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Ce matin, je pars en voiture de Téhéran avec mon guide et ami, Ali. Nous sommes le 17 mai 2016 et il m’emmène à Ghamsar, une petite ville au nord de la province d’Ispahan. Cette commune est réputée pour son festival de fleurs qui a lieu tous les ans au mois de mai. Pendant que le paysage désertique iranien défile sous mes yeux, j’explique à Ali ce qui m’a entraîné ici.
Tout a commencé avec Dior, il y a quelques années. Cette institution de la mode et du luxe revisite la formule de ses parfums régulièrement pour actualiser la composition de ses créations. Cette année-là, je travaillais pour un fleuriste de Bruxelles et nous avions pour contrat de monter un mur de fleurs pour le lancement de "Miss Dior". La salle devait être décorée pour l’occasion avec les ingrédients du parfum, ce qu’ils appellent : sa recette.
"Miss Dior" est un parfum à base d’extrait de rose de Damas.
Présentation du nouveau parfum "Miss Dior" à Bruxelles
La rose de Damas est une rose de parfumeur car c’est une rose sauvage, comparable aux espèces d’églantiers. Il nous est impossible de nous en procurer en fleur coupée. Le rosier est un buisson particulièrement épineux, sa fleur est petite, délicate et son parfum sucré.
Pour comprendre pourquoi cette rose est si particulière, il faut remonter le temps jusqu’au Moyen Âge voire même beaucoup plus loin… dans l’Antiquité. Les jardins clos de la Mésopotamie ancienne ont servi de référence au monde entier. On les fait remonter à plus de 4000 ans avant notre ère. Ce sont des espaces emmurés, divisés en quatre secteurs ou tchahâr bâgh, spécialement dédiés au repos physique et spirituel. Dans les régions du centre de l’Iran, les plantations nécessitent une irrigation constante et le jardin devenait alors tel un paradis grâce à la fraîcheur, l’ombre et l’eau qu’il fournissait dans un climat aussi rude. Dès lors, la culture des fleurs devenait aussi importante que celle des légumes. Une place importante est dédiée à la rose, la reine des fleurs. On lui réserve un espace privé dans chaque jardin : le golestân. Ce sont ces roseraies qui ont inspiré nombre de poètes et d’écrivains dont Saadi, célèbre auteur perse du XIIIe siècle.
Les origines de la découverte de la rose Mohammadi demeurent floues. Certains en attribuent le mérite à un gouverneur byzantin qui se laissa séduire par ses propriétés exceptionnelles lors d’un voyage et l’emporta jusqu’à Damas. Selon de nombreuses sources, c’est en 1254 que le chevalier croisé Robert de Brie préleva une bouture de rosier pour la ramener en France où elle sera cultivée à Provin. Sa renommée devient internationale et depuis, sa production s’étend. Grâce aux illustrations, à la littérature et aux croisades, la rose Mohammadi a conquis le monde. On l’appellera aussi rose de Provin ou rose de Damas.
Mais revenons à Ghamsar dans la province d’Ispahan où la rose Mohammadi se cultive depuis des temps immémoriaux. Elle y était surtout transformée pour ses vertus médicinales mais aussi pour son parfum si particulier. Alors qu’à Rome et en Egypte, il était de mise d’offrir des couronnes de fleurs et de feuillages à ses invités, en Perse, on les vaporisait d’eau de rose. On se servait aussi des pétales de fleurs pour décorer les plats et parfumer les mets.
C’est ici, proche du désert central de Maranjab, que les rosiers poussent aux pieds des montagnes. Ce massif encercle et protège la vallée et ses roses anciennes contre la chaleur brûlante du climat en leur offrant une oasis de fraîcheur. L’environnement de cette cité-jardin et le parfum de ses fleurs créent une incroyable atmosphère. Malgré l’expansion mondiale de la culture de la rose Mohammadi, la petite ville d’Iran reste et restera la capitale de l’eau de rose. Car c’est dans sa région d’origine que la concentration est la plus forte. Son eau est d’une qualité exceptionnelle souvent considérée comme la meilleure au monde.
Pour parcourir les derniers kilomètres de la route qui séparent Ghamsar de Kâshân, je coupe la climatisation de la voiture et ouvre les fenêtres. On ne distingue pas encore les champs ni la ville mais déjà, nos sens nous guident. Il y a une telle concentration de parfum dans l’air que mes récepteurs olfactifs s’électrifient et mes papilles s’activent, me faisant saliver.
Lorsque l’on arrive chez notre hôte Narges, elle nous présente d’emblée sa production : des quantités de bouteilles d’extraits de fleurs et de plantes. Elle nous sert le thé aromatisé avec de l’eau de rose. Narges est fille, petite-fille, arrière-petite-fille.... de producteur d’eau de rose. Elle a un petit sourire en coin lorsqu’elle raconte que son prénom signifie narcisse en persan.
La production d’eau de rose est donc une affaire de famille. Le matériel de son système de production est implanté directement au milieu de sa cour. Il se compose de seulement quelques éléments.
- Une cuve de 150 litres en cuivre. Le cuivre n’altère pas la qualité de l’eau comme l’aluminium mais il faut la laver après chaque utilisation pour ne pas endommager la production.
- Un foyer souterrain artificiel alimenté par l’électricité qui cuit de façon constante et à basse température.
- Deux tuyaux en aluminium conduisent la vapeur de la cuve jusqu’à la jarre.
- Une jarre de terre cuite qui est reliée aux tuyaux de récolte de la vapeur et baigne dans un réservoir d’eau courante. Elle permet de recueillir et de refroidir la vapeur.
- Un système d’irrigation qui, grâce à une pompe, alimente en permanence une rivière artificielle d’eau froide partant d’un réservoir qui ressemble à une petite piscine au milieu de la cour.
Plus la cuisson est lente, meilleures seront les propriétés. Il est donc nécessaire de prendre son temps. C’est seulement à la fin du processus, lorsque la vapeur est revenue à un état liquide, que l’on peut ouvrir la jarre. Il doit exister des instruments de mesure mais Narges travaille encore à l’ancienne : elle goûte. Pour tester la concentration, une infime quantité à l’arrière de la langue suffit ; plus l’eau est amère, meilleure est sa qualité.
L’après-midi touche à sa fin. Narges m’invite à revenir le lendemain matin pour aller dans les champs avec son mari et cueillir les roses "à la fraîche". Fraîcheur toute relative car la récolte débute à 6h du matin et le thermomètre affiche déjà 32°C. Le mari de Narges me conduit à l’ouest de Ghamsar. Il faut monter un peu sur les coteaux car les rosiers sont à l’extérieur de la ville. Lorsque l’on arrive, beaucoup de personnes sont au travail. Plusieurs propriétaires locaux se partagent l’usufruit du champ alors que chaque famille achète sa cueillette de fleurs au kilo. On commence par casser du bout des doigts toutes les fleurs qui sont déjà épanouies pour ne laisser que les boutons. On passe d’une plante à une autre en faisant attention, car toutes les fleurs doivent être prélevées même celles nichées au milieu du rosier épineux. Chaque jour, tous les producteurs d’eau de rose se retrouvent ici pour récolter quelques sacs de fleurs, uniquement ce dont ils ont besoin pour leur production journalière. Si nécessaire, ils reviendront demain.
Due aux conditions climatiques difficiles cette année, la saison n’est pas bonne. L’hiver a été exceptionnellement froid et long. La récolte a commencé avec plusieurs semaines de retard et ne durera que 15 jours alors qu’en moyenne, une plante produit pendant 24 jours. Le rosier n’est pas remontant, c’est-à-dire qu’il ne va fleurir qu’une seule fois dans l’année. Pour survivre, chaque famille distille d’autres extraits de plantes comme la menthe, la fleur d’oranger, la cannelle... Toutes des eaux utilisées et vendues chez les apothicaires pour soigner les maux du corps.
A 10h, la récolte est terminée car il fait trop chaud et les fleurs perdent leurs qualités. On rentre donc pour boire un thé... à la rose. Je me permets de parler du futur de la famille à Narges. Je suis curieuse de savoir comment ils arrivent à définir leur avenir. Elle n’est pas inquiète. L’activité touristique qui se développe grâce à l’ouverture des frontières apporte une sécurité supplémentaire. Ils se préparent à vendre plus de produits à base de roses dans les années à venir.
Heureusement, il y a beaucoup d’espace et ils projettent déjà de planter plus de rosiers. La seule inconnue reste la reprise de la ferme familiale. Comme la plupart des adolescents du monde, son fils aîné ne veut pas vivre à la campagne. Il rêve de partir travailler en ville. Nous sommes bien loin de la frénésie qui entoure les événements de Dior alors que je sirote mon thé parfumé dans la cour de la maison après une matinée de travail avec Narges et sa famille. Mais qui s’en soucie réellement ici, alors que le parfum de la rose de Damas nous enveloppe pendant que le « goutte-à-goutte » de la récolte journalière s’écoule lentement sous la chaleur du désert iranien ?