un enfant l’entreverra parfois…
Si cet enfant devient poète, ensemenceur du Verbe… Si ce poète se fait harpiste, sous les doigts d’or du Chef d’Orchestre inconnu… L’Enfant-Poète reconnaîtra sa Mère. Dans le silence des cœurs, ils se diront : "Je t’aime !"
*Ces chapitres sont mis à la disposition de La Revue de Téhéran par son auteur.