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Les thèmes externes et internes dans l’œuvre poétique de Massoud Saad Salmân (I)
Massoud Saad Salmân est un poète persan médiéval du XIe siècle. Il naquit en 1046 de parents persans originaires de Hamedân à Lahore, à l’époque de l’empire ghaznavide (975-1176). Sa famille était noble et son père, Saad Salmân, était intendant royal des finances à la cour du roi ghaznavide Majdoud ibn Massoud. Arrivé à l’âge adulte, Massoud s’engagea également, sur les conseils de son père, à la cour du roi ghaznavide Ebrâhim (1058-1098) où il devint un proche du prince Seyf-o-Dowleh Mahmoud. Ce dernier fut soupçonné en 1087 par son père le roi d’avoir voulu déserter au Khorâssân auprès des Seldjoukides, grands rivaux des Ghaznavides. Le prince fut donc emprisonné, ainsi que tous ses courtisans, parmi lesquels Massoud Saad Salmân, qui vécut sa première période d’emprisonnement, pendant dix ans. Les trois premières années de son incarcération furent assez douces, puisqu’il les passa dans un village indien, Dahak, sous la protection d’un noble. Mais visiblement, le fait qu’il fut bien traité déplut tant qu’il fut transféré à la forteresse de montagne de Sou, où il vécut quatre ans, enchaîné, faisant l’expérience de la dureté d’une vie carcérale moyenâgeuse. Il fut ensuite transféré dans une autre forteresse de montagne, Nây, où les conditions étaient également dures. Il y fut incarcéré trois ans. La première période d’incarcération de Massoud dura donc dix ans et se passa dans des conditions très dures. Le froid, la faim, la solitude, l’enchaînement et les vexations faisaient partie de son quotidien. Il fut finalement libéré par le roi Ebrâhim lui-même et sa période de liberté dura environ trois ans.
Après la mort du roi Ebrâhim en 1098, son fils Massoud devint roi. Ce dernier donna le gouvernement de l’Inde à son fils Shirzâd, dont le ministre était Bou Nasr Pârsi, ami de Massoud Saad Salmân. Bou Nasr Pârsi, devenu ministre, conquit la région de Jalandhar et confia son gouvernement à Massoud Saad. Mais comme Bou Nasr Pârsi fut révoqué, ses amis tombèrent également, y compris Massoud Saad, qui fut de nouveau incarcéré dans une forteresse montagneuse, la Maranj. Sa deuxième période d’incarcération à Maranj dura huit ans et se passa de nouveau dans des conditions inhumaines. Après sa libération et jusqu’à sa mort à 77 ans en 1121, il fut le bibliothécaire royal de quatre rois ghaznavides. Il était à sa mort un poète reconnu et respecté par ses pairs.
Au total, Massoud Saad passa dix-huit ans de sa vie incarcéré dans des forteresses montagneuses où les conditions de vie étaient particulièrement précaires. Durant ces dix-huit années, il ne cessa d’écrire de la poésie, et il est possible que la poésie fut son seul exutoire face à la violence qui l’entourait. Il était déjà poète avant d’aller en prison - il pense d’ailleurs lui-même que c’est la jalousie face à son talent qui lui causa autant de malheurs -, mais il était alors uniquement un panégyriste. La prison changea les thèmes de sa poésie, qui de superficiellement panégyrique, devint très personnelle et un instrument dont il usa pour raconter sa vie de prisonnier dans une optique en même temps subjective et descriptive. Massoud le prisonnier n’écrit plus pour plaire mais uniquement pour s’exprimer. Bien qu’il n’ait jamais abandonné le panégyrique, Massoud Saad est cependant l’auteur du plus important recueil de poésie de prison de la littérature iranienne.
On lui attribue trois recueils : le recueil persan, le recueil arabe et le recueil indien. Le recueil indien a intégralement disparu. Du recueil arabe, il ne reste que quelques dizaines de vers, qui montrent la maîtrise de Massoud quant à la métrique et à la poésie arabes. Mais ces poèmes sont d’une facture classique et sans relief. Le recueil persan demeure à ce jour le seul ouvrage de Massoud Saad qui nous soit parvenu plus ou moins intégralement. Cette œuvre comporte 16 000 distiques et comprend des poèmes de toutes formes : ghassideh, ghazal, ghat’eh et robâ’i. Ses poèmes sont à diviser en panégyriques et poèmes de prison, bien que nombre des poèmes commencent par une complainte du prisonnier pour finir sur des éloges et compliments panégyriques à l’adresse de tel roi ou courtisan, qui aurait peut-être pu favoriser sa libération.
Les exemples de poésie de prison sont nombreux en littérature persane, notamment en raison du système royal despotique iranien qui sévit jusqu’au XXe siècle. Massoud Saad Salmân, dont le recueil persan est axé autour du panégyrique et de la poésie de prison, est le plus important représentant de cette poésie. Il a cependant un contemporain : le voyageur poète et missionnaire ismaélite, Nâsser Khosrow, important représentant du style khorâssâni en poésie et en prose, qui a également composé six longues odes où il met en scène son expérience de la prison. Vient ensuite un autre poète d’envergure, situé à la charnière entre les styles khorâssâni et arâghi, dont la plume est particulièrement technique : Khâghâni Shervâni (1121-1190), qui consacre sa courte expérience carcérale (six mois) dans quelques odes très travaillées. Faire une liste intégrale des poètes s’étant illustrés en ce genre poétique est ici hors contexte. On citera donc simplement quelques poètes, qui ont tous vécu une expérience carcérale d’au moins six mois et qui en ont fait l’objet de quelques-uns de leurs poèmes : Mojiroddin Baylaghâni (mort en 1190), Falaki Shirvâni (XIIIe siècle), Bâbâ Afzal Kâshâni (XIVe siècle) et Abolghâssem Amri (XVIIe siècle).
Au fil du temps, la poésie de prison devint une poésie foncièrement politique, en particulier à l’occasion de la Révolution constitutionnelle de 1906. On peut citer deux poètes célèbres de l’époque, qui furent incarcérés et qui écrivirent la prison. Le premier est Mohammad Taghi Bahâr, révolutionnaire constitutionnaliste et poète important de cette période, qui transforma son expérience carcérale de quelques mois en la matière pour un Zendân-Nâmeh (Le livre de la prison). Le deuxième est Mohammad Farrokhi Yazdi, poète et homme politique, assassiné durant son incarcération, qui exprime sa longue expérience carcérale dans la forme classique du ghazal. Ce sont les derniers représentants de la poésie de prison classique persane.
Malgré le grand nombre de poèmes carcéraux classiques iraniens, seul Massoud Saad a un corpus de poèmes de prison aussi vaste et varié, avec un immense recueil dédié à cette poésie. Les 18 ans passés en prison ne sont pas pour Massoud une expérience ponctuelle à revivre dans le poème. Au contraire, tous ses poèmes ont été rédigés durant ces années d’emprisonnement et racontent un quotidien carcéral concret, dans lequel vit le poète au moment même où il compose. C’est pourquoi sa poésie de prison est marquée par une urgence autant psychologique que poétique. Autrement dit, le poète est aussi l’homme vivant de sa propre poésie. De là l’importance de la dimension « individualisée » de sa poésie et son appropriation personnalisée des thèmes classiques.
Avec l’apparition de la critique thématique moderne, dont les origines sont entre autres à découvrir dans la phénoménologie et les recherches sur l’imaginaire réalisées par Gaston Bachelard, l’étude des thèmes classiques - que Michel Collot, théoricien moderne de la critique thématique, appelle les "thèmes externes"- a pris un nouveau tournant : de nouveaux et très fertiles horizons se sont ouverts sur la manière dont les thèmes, dans leurs "variations", leurs "modulations" [1] et leurs rapports avec les motifs, se déploient.
Et il est intéressant d’aborder la poésie classique iranienne, strictement structurée par un ensemble de thèmes définis, dans cette optique nouvelle. En appliquant les apports des recherches théoriques en thématique, nous tenterons ici de suivre méthodiquement le tracé de l’écriture et des thèmes personnels, "internes" [2] à l’œuvre et de retrouver le réseau des associations secrètes structurant la poésie de Massoud Saad Salmân.
Massoud Saad Salmân est un poète souvent cité par ses pairs pour l’émotion forte qui traverse ses poèmes, ceci alors que son style est « classique », ce qui lui donne un statut ambivalent. Cependant, historiquement, il s’inscrit dans une ère de ruptures stylistiques et d’innovations dans la poésie iranienne médiévale. Il est particulièrement reconnu comme le plus important poète de prison de l’histoire de la littérature persane. A l’origine de son œuvre, il y a comme matériau, nous l’avons évoqué, dix-huit années d’incarcération - dont plusieurs dans des oubliettes - dans des citadelles de montagne aux conditions de vie extrêmement difficiles. C’est pourquoi la poésie de Massoud, bien qu’étant en apparence uniquement centrée autour de thèmes "externes" (1988:9) et classiques, est en réalité particulièrement propice à une étude thématique nouvelle. Nous nous proposons donc dans cet article de faire un retour sur ce poète de la vie carcérale et de tenter de cerner les thèmes internes de sa poésie, ceux qui jaillissent de son écriture personnelle et qui structurent l’architecture secrète de son œuvre.
Les critiques classiques et modernes sont unanimes pour estimer que la poésie de prison de Massoud Saad dépasse les autres, de par sa subjectivité profonde et la manière dont le poète "s’approprie" le langage pour parler de sa souffrance intérieure. C’est dans le discours que se distingue la poésie de Massoud, qui appartient bien formellement à la fin de la période khorâssani et au début de la période arâghi. Avec en particulier ses innovations réellement modernes dans l’expression lyrique et qui annoncent la période arâghi. Le lyrisme du style arâghi marquant thématiquement l’œuvre massoudienne est rare dans la littérature khorâssâni. Il est l’expression d’une émotivité intérieure et de sentiments personnels, alors même que la forme stylistique employée par Massoud demeure celle du khorâssâni, épurée et plutôt rude. Massoud utilise le langage direct et clair du style khorâssâni mêlé au lyrisme arâghi pour exprimer des sentiments très personnels, éprouvés et intériorisés par de longues années de solitude forcée ; ce qui fait de sa poésie l’une des plus hautes poésies dite de habsieh (poésie de prison) de la littérature islamique, et la plus belle forme de habsieh de la littérature persane, alors même que d’autres poètes, comme Khâghâni, lui aussi emprisonné durant une courte période, ont pu exprimer la prison en des formes plus belles mais qui manquent ce "cri du cœur" de la poésie de Massoud.
D’un point de vue thématique, cette appropriation du langage poétique par Massoud transforme dès lors les "thèmes externes" en "thèmes internes", personnels, structurant l’architecture d’une personnalité poétique que le lecteur peut suivre au fil de l’œuvre massoudienne. C’est l’hypothèse qui est à l’origine de cet article et nous avons tenté de nous mettre à l’écoute de l’œuvre massoudienne, subjectivement, pour en retrouver les "sèmes textuels" (Ibid : 8), catégorisés selon une méthodologie objective et rigoureuse, telle que décrite par Michel Caillot dans son article "Le thème selon la critique thématique".
Dans l’œuvre massoudienne, le lyrisme fort et inattendu permet l’appropriation des thèmes classiques par le poète. Plus exactement, il permet une forte personnalisation dans la structuration, l’association, la modulation et les variations des motifs, qui, situés ensemble autour d’un "sème nucléaire" constituent un thème. L’œuvre de Massoud Saad est très autobiographique.
Au niveau structural, l’essentiel de sa poésie se divise en deux catégories : les panégyriques et les odes de prison. Parfois, le panégyrique commence par une complainte, devenant ainsi un poème au ton personnel et aussi prosaïque, puisque le panégyrique est destiné à un homme d’autorité, qui pourrait éventuellement prendre le prisonnier sous sa protection. Ainsi, dans son recueil, panégyriques et poèmes de prison s’allient entièrement et présentent, dans une optique de lecture durable, un schéma de thèmes, parfois éloignés les uns des autres.
L’étude de ces ensembles a mis à jour des correspondances et des faisceaux de motifs, qui ordonnent quatre grandes séries de thèmes :
- Thèmes de l’incarcération
- Thèmes de l’animosité
- Thèmes de l’inversion
- Thèmes de l’ambivalence et de la dualité
Ces trois grandes familles de thèmes sont signalées par des motifs qui reviennent sans cesse, pratiquement dans chaque poème de l’œuvre massoudienne, avec des dominances différentes et variables d’un poème à l’autre et constituent un réseau personnel et obsédant. Ce réseau de signifiants est le discours régulier, conscient et inconscient, que le solitaire prisonnier Massoud tient sur lui dans un rapport direct et inévitable avec le monde brutal qui l’emprisonne.
Il est également possible d’étudier l’œuvre massoudienne dans l’optique d’une critique du paysage, mais uniquement de la profondeur, en ce sens que, comme nous le verrons, le paysage carcéral de Massoud est un paysage fait de hauteurs et de profondeurs, tunnels, miradors, oubliettes….
A suivre…
"L’identité du thème est définie par l’ensemble de ses variations internes, dont la thématique doit constituer le répertoire : un thème n’est rien d’autre que la somme, ou plutôt la mise en perspective de ses diverses modulations." Collot, Michel, ibid. p. 9. Michel Collot cite ici Jean-Pierre Richard dans son ouvrage important de la critique thématique : L’univers imaginaire de Mallarmé.
[1] "(…)le thème selon la critique thématique est un signifié individuel, implicite et concret ; il exprime la relation affective d’un sujet au monde sensible ; il se manifeste dans les textes par une récurrence assortie de variations ; il s’associe à d’autres thèmes pour structurer l’économie sémantique et formelle d’une œuvre." Collot Michel. Le thème selon la critique thématique. In : Communications, 47, 1988. pp. 79-91. doi : 10.3406/comm.1988.1707
[2] http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1988_num_47_1_1707, consulté le 18 août 2012.