|
Schémas culturels et modes de communication en Iran contemporain :
Etude de concepts caractéristiques de la langue persane en vue d’une meilleure communication interculturelle
Dans son Qâbous Nâmeh écrit en 1082, l’émir perse Keykâvous ibn Eskandar recommande d’utiliser des figures de style (sanâ’ât) et un langage figuratif comme un moyen de manifester son éloquence et son élégance. Bien que datant de plus de neuf siècles, l’importance du "bon mot", même dans le parler quotidien, demeure bien vivante dans la société iranienne contemporaine ; une société où il n’est pas rare de citer des vers de poésie classique pour étayer un propos, et où des programmes de télévision consacrés à l’improvisation poétique comme Qand Pahlou rencontrent un véritable succès.
L’art du bien parler est lié à une histoire et une culture particulières, que l’on peut notamment lier en Iran à l’importance de la belle parole à la fois dans le zoroastrisme et dans le mode de révélation propre à l’islam. Dès lors, le mot, qu’il soit dit oralement ou calligraphié, est considéré comme ayant une valeur esthétique en soi, indifféremment de sa signification. L’existence d’expressions telles que qedâsat-e kalâm ou hormat-e kalâm véhiculant l’idée d’une sacralité des mots est particulièrement révélatrice de la considération accordée à l’art de la communication orale et écrite. Cette réalité est en partie à l’origine de l’existence de techniques de communication complexes reposant à la fois sur des valeurs culturelles et des systèmes sémantiques propres à l’Iran. En outre, le persan est une langue ayant un sens aigu de la nuance. L’une des clés de relations sociales harmonieuses consiste donc à savoir interpréter les sous-entendus parfois infimes véhiculés par le choix d’un mot dans un contexte particulier.
Le but de cet article est d’expliciter certains schémas culturels à la source d’une façon de s’exprimer et de concepts originaux en persan, et de fournir ainsi quelques clés à la compréhension de catégories de pensée influant sur la forme et le fond de la communication en Iran. [1] Il vise aussi à souligner la nécessité, en vue de développer une relation saine et féconde avec l’Autre, de savoir prendre une certaine distance avec sa façon de concevoir le monde pour essayer de le saisir avec sa propre logique et ses catégories de pensée, qu’elles soient conscientes ou inconscientes.
Il y a un peu plus d’un siècle, le linguiste Ferdinand de Saussure énonçait une idée fondamentale : la langue doit être envisagée comme un système clos, où chaque signe trouve sa signification non pas isolément, mais par rapport aux autres signes qui la constituent. On ne peut comprendre le sens d’un mot qu’en le situant dans un tout. Saussure cite l’exemple devenu fameux du mouton français et du sheep anglais : ces deux termes n’ont pas la même valeur, car en français, le mouton désigne à la fois l’animal vivant et la viande que l’on mange, alors qu’en anglais, sheep fait uniquement référence au premier, alors que sa viande est désignée par un autre terme, mutton. Saisir le sens précis d’un mot implique donc de comprendre le système de significations dans lequel il s’insère. Quelques décennies plus tard, des linguistes comme Robert Kaplan [2], Edward Sapir, Benjamin Lee Whorf ou Adam Jaworski soulignent le lien entre langage et culture, selon l’idée que la structure du langage aurait une influence déterminante dans la constitution de modes de pensée particuliers, et qu’en retour, les significations véhiculées par les mots dépendraient de normes d’interprétation en grande partie façonnées par des schémas culturels. [3]
Dès lors, dans une culture donnée, chaque mot prend une connotation particulière et est associé à toute une série d’images, de catégories [4] ou de schémas [5] qui se constituent notamment à partir des interactions entre ses différents membres. [6] La majorité des citoyens d’un pays participe ainsi de façon plus ou moins marquée à des schémas communs, qui sont à la source d’une vision du monde et de normes de comportement partagées dans leurs grands traits. Dès lors, "un groupe culturel n’est pas une agrégation d’un certain nombre d’individus vivant dans un lieu défini, mais davantage des gens qui conceptualisent plus ou moins leur expérience de façon similaire." [7] Il sous-entend que la culture est non pas une réalité donnée, mais davantage une construction discursive ou une "communauté imaginée". [8] Si ces représentations partagées permettent à des personnes d’une même culture de se comprendre, à l’inverse, elles pourront être source de malentendus et constituer un réel obstacle à toute communication authentique avec un interlocuteur extérieur, qui aura tendance à saisir le sens des mots et interpréter les comportements au travers de ses propres schémas mentaux.
En se gardant d’adopter une posture essentialiste qui refuse la possibilité d’une compréhension réciproque en définissant les cultures comme des entités figées, homogènes et imperméables les unes aux autres, nous cherchons ici à expliciter certains paradigmes culturels et tendances générales qui confèrent une teinte sémantique particulière aux mots en Iran, en vue de permettre une meilleure compréhension de l’épistémé iranienne partagée par une grande partie des citoyens de ce pays. [9]
La question de la manifestation de la gratitude et du respect, qui constitue l’un des rouages centraux de la communication, est d’autant plus sensible qu’elle est souvent liée à des expressions s’enracinant dans un contexte culturel particulier. Il est ainsi fréquent en Iran d’utiliser l’expression de sharmandam [10], qui signifie littéralement "j’ai honte", pour exprimer de la gratitude vis-à-vis d’une personne qui a rendu un service. [11] Cependant, prise dans ce contexte linguistique et culturel spécifique, l’idée de honte prend une connotation distincte de celle que nous lui donnons généralement. Elle n’est pas associée à un sentiment d’humiliation et de déshonneur, mais sert à exprimer une reconnaissance de l’énergie que la personne a consacrée à rendre ce service, et le fait qu’elle n’était pas obligée de le faire. Ce mode d’expression est lié à un schéma culturel fondé sur l’importance de l’humilité et l’idée que rien n’est dû, comme fondement de relations sociales cordiales et harmonieuses.
Selon la même logique, sharmandam peut aussi être employé lorsqu’on offre quelque chose à une personne, pour lui signifier que le bien offert est bien inférieur à ce qu’elle mérite réellement. Elle permet d’exprimer du respect et de l’estime, mais aussi une sorte de culpabilité de ne pouvoir faire plus. Cette expression peut être suivie d’une expression au sens proche et souvent employée en Iran, ghâbel-e shomâ râ nadâreh, qui signifie littéralement "vous ne valez/méritez pas cela", avec comme sous-entendu "vous valez/méritez bien mieux", et que l’on pourrait traduire par "ceci n’est pas à même de rendre compte de votre valeur ". Enfin, sharmandam peut s’employer de façon très large, pour interpeller quelqu’un, selon la même idée implicite de reconnaissance que le temps de l’interlocuteur est précieux. [12]
De tels sous-entendus se retrouvent dans de nombreuses expressions persanes et révèlent l’importance de la manifestation de l’estime et de la valorisation de l’interlocuteur dans toute entreprise de communication, cette attitude de respect visant en retour à générer le même sentiment chez l’interlocuteur.
Avant d’étudier plus en détail le sens particulier d’autres termes en persan, il est nécessaire de revenir sur le schéma culturel que nous venons d’évoquer, en ce qu’il constitue une matrice déterminant le sens et l’emploi de nombreuses expressions courantes. La connaissance des ressorts de ce schéma, que nous désignons ici par les notions de adab va ehterâm, est primordiale en Iran, car c’est dans la mesure où elles sont reliées à cet ensemble que de nombreuses expressions prennent tout leur sens. Le concept de adab comprend à la fois les idées de courtoisie, de politesse, de bonnes manières, de respect de l’étiquette et d’éthique sociale [13], sans pour autant s’y limiter. Il s’insère dans un réseau sémantique complexe lié à la culture iranienne : ainsi, le terme adabiyât, qui signifie littérature, est dérivé du même mot, ce qui sous-entend une conception originelle de cette discipline comme devant refléter les bonnes pratiques morales et les codes de conduite socialement approuvés. De même, s’il est souvent traduit par "respect", le terme de ehterâm est loin de s’y limiter, et comprend d’autres connotations subtiles comme l’honneur, l’estime, la dignité… [14]
Le schéma du adab va ehterâm repose sur une idée maîtresse : l’humilité comme ressort de relations sociales saines et équilibrées, et se manifeste selon des codes propres à la culture persane - nous l’avons entrevu avec la façon dont s’exprime la gratitude en Iran. Cette humilité est liée à une conception du rapport entre le soi et les autres devant être fondé sur le shekasteh nafsi [15] - shekasteh signifiant "cassé" et nafs, le soi -, c’est-à-dire à la fois sur le refrènement de l’égo et la valorisation de son interlocuteur. Cette norme générale trouve de nombreuses manifestations dans le parler quotidien, notamment dans la façon de réagir à toute forme de discours positif. Ainsi, s’il est complimenté à propos d’une qualité, d’un talent, ou d’un succès, un Iranien aura immédiatement tendance à le minimiser ou à l’attribuer à d’autres : l’interlocuteur, ses parents, ses professeurs
[16], ou même Dieu ou le destin. [17] Même le fait de dire que l’on trouve quelque chose "beau" est in fine attribué à la beauté du regard de celui qui exprime le compliment, au travers d’expressions comme "C’est votre regard qui est beau/ qui voit la beauté" (tcheshm-e shomâ qashang mibineh). [18] Le point d’orgue de cette culture valorisant l’abnégation se reflète sans doute dans les expressions ghorbân-e shomâ ou ghorbânetoun beram signifiant littéralement "je suis prêt à me sacrifier pour vous", et qui sont très souvent utilisées pour exprimer son affection et son respect pour une personne. [19]
Maîtriser l’art de détourner ou de retourner des compliments est central en Iran : savoir s’effacer pour mettre l’autre en avant permet de montrer sa modestie et, in fine, sa grandeur d’esprit. [20] Cette démarche inclusive consistant à ne concevoir tout accomplissement que dans un cadre collectif pourra aussi sembler étrange à un interlocuteur de culture occidentale, pour qui le succès a tendance à être davantage pensé et évalué en terme d’effort et de mérite personnel. Cependant, en les resituant dans ce schéma culturel doté d’une fonction précise, on pourra comprendre que ces réponses ne sont pas toujours à prendre pour argent comptant, et que manifester son humilité est tout autant une marque de respect authentique qu’une norme d’intégration sociale.
Sans vouloir se lancer ici dans une étude approfondie de l’origine de tels traits culturels, il apparaît néanmoins possible d’établir un lien entre le schéma du adab va ehterâm et les traditions spirituelles à la fois de l’Iran ancien et de l’islam. Si le zoroastrisme met la bonne pensée et la parole suivies de beaux actes au centre de la pratique religieuse, le Coran expose toute une psychologie de l’âme liée à l’idée de adab. Il établit une distinction entre différents types ou plutôt étapes de la nafs (âme ou égo, selon le contexte), dont la nafs ammâra [21], principe des émotions et désirs égoïstes qu’il est nécessaire de dompter pour atteindre une nafs apaisée (motma’inna) [22], siège de hautes valeurs de générosité, d’humilité et d’effacement. Dans la pensée mystique iranienne, tout cheminement spirituel doit ultimement mener à une annihilation de son nafs-égo (fanâ’), qui constitue le principal obstacle à la réalisation de son vrai moi dont la vocation est de s’unir au Créateur.
La valorisation sociale de l’abnégation puise certainement de ses racines dans cet éthos religieux, qui a lui-même donné naissance à une abondante littérature poétique et mystique faisant de l’effacement de soi la voie royale de tout perfectionnement humain. Il serait d’ailleurs intéressant de voir comment, de la religion à la littérature, ce schéma s’est progressivement converti en modèle culturel et en principe régulateur des relations sociales.
Le ta’ârof [23] et le cortège d’expressions auquel il est associé constitue une autre manifestation de la façon de concevoir la politesse et le rapport à l’autre en Iran. Sa compréhension est indispensable pour saisir la façon dont s’organisent la communication et les rapports sociaux dans ce pays. Il prend notamment la forme de propositions et d’invitations répétées à faire ou accepter quelque chose (surtout lorsqu’on est l’invité de quelqu’un), de compliments, et en retour, d’hésitation à demander, accepter, ou à se plaindre de quelque chose. [24] Il peut aussi prendre la forme d’un refus répété d’accepter une compensation financière en échange d’un service ou d’un bien. Il peut être une offre authentique et sincère qu’il ne faut cependant pas accepter tout de suite, mais aussi une pure formalité qu’il faut savoir détecter pour la refuser avec courtoisie : c’est le cas lorsque, dans la vie quotidienne, un chauffeur de taxi ou un épicier proposera à plusieurs reprises à son client de ne pas le payer. Il peut se transformer en véritable jeu et peut se prolonger longtemps, jusqu’à ce qu’une personne accepte finalement de se servir en premier, de franchir le seuil d’une porte avant les autres, ou de ne pas payer elle-même l’addition du restaurant. Le ta’ârof repose sur une réciprocité : à une demande répétée d’accepter un présent ou une offre doit répondre un refus lui aussi répété de l’accepter. Le recours au ta’ârof a le paradoxe d’être à la fois un mode incontournable d’expression de respect, de politesse et d’humilité, et d’être l’objet de critiques de la part des Iraniens : il est très fréquent de demander à l’autre de ne pas faire de ta’ârof ou de se plaindre qu’il en fasse, l’idéal sous-tendu étant d’atteindre une communication où chacun exprimerait ses souhaits de façon franche et directe. Cependant, ce paradoxe n’est qu’apparent, car demander à l’autre de ne pas faire de ta’ârof ou nier en faire fait aussi partie intégrante de ce même ta’ârof, et est considéré comme une marque supplémentaire d’estime vis-à-vis de son interlocuteur. On retrouve aussi ce mode d’expression dans la façon de se saluer : afin d’exprimer un respect pour tout ce qui est lié à son interlocuteur, un Iranien s’enquerra non seulement de la santé de ce dernier, mais aussi de celle de l’ensemble de sa famille même s’il ne la connaît pas, la réponse consistant à dire que l’ensemble de sa famille le salue en retour.
Si le ta’ârof pourra sembler exagéré et parfois même hypocrite à un regard extérieur, il doit être compris comme une convention sociale fondée sur l’importance d’accorder la plus grande attention possible aux souhaits de l’autre, et en retour de ne jamais le mettre dans l’embarras. Pour une personne extérieure à la culture persane, garder ce schéma à l’esprit est essentiel pour pouvoir interpréter correctement le sens des mots dans leur contexte. Par exemple, répondre d’abord "non" à l’offre d’un thé fait partie du schéma de politesse iranienne. La communication ne fonctionnera que si celui qui a fait la proposition sait interpréter que ce "non" cache en réalité très probablement un "oui", et qu’il lui faut reformuler sa demande une autre fois pour saisir le souhait réel de son interlocuteur. Le ta’ârof est une pratique qui ne peut fonctionner que si elle est comprise par les deux parties comme un instrument de l’expression d’un respect mutuel et d’un "art de la communication" proche de la joute oratoire.
Si, comme nous l’avons vu, l’idée de modestie est centrale pour saisir comment s’organisent les formes de communication en Iran, ces dernières reposent sur une relation dynamique entre plusieurs idées maîtresses qui se renforcent mutuellement. Le schéma du adab va ehterâm, la valorisation de l’humilité et la pratique du ta’ârof sont inséparables d’une conception d’un moi social exprimé en persan par le terme de âberû [25], très imparfaitement traduit par les notions de face, d’honneur, de respectabilité ou de dignité. [26] La fréquence de l’emploi de ce mot dans la vie quotidienne est un signe de l’importance que peut avoir la réalité qu’il désigne : un Iranien va souvent exprimer verbalement un désir de se comporter et faire toute chose avec âberû (aberû dâr), et sa crainte que quelqu’un lui "prenne" son âberû (âberû bordan) ou que son âberû soit "jeté" (âberûrizi). Ayant à la fois une dimension personnelle et sociale, il peut engager toute une famille et un cercle d’amis. Le degré de cette respectabilité/dignité sociale est lié à de nombreux facteurs dont l’ascendance généalogique, le niveau d’études, la situation matérielle, le réseau social et le comportement personnel. On naît donc avec un certain capital d’âberû, mais on peut l’enrichir ou l’appauvrir au travers de sa propre façon d’agir. Cette accumulation ou perte d’âberû au travers de ses actions et relations constitue un critère important à l’aune duquel on se mesure et on est mesuré ; il agit donc comme un facteur de classification et de prestige social - sa perte entraînant un état de disgrâce. [27] Une cérémonie organisée avec âberû signifiera que, d’un point de vue matériel, rien n’a manqué, mais aussi que d’un point de vue immatériel, l’ensemble des règles de convenance et de politesse, y compris le ta’ârof, ont été respectées. A l’inverse, on parlera d’âberûrizi s’il est venu à manquer quelque chose, si un plat a été raté, ou si l’un des hôtes a fait sans le vouloir une remarque déplacée. La préservation de l’âberû constitue une valeur régulatrice essentielle des rapports sociaux et des manières d’agir en société, en ce qu’un grand nombre d’actes sont réalisés en fonction de l’implication que cela pourrait avoir en termes d’âberû. Il révèle aussi le rôle du regard des autres dans la définition à la fois du statut social et de l’identité personnelle en Iran. Ainsi, la représentation sociale que l’on donne de soi-même et sa propre identité sont en grande partie définies par l’âberû que l’on a pu acquérir aux yeux de la société. La définition de soi est dès lors avant tout relationnelle. L’idée d’âberû est elle-même étroitement liée aux autres schémas et "manières de dire" que nous avons évoqués. Ainsi, pour revenir à la façon iranienne de recevoir des compliments, le fait de s’effacer en valorisant son interlocuteur permet d’augmenter l’âberû de ce dernier mais aussi, en retour, le sien.
Si nous continuons à dérouler la chaîne des relations existant entre différentes idées clé de l’éthos culturel iranien, il nous faudra aussi évoquer le concept de shakhsiyat, qui est lié à la fois au âberû et au ta’ârof, et se renforcent mutuellement : plus quelqu’un sera doté d’âberû et respectera les conventions du ta’ârof, plus il sera considéré comme doté de shakhsiyat (bâ shakhsiyat). Ce terme, qui signifie littéralement "personnalité", renferme tout un ensemble de connotations dont les notions de politesse, de tact, d’honneur [28], et d’une savante maîtrise des conventions sociales. Cependant, comme l’observe Sharifian, si l’âberû est avant tout lié à des facteurs sociaux comme le statut de la famille au sein de la société, la shakhsiyat est surtout le résultat d’un effort personnel pour se construire une image socialement approuvée. [29] Il qualifie donc une personne en tant qu’individu, et non en tant que membre d’un réseau social complexe, même si plus la shakhsiyat d’une personne sera élevée, plus l’âberû de son groupe social sera valorisé.
Exemple de mode de communication entre deux personnes ayant un lien proche et souhaitant fixer un rendez-vous en France et en Iran.
En France :
A-Salut, comment vas-tu ?
B-Ça va, merci, et toi ?
A-Bien. Ça te dirait d’aller à une expo cet après-midi ?
B-Je préfèrerais qu’on se retrouve pour discuter tranquillement dans un café.
A-Hum… J’aimerais vraiment aller à cette expo, et en plus c’est le dernier jour ! On pourra aller au café une autre fois…
B-Ecoute, ça ne me dit rien. Tu n’as qu’à y aller puis ensuite on se retrouve au café un peu plus tard !
A-D’accord, parfait. On se retrouve à 17h devant le café Voltaire ?
B-OK pour 17h. A tout à l’heure !
En Iran :
C-Bonjour, comment allez-vous ?
D-Je vais bien, merci. Comment va votre famille ?
C-Elle va bien, merci. Et votre famille ? Votre mère va-t-elle mieux ?
D-Ils vont tous très bien, merci, ils vous saluent.
C-Je pensais… Aimeriez-vous que nous nous voyions cet après-midi ?
D-Oui, que souhaiteriez-vous faire ?
C-Je ne sais pas… Avez-vous une idée ?
D-J’ai entendu dire qu’il y avait une exposition intéressante.
C-Hum… Aimeriez-vous y aller ?
D-Et vous, qu’en pensez-vous ?
C-Pourquoi pas… Ça a l’air intéressant
D-Je pense aussi que le sujet à l’air intéressant. Je vous rappellerai plus tard pour que nous fixions l’heure et l’endroit où nous pourrions nous retrouver.
C-D’accord, j’attends donc votre appel.
D-D’accord, à tout à l’heure.
(Nous nous sommes ici inspirés d’un dialogue présent sur le site www.ccivs.org)
Nous voyons ici la mobilisation de deux schémas distincts : un premier où les préférences individuelles sont clairement énoncées pour arriver à un optimum entre les deux parties quitte à se séparer momentanément, et un autre où les deux interlocuteurs essaient constamment de ne pas exprimer de choix définitif, et laissent toujours la porte ouverte à l’expression des préférences de l’autre - imposer un choix, et en retour refuser une proposition concrète, étant perçu comme une marque d’impolitesse. Jusqu’au bout, rien n’est fixé de façon définitive, pour que chaque interlocuteur se sente libre de pouvoir changer le programme sans avoir le sentiment d’indisposer l’autre s’il ne lui convient finalement pas. Nous sommes donc en présence de deux idéaux distincts : maximiser les désirs individuels dans le premier cas, et atteindre une harmonie en respectant le choix des deux parties dans le deuxième, qui à reléguer au second plan certaines préférences personnelles. Il n’y a bien entendu pas de "meilleure" façon de communiquer, chacun de ces modes fonctionne parfaitement tant qu’un même schéma est partagé par les interlocuteurs. Cependant, des malentendus sont susceptibles d’apparaître si un membre du premier groupe échange avec un membre du second : A aura tendance à être gêné par le manque de clarté de C, et au contraire, D pourra penser que B lui a manqué de respect en exprimant sans ambages ses préférences personnelles.
Dans son ouvrage Beyond Culture, l’anthropologue Edward T. Hall expose une distinction intéressante pour penser les différences interculturelles : les cultures où le contexte (lieu, type d’interlocuteur, etc.) est chargé de significations implicites et joue un rôle déterminant dans le sens des mots et la façon de se comporter (high context cultures), et celles où les gens s’adressent davantage les uns aux autres de façon informelle et uniforme indépendamment des rapports de hiérarchie ou des statuts sociaux (low context cultures). Le rôle du contexte influe aussi sur les techniques d’expression : une culture à contexte fort aura davantage tendance à recourir à l’implicite, au sous-entendu et à des codes non verbaux, tandis qu’une culture à contexte faible valorisera une communication plus claire, directe et pragmatique. [30] S’il ne s’agit bien entendu pas de vouloir "ranger" l’Iran dans telle ou telle catégorie, il apparaît que les codes de communication évoqués plus haut sont utilisés de façon très souple en fonction de la nature de la relation entre une personne et son/ses interlocuteur(s), et que chaque contexte est porteur de nombreuses significations implicites définissant la façon d’utiliser ces codes. Ils s’apparentent donc davantage à la logique d’une culture à contexte fort. [31]
En Iran, la maîtrise des codes de savoir-dire et de savoir-être implique de bien savoir discerner et de moduler son expression en fonction du rang de la personne à laquelle on s’adresse. Ainsi, la manière d’employer les appellatifs "Monsieur" (âghâ) et "Madame" (khânom) est très codifiée, et dépend du degré de respect et du type de relation entretenu avec la personne à laquelle on s’adresse. Employer "Monsieur" suivi du nom de famille sous-entend que la relation est formelle et marquée par une distance, alors qu’employé après un prénom ("Ali aghâ" par exemple), ce terme prend une connotation tout autre et exprime soit une relation proche, soit l’existence d’une certaine hiérarchie entre ces deux personnes. Ce terme peut aussi être utilisé suivi du titre de son interlocuteur, comme "docteur" ou "ingénieur" (âghâ-ye doctor/mohandes) pour exprimer un respect particulier.
Plus subtil encore, il est très courant en Iran de s’adresser à une même personne différemment selon le contexte : en présence de personnes étrangères à la famille, il est souvent de coutume qu’un mari s’adresse à sa femme en l’appelant "Madame", et la vouvoie. Cette pratique s’insère dans le même schéma de adab va ehterâm que nous avons étudié, et exprime un respect vis-à-vis de l’hôte pour qu’il ne se sente pas gêné de pénétrer dans l’intimité d’une famille. De même, dans des contextes formels, il n’est pas rare de faire référence à soi en employant l’expression de bandeh ("serviteur") à la place du "je", selon la même trame consistant à faire preuve de modestie face à son interlocuteur. Et pour démontrer un respect supplémentaire, il est fréquent de dire, lorsque l’on rapporte ses paroles, qu’il a "commandé" (farmoudan), et non qu’il a "dit" (goftan). Il est dès lors possible de deviner le type de relation liant deux personnes simplement au travers du choix des mots qu’elles emploient dans leurs échanges verbaux. Etant donné que le statut de chacun est relatif et sera redéfini en fonction de celui de chaque nouvel interlocuteur, il est donc nécessaire de savoir manier et moduler l’emploi de l’ensemble des expressions du langage quotidien, au prix parfois d’une importante gymnastique linguistique et mentale, pour maintenir un subtil équilibre entre respect, affirmation de son statut supérieur ou inférieur (selon l’interlocuteur), et préservation de l’âberû des deux parties.
En suivant la logique de dépendance conceptuelle que nous avons dégagée entre plusieurs idées, cette adaptation du mode de communication au contexte est liée à un autre schéma structurant les relations sociales en Iran : celui de la distinction entre le (for) intérieur (andarûni/bâten) et l’extérieur, l’apparence (birûni/zâher). Ce schéma influe aussi dans la façon dont s’organise l’espace : dans les maisons traditionnelles iraniennes, l’espace privé (andarûni), réservé à la famille proche, se distingue d’un espace intermédiaire (birûni), où les visiteurs et étrangers sont reçus. Si cette organisation a peu à peu été remise en cause avec la diminution de la surface des espaces de vie, elle reste une matrice conceptuelle bien vivante dans la façon de concevoir ses rapports en société : les ta’ârof, le souci de l’aberû et le soin apporté au choix des mots appartiennent au domaine de l’apparence (zâher) et concernent les personnes qui se situent dans la sphère du birûni, tandis que dans l’intimité de la famille, une prise de distance avec ces conventions sociales et l’expression franche et spontanée de son for intérieur (bâten) est acceptée. Si elle est bannie de la communication sociale formelle, l’expression du bâten peut être socialement approuvée sous d’autres formes comme la poésie, la musique ou la religion.
Cette dialectique se retrouve aussi dans la pensée religieuse : al-Bâtin et al-Zâhir sont deux Noms de Dieu (voir le verset 57:3), tandis que selon la tradition et de nombreux hadiths, le Coran lui-même comprend ces deux dimensions. Cette thématique de l’exotérique et de l’ésotérique irrigue aussi toute la pensée chiite et sa conception de l’homme parfait. [32] Dans cette tradition, l’atteinte d’un équilibre entre les deux, en respectant les règles propres à chacun de ces deux domaines, permet d’atteindre un équilibre à la fois personnel et spirituel. Il existe aussi une étroite dépendance entre les deux, le fait de "préserver les apparences" (zâher râ hefz kardan) permettant en retour de protéger et de garder sain son bâten. Les frontières entre les deux sont mouvantes selon les lieux et les interlocuteurs : en présence d’un invité non intime au sein de la maison, l’espace de l’andarûni se transformera en birûni, et les adresses prendront un ton plus formel.
La distinction entre zâher et bâten, entre la forme apparente des mots et le contenu réel du message, peut aussi être utilisée pour comprendre un autre ressort de la communication en Iran : celui du recours massif au sous-entendu et à l’implicite. Cette technique est à rattacher au schéma de politesse iranien, selon lequel l’un des buts de la communication est de ne jamais décevoir ou blesser son interlocuteur. Il est donc important d’entretenir un certain flou, et de parler de façon telle que ce que l’on dit puisse toujours être sujet à interprétation ou à une renégociation. Ainsi, au lieu de dire "non", il est souvent coutume de dire "bâsheh" (soit) ou "enshâ’Allâh" (si Dieu le veut). Ces expressions peuvent à la fois être interprétées comme des "oui" ou des "non" déguisés pour à la fois ne pas perdre la face et risquer de décevoir son interlocuteur si on n’est pas certain de pouvoir satisfaire sa demande. Le "oui" n’indique donc pas ici une approbation, mais vise avant tout à préserver la relation. Ce mode de communication diffère substantiellement du modèle occidental, où une bonne communication sera davantage définie en terme de clarté et d’absence d’ambiguïté. De façon schématique, la cause profonde de cette différence, qui est avant tout culturelle, est liée à la valorisation de deux idéaux distincts : ménager les autres pour se préserver soi-même et atteindre une certaine harmonie sociale en Iran, et faire passer un message clair, affirmer des choix personnels ou exprimer la vérité telle qu’elle est au risque de générer de la déception en Occident. Si elle permet de préserver l’autre dans un premier temps, l’art d’entretenir un certain flou et de communiquer par détours peut être à la source d’une certaine insécurité et incertitude dans les relations humaines, et constituer un frein important à l’établissement de relations pérennes avec des partenaires étrangers, notamment dans le domaine économique : ainsi, un Français pourra par exemple être agacé de ne pas saisir ce qu’un Iranien veut dire et ce qu’il pense vraiment, tandis qu’un Iranien pourra parfois trouver un Français trop direct et inconvenant dans sa façon de dire les choses.
Ce tableau ne contient que des indications très globales de tendances pour aider à penser certaines différences, et non des idéaux-types dans les cases desquels nous pourrions "ranger" telle ou telle culture. Il faut également rappeler que toute entreprise de communication comporte une part d’indirect et de sous-entendu – sinon les échanges humains s’apparenteraient à ceux pouvant exister entre des machines, cette part d’indirect s’exprimant par des moyens divers et parfois difficilement détectables. Il est également possible que certaines cultures valorisent l’expression directe dans certains domaines (parler de ce qui est positif, de ses problèmes de santé…), et aient recours à l’expression indirecte dans d’autres (exprimer une opinion personnelle sur un sujet politique, donner son avis sur quelqu’un, parler d’argent…). Chaque culture comporte donc un mélange des deux. Il faut enfin souligner que si la communication indirecte est souvent utilisée pour brouiller les pistes et voiler, elle peut aussi être mobilisée pour clarifier une pensée et compenser l’ambiguïté du langage, par des techniques comme la métaphore, l’allusion, la comparaison, etc.
Les métaphores et le langage figuratif constituent un lieu privilégié où se manifestent des éléments de la vision du monde propre à une culture, culture qu’il est en retour nécessaire de connaître pour comprendre le sens de ces images. Héritage de sa riche poésie, la métaphore est largement employée en persan et puise sa symbolique dans la culture, la spiritualité, et le folklore iraniens. Nous allons ici aborder deux thématiques qui reviennent dans de nombreuses métaphores : l’œil et le goût.
L’œil (tcheshm en persan) est présent dans de nombreuses expressions métaphoriques de la vie courante, sans doute parce qu’il est considéré dans la culture persane comme l’un des sièges importants des émotions, aux côtés du cœur et du foie. Pour exprimer un fort attachement à quelqu’un, un Iranien pourra dire "telle personne est mon œil" (tcheshmam-e), "elle est la lumière de mon œil" (nour-e tcheshmame), ou "elle a une place sur mon œil" (rû tchehsmam jâh dâreh). L’expression de "prendre les yeux" (tcheshm gereftan) indique l’attraction d’une personne vis-à-vis d’une autre. On dit aussi que les yeux de quelqu’un s’allument (techshmet roshan) lorsqu’une personne aimée revient après une absence. [33] Associé à la lumière, l’œil est aussi souvent utilisé pour exprimer la joie, comme dans l’expression tcheshmesh barq mizad/por az barq boud ("ses yeux lançaient/étaient pleins d’électricité"). [34] A l’inverse, dire que telle personne "est tombée de mes yeux" (az tcheshmam oftâdeh) signifie une perte de sentiments. Le recours à l’image de l’œil dans plusieurs expressions exprimant la jalousie souligne qu’il est également considéré comme la source du sentiment d’envie. [35] Dans ce sens, la culture populaire attribue certains pouvoirs destructeurs à l’œil : tcheshm kardan ou tcheshm zadan exprime l’idée de jeter un sort par envie ou animosité, ou même par admiration positive. Dans ce cas, on dira que cette personne a "l’œil salé" (tcheshm-e shour).
Le terme de tcheshm est aussi associé à l’expression de la politesse : répondre "tchashm" ou "be-rû-ye tchehsm" ("sur mon œil") à une demande est un équivalent poli de "oui". Enfin, l’expression "marchez sur mon œil" (ghadametoun be-rû-ye tchashm) est une façon respectueuse d’inviter quelqu’un à entrer chez soi ou de lui dire en revoir. Cette façon de s’exprimer est à comprendre au travers du schéma du adab va ehterâm et du ta’ârof : il n’est qu’une ultime façon permettant à la fois d’exprimer sa modestie et d’élever son interlocuteur, en sous-entendant que la partie la plus chère de son corps, l’œil, n’atteint même pas la dignité de la partie la plus basse de la personne à laquelle on s’adresse - son pied.
En outre, la présence de nombreuses métaphores liées au goût et aux aliments reflète le haut statut de la nourriture dans la culture iranienne : préparer des plats iraniens nécessitant un investissement conséquent de temps et d’efforts, chaque repas reflètera le respect et l’affection de celui qui l’a préparé pour ses invités, et sera ainsi destiné à nourrir tout autant leur corps que leur âme. A titre d’exemple, on dit de quelqu’un de charmant et drôle qu’il est "goûteux" ou "plein de sel" (bâ mazzeh, bâ namak), et à l’inverse d’une personne morne et taciturne qu’elle est "insipide" ou "dénuée de sel" (bi mazzeh, bi namak). Toute chose ou personne agréable et plaisante est qualifiée de "sucrée/douce" (shirin), et l’inverse d’ "amère" (talkh). Les concepts de cru et de cuit (khâm, pokhteh) sont aussi très utilisés pour exprimer l’idée que quelque chose ou quelqu’un est immature ou inachevé, et à l’inverse mature et approfondi. Une parole infondée ou une personne dénuée d’expérience seront qualifiées de "crues" dans un sens tout autre que celui pris par ce mot en français, tandis qu’un être réfléchi ou une réflexion minutieuse seront considérés comme "cuits" (pokhteh). De façon générale, le verbe "manger" (khordan) se décline en de très nombreuses versions : zamin khordan ("manger la terre", c’est-à-dire tomber), ghosseh khordan ("manger du souci" ; se faire du souci), hasrat khordan (manger du regret ; regretter), shekast khordan ("manger une défaite" ; échouer). La prégnance de ce verbe dans moult expressions de la vie quotidienne révèle aussi une conception du corps selon laquelle le ventre est considéré comme le siège des émotions négatives.
Le terme de jihâd (djehâd en persan), souvent retranscrit tel quel dans les langues étrangères, a en français une connotation négative et violente liée à l’idée de "guerre sainte". En réalité, les schémas culturels associés à ce mot en persan sont à la fois variés et complexes. Avant la révolution islamique, ce mot était souvent employé par les opposants au régime du Shâh pour associer le combat pour le changement du régime à une lutte religieuse à laquelle chaque musulman se devait de prendre part. Mais après 1979, ce terme a connu une évolution sémantique intéressante, pour en venir à désigner un effort de (re)construction du pays (jahâd-e sâzandegi) et de l’atteinte d’une certaine autosuffisance économique, effort institutionnalisé au travers de la création d’un ministère du même nom. Il fut donc désormais associé aux idées d’effort, de développement et d’exploitation des ressources naturelles du pays, plus qu’avec celles de guerre.
[36] Ces connotations furent ensuite renforcées par l’usage répandu d’expressions telles que jahâd-e tose’eh (jahâd/effort en vue du développement), ou jahâd-e dâneshgâhi (jahâd universitaire en vue de développer le secteur de l’éducation supérieure). Si le terme conserve actuellement sa signification religieuse, il est donc aussi, dans l’esprit de la majorité des Iraniens, largement associé aux idées de développement et de construction, plus que de guerre et de destruction. [37] Pour un lecteur occidental peu au fait de ce contexte, ces expressions pourraient au contraire évoquer l’idée de la présence d’une violence institutionnalisée irriguant les différentes sphères de la société. Cet exemple est donc particulièrement révélateur de l’importance de comprendre les mots dans le contexte culturel particulier où ils évoluent.
Au-delà des mots, le silence, qui semble en apparence être à l’opposé du langage, véhicule de nombreuses significations et remplit des fonctions communicatives pouvant varier d’une culture à l’autre. Ainsi, il est coutume de dire en français que "qui ne dit mot consent", alors qu’en Iran, le silence peut parfois être un signe de refus. Il prend dans ce cas une valeur communicative et sert à exprimer une désapprobation sans pour autant violer les règles de politesse. Cependant, seules l’analyse du contexte de ce silence et une bonne connaissance des schémas culturels que nous avons esquissés permettront d’en saisir le sens profond.
De surcroît, les formes de communications verbales que nous avons évoquées sont inséparables de tout un langage corporel, comme le fait de se lever à l’arrivée ou au départ d’invités, de chercher à s’asseoir à un endroit "humble" lorsqu’on est invité… autant de gestes venant accompagner et approfondir le sens des mots. Elles influent également sur le mode de raisonnement et d’exposer une idée, qui s’exprime beaucoup en Iran au travers de détours comme l’analogie, la métaphore, la périphrase, la comparaison, l’allusion…
La dimension indirecte de la communication en Iran et l’effort d’interprétation qu’elle suppose n’est pas sans rappeler dans sa forme le nunchi coréen, c’est-à-dire l’art de décrypter l’expression indirecte et le non-verbal par une sorte d’intuition de l’autre. Le nunchi, qui pourrait s’apparenter en Iran à l’art de saisir le sens profond de chaque ta’ârof et les sentiments réels de son interlocuteur au-delà de l’apparence, est la condition même de toute relation harmonieuse. Il implique le développement d’un véritable sixième sens et d’un art particulier de l’observation de tout signal, détail, et expression implicite pour agir en fonction de ce que ressent réellement son interlocuteur, et non toujours de ce qu’il dit.
Nous avons tenté de dégager certains schémas culturels propres à l’Iran à la source de modes d’expression particuliers, et qui influent également sur le sens pris par de nombreux mots, ainsi que sur la façon d’agir et de se comporter. Ces schémas reposent sur des concepts shekasteh nafsi, ta’ârof, ou âberû qui se confirment et se renforcent mutuellement, et sur l’idée de l’existence d’un lien intime entre l’expression constante d’une modestie et l’établissement de relations saines fondées sur une estime et un respect mutuels. L’expression de cette humilité repose sur différents ressorts, dont la valorisation et l’inclusion de l’autre dans tout événement positif et, en retour, l’effacement de soi et le refus de se placer au centre du discours.
Plus profondément, ces schémas révèlent une façon originale de concevoir des réalités psychiques comme l’estime de soi, considérée comme inséparable d’une valorisation des autres. Il ne faut donc pas analyser la société iranienne au travers des catégories de l’individualisme et d’autonomie, mais l’envisager davantage comme un réseau de personnes qui s’auto-renforcent selon une logique inclusive. Elle s’accompagne aussi de la forte valorisation sociale d’autres traits de personnalité dont les ressorts et manifestations verbales mériteraient aussi d’être étudiés séparément comme le sacrifice de soi (fadâkâri), la loyauté (vafâdâr), la générosité (dast-o-delbâz bûdan), la compassion (delsûzi), la bonté (mehrabâni), ou encore la tolérance et le fait de fermer les yeux sur les défauts des autres (gozasht).
L’ensemble de ces valeurs repose sur ce qui peut être présenté comme le but premier de toute communication en Iran : la mise en place et la préservation de relations sociales pacifiées, et ultimement l’atteinte d’un sentiment de sécurité et d’harmonie. Cet idéal peut être rattaché à l’histoire de ce pays qui a subi de nombreuses invasions étrangères. Cette toile de fond historique pourrait en partie expliquer la valeur accordée à cette quête de paix sociale et la tendance à vouloir éviter tout affrontement direct dans les relations interpersonnelles en employant un vocabulaire consensuel et respectueux, et en évitant toute expression trop directe ou violente de ses propres sentiments. [38] Quoi qu’il en soit, ces modes de communication soulignent le primat de l’harmonie sociale sur l’expression de soi, cette valeur impliquant de recourir à de nombreux détours dans l’expression pour éviter de se mettre en avant.
En résumé, la façon de manier les mots et expressions de la langue persane est un art à la fois très codifié et subtil où rien n’est prononcé au hasard, le mode d’expression variant considérablement selon les contextes (andarûni/birouni), le type de relation (hiérarchique/égale ; formelle/amicale), et le niveau de respect que l’on veut manifester. Le degré de maîtrise de cette dimension esthétique et ludique de l’expression permet en partie d’évaluer et de situer une personne dans l’échelle sociale.
Ces schémas ne doivent cependant pas être considérés comme des idéaux types immuables partagés de façon égale par l’ensemble des Iraniens, mais comme des réalités vivantes et en constante renégociation d’une génération à l’autre, au sein des différents groupes d’une même génération, et d’une personne à l’autre.
Pour une personne étrangère à la culture persane, bien comprendre le sens des mots et leurs nuances parfois infimes nécessite un réel travail de déchiffrage et de compréhension du contexte, travail qui repose lui-même sur une fine connaissance des rouages et logiques animant cette culture. Ce travail est d’autant plus nécessaire qu’étant donné la tendance à ne pas exprimer directement un ressenti personnel, un interlocuteur extérieur pourra difficilement demander directement ce qu’une personne pense, et devra davantage deviner sa pensée en observant des signes indirects tels que le regard, les expressions du visage… qui peuvent néanmoins elles aussi être, en partie, codifiées. Connaître le code permettant d’accéder au sens profond de la dimension indirecte de la communication est donc indispensable à la mise en place d’une communication interculturelle plus saine, même lorsqu’une langue commune, comme l’anglais, est parlée : des études ont ainsi montré que des Iraniens vivant à l’étranger depuis des années réutilisaient la plupart du temps les mêmes modes d’expression et schémas culturels dans leurs conversations courantes, même lorsqu’ils parlaient dans une langue comme l’anglais. [39]
Cela montre bien l’enracinement de ces schémas culturels qui, s’ils sont liés et s’incarnent dans une langue et des expressions idiomatiques particulières, sont transposables, du moins en partie, à un autre contexte linguistique - ce qui ne va bien sûr pas sans entraîner certaines équivoques, la langue d’arrivée étant elle-même marquée culturellement. Il serait dans ce sens intéressant d’analyser comment ces schémas évoluent et sont réinterprétés lorsqu’ils sont transposés dans une autre langue étrangère. Une telle étude permettrait aussi de mieux comprendre la dynamique et les modalités de renégociation de ces schémas, notamment dans un contexte de brassage accru des cultures. Sans cet effort réciproque de compréhension de la diversité des schémas de pensée sur lesquels se fondent les langues, un tel brassage ne conduira pas à une meilleure compréhension commune, mais bien au contraire à une augmentation des malentendus.
Bibliographie :
Ahmadi N. & Ahmadi, F., Iranian Islam : The Concept of the Individual, London : MacMillan, 1998.
Anderson, Benedict, Imagined Communities, Reflexion on the origin and spread of nationalism, Verso, 1983.
Assadi, R., "Deference : Persian style", Anthropological Linguistics, No. 22, 1980, pp. 221-224.
Beeman, W. O., Language, Status and Power in Iran, Bloomington : Indiana University Press, 1986.
Beeman, W. O., "Emotion and sincerity in Persian discourse : Accomplising the representation of inner states", International Journal of the Sociology of Language, no. 148(1), 2001, pp. 31-57.
- D’Andrade, R., The Development of Cognitive Anthropology, Cambridge : Cambridge Univerity Press, 1995.
Eslami Rasekh, Z., "Face-keeping strategies in relation to complaints : English and Persian", Journal of Asian Pacific Communication, No. 14(1), 2004, pp. 179-195.
Holland, D & Quinn, N. (eds.), Cultural Models in Language and Thought, Cambridge : Cambridge University Press, 1987.
Hall, Edward T., Beyond Culture, Garden City, N. Y. : Anchor Press, 1976.
Keshavarz, M. H., "The role of social context, intimacy, and distance in the choice of forms of address", International Journal of the Sociology of Language, No. 148, 2001, pp. 5-18.
Koutlaki, Sofia A., Among the Iranians : A Guide to Iran’s Culture and Customs, Intercultural Press, Nicholas Brealey Publishing, 2010.
Koutlaki, Sofia A., "Offers and expressions of thanks as face enhancing acts : tae’arof in Persian", Journal of Pragmatics, No. 34(12), 2002, pp. 1733-1756.
Modarressi-Tehrani, Y., "Aspects of sociolinguistics in Iran", International Journal of the Sociology of Language, No. 148, 2001, pp. 1-3.
O’Shea, M., Culture Shock : Iran, Portland : Oregon : Graphic Arts Publishing Company, 2000.
Safarnejad, Fatemeh ; Ho-Abdullah, Imran ; Mat Awal, Norsimah, "A cognitive study of happiness metaphors in Persian and English", Procedia - Social and Behavioral Sciences, No. 118, 2014, pp. 110-117.
Sharifian, Farzad, Cultural Conceptualisations and Language, Amsterdam/ Philadelphia : John Benjamins Publishing Company, 2001.
Strauss, C., & Quinn, N., A Cognitive Theory of Cultural Meaning, New York : Cambridge University Press, 1997.
[1] La littérature occidentale a souvent parlé de "mentalité iranienne" ou "orientale" pour essentialiser et enfermer l’Autre dans certaines catégories précises, ce qui n’est bien évidemment pas notre position ni notre but ici. Il faut aussi relever que cette terminologie a souvent été convoquée pour justifier des échecs politiques, diplomatiques et culturels face à un "Autre" ayant un mode de pensée soi-disant si différent que toute communication serait impossible. Il faut aussi souligner que l’Iran est un pays très hétérogène rassemblant de nombreuses populations ayant leur culture/sous-culture distincte avec leur propre langue ou dialecte. L’idée de culture ne se confond ainsi pas avec celle de national. Elles n’en participent pas moins, de façon plus ou moins marquée, à un imaginaire collectif commun dans ses grands traits.
[2] Voir Kaplan, Robert, "Cultural thought patterns in intercultural education", Language Learning, No. 16, 1996, pp. 1-20.
[3] Nous n’aborderons pas ici la question de l’influence des mécanismes de cognition dans la formation du langage. Il est néanmoins utile de rappeler que les différents concepts de notre esprit se forment et s’organisent en relation les uns avec les autres selon un processus d’association ou de séparation d’idées, nos représentations étant avant tout le fruit d’un système d’interactions entre différentes idées, selon un processus dynamique constamment alimenté par les sentiments et le vécu personnel, mais aussi par la culture, des informations extérieures, etc. Il appartient à la linguistique cognitive d’étudier les modalités de ces processus de conceptualisations. La nature de ces différents schémas et catégories a été l’objet de différentes théories et envisagée tantôt comme des structures fixes, tantôt sous la forme de réseaux connectés et en constante évolution.
[4] Voir Rosch, E. & Lloyld, B. (eds.), Cognition and Categorization, Hillsdale : Lawrence Erlbaum, 1978.
[5] Voir Rumelhart, D. E., "Schemata : The building blocks of cognition" in Spiro R. J. (ed.), Theoretical Issues in Reading and Comprehension, Hillsdale : Erlbaum, 1980, pp. 33-58 ; Arbib, M. A., "Schema theory" in Shapiro, S., The Encyclopaedia of Artificial Intelligence, New York : Wiley-Interscience, 1992, pp. 1427-1443.
[6] L’origine culturelle de certains de nos schémas mentaux a notamment été étudiée par D’Andrade 1995, Holland & Quinn (1987), Strauss & Quinn (1997).
[7] Sharifian, Farzad, Cultural Conceptualisations and Language, p. 26.
[8] Nous reprenons ici une expression d’Anderson qu’il applique au concept de nation, mais qui semble aussi pertinent pour qualifier l’une des dimensions de la culture. Anderson, Benedict, Imagined Communities, Reflexion on the origin and spread of nationalism, Verso, 1983.
[9] Pour un aperçu plus complet des particularités du système socio-culturel iranien, voir les études de Assadi (1980), Beeman (1986), Eslami Rasekh (2004), Keshavarz (2001), Koutlaki (2002), et Modarresi-Tehrani (2001).
[10] Expression contractée de sharmandeh hastam, littéralement "je suis honteux". L’expression "sharmandam mikonid" est aussi utilisée pour véhiculer la même signification, et signifie littéralement "vous me rendez honteux".
[11] Pour une étude plus détaillée de ce terme et des schémas culturels dans lequel il s’enracine, voir Sharifian, Farzad, Cultural conceptualisation and Language, 2001, p. 102.
[12] Il en va de même pour l’emploi très répandu du terme de zahmat ("dérangement") pour demander un service ou une chose.
[13] Sharifian, Farzad, Cultural Conceptualisations and Language, p. 125.
[14] Koutlaki, S. A., "Offers and expressions of thanks as face enhancing acts : tae’arof in Persian", Journal of Pragmatics, No. 34(12), 2002, p. 1742.
[15] A ce sujet, voir l’étude de Farzad Sharifian "The Persian cultural schema of Shekasteh-nafsi", in Cultural Conceptualisations and Language, p. 111.
[16] Un fort respect et une estime sont témoignés aux professeurs et enseignants dans la culture persane, même des années après. Il existe d’ailleurs en Iran une "journée ou "fête" des enseignants" (rûz-e mo’allem) qui donne lieu à de nombreuses manifestations de gratitude à leur égard.
[17] De même, un compliment fait à la maîtresse de maison sur la qualité du repas qu’elle a préparé pourra amener la réponse suivante : "Mais il n’arrive pas à la cheville de votre propre cuisine" (vali be-pâyeh dast pokhteh shomâ nemireseh). Selon le même schéma décrit précédemment, on peut également en attribuer le mérite à une mère bonne cuisinière qui a su transmettre son savoir, etc. Le vaste emploi du terme bebakhshid lorsqu’on offre un présent ou fait quelque chose reflète le même état d’esprit. Par exemple, lors d’un dîner, même si un hôte a préparé de très nombreux plats succulents, il est poli de répondre à un compliment à ce sujet en s’excusant du fait que la nourriture est trop peu abondante (bebakhshid kam-e) ou de piètre qualité, bien que les deux parties savent que ce n’est pas le cas.
[18] Il est aussi de coutume, lorsqu’une personne fait un compliment sur la beauté d’une chose que son interlocuteur détient, que ce dernier réponde : "elle est vôtre !" (mâl-e khodetouneh) - cette réponse est cependant à interpréter selon le schéma du ta’ârof, que nous étudierons plus loin.
[19] Selon le même schéma, il est également fréquent de répondre "je suis votre servant" (tchâker/gholâm-e shomâ hastam) à une demande de service.
[20] Elle vise aussi à ne pas faire naître un sentiment d’infériorité chez la personne qui complimente et donc à l’inclure dans ce succès, en sous-entendant que dans un contexte similaire, l’interlocuteur aurait aussi atteint le même succès. Sharifian, Farzad, Cultural Conceptualisations and Language, p. 114.
[21] Cette expression est souvent traduite par "l’âme incitatrice au mal" ou "instigatrice du mal". L’un des instruments de sa maîtrise est la nafs lawwâma ou "réprobatrice", qui n’est qu’une autre dimension de cette même âme.
[22] C’est dans ce sens que dans certaines expressions persanes, nafs prend un sens positif, comme c’est le cas de ’ezzat-e nafs qui fait référence à l’estime de soi et à la dignité d’une personne.
[23] Mot d’origine arabe dérivé de la sixième forme du verbe ’arifa qui signifie connaître, le ta’ârof exprime l’idée d’une connaissance mutuelle impliquant une considération et un respect. N’ayant pas d’équivalent dans d’autres langues, il a parfois été traduit par étiquette, formalité, courtoisie, rituel de politesse, ou encore joute verbale polie - autant de notions qui sont très loin de refléter la complexité et les implications du ta’ârof.
[24] A ce sujet, voir l’étude de Farzad Sharifian, Cultural Conceptualisations and Language, pp. 143-146.
[25] Ce terme est composé des mots âb et rû signifiant respectivement "eau" et "face, visage". Liés avec le ezâfeh persan, ils signifient donc littéralement "l’eau du visage". La face désigne ici la partie visible et la dimension sociale de la personne, alors que l’eau évoque le caractère sain et positif de cette apparence.
[26] Selon des études réalisées sur l’usage du persan par des Iraniens émigrés notamment aux Etats-Unis, la majorité choisit de ne pas traduire des termes très marqués culturellement comme âberû lorsqu’ils s’expriment en anglais, conscient de la spécificité culturelle de ce terme et de son absence d’équivalent exact dans d’autres langues. Voir Sharifian, Farzad, Cultural Conceptualisations and Language, pp. 141-142.
[27] Voir l’étude de O’Shea, M., Culture Shock : Iran, Portland : Oregon : Graphic Arts Publishing Company, 2000, p. 101.
[28] Voir Koutlaki, S. A., "Offers and expressions of thanks as face enhancing acts : tae’arof in Persian", Journal of Pragmatics, No. 34(12), 2002, pp. 1733-1756. Le terme prend néanmoins différentes significations selon le contexte dans lequel il est employé, et peut simplement vouloir dire "personnalité", dans le sens d’une description des caractéristiques d’une personne, qu’elles soient négatives ou positives.
[29] Sharifian, Farzad, Cultural Conceptualisations and Language, p. 147.
[30] Hall, Edward T., Beyond Culture, Garden City, N. Y. : Anchor Press, 1976.
[31] Une culture à contexte fort implique aussi que les personnes partagent un grand nombre d’informations communes de façon implicite ou explicite. L’application de cette distinction varie aussi en fonction du contexte au sein d’une même culture : les relations formelles d’une culture peuvent être à contexte faible, mais de façon générale, les relations entre des personnes qui se connaissent bien appartiennent à une logique de contexte fort : beaucoup d’information sont partagées a priori et n’auront pas besoin d’être verbalisées, et on pourra déduire l’état de la personne à l’intonation de sa voix, au choix de ses mots, à sa gestuelle…
[32] Voir l’œuvre de Henry Corbin et plus particulièrement En islam iranien, tome I : aspects spirituels et philosophiques, Tel, Gallimard, 1991.
[33] Safarnejad, Fatemeh ; Ho-Abdullah, Imran ; Mat Awal, Norsimah, "A cognitive study of happiness metaphors in Persian and English", Procedia - Social and Behavioral Sciences, No. 118, 2014, pp. 110-117.
[34] On dira aussi "son visage brillait de joie" (az khoshâli sûratesh miderakhshid), ou que le cœur de quelqu’un a été allumé/illuminé (delesh roshan shod).
[35] Par exemple, tcheshm-e didan-e kesi râ nadâshtan signifie "ne pas avoir d’œil pour regarder quelqu’un", c’est-à-dire éprouver un fort sentiment de jalousie vis-à-vis de lui. La jalousie est également exprimée par le fait d’avoir l’œil qui devient aveugle pour quelqu’un (tcheshm-e kûr), etc.
[36] Sharifian, Farzad, Cultural Conceptualisations and Language, p. 216.
[37] Ibid., p. 217.
[38] Koutlaki, Sofia A., Among the Iranians : A Guide to Iran’s Culture and Customs, Intercultural Press, Nicholas Brealey Publishing, 2010, p. 26.
[39] Voir notamment "Semantic and pragmatic conceptualisations within an emerging variety", in Farzad Sharifian, Cultural Conceptualisations and Language, p. 139.