N° 134, janvier 2017

Jean-Pierre Brigaudiot,
Poète du bleu, silence-fictionnel ou bien encore plasticien des toiles étoilées


Saeid Khânâbâdi


La galerie Saless de Téhéran comporte trois étages. Le premier abrite une célèbre librairie, le second un café-philo, tandis que le troisième est un espace lumineux, en mezzanine, consacré aux expositions d’art contemporain.

L’escalier qui mène à la salle d’exposition est constitué d’une volée de marches flottantes, les planches de bois sont reliées au mur par des supports invisibles et de l’autre côté, elles sont reliées au plafond par des câbles en acier. Ainsi, déjà, le visiteur se sent flottant avec cette absence de structure porteuse des marches et dans le silence qui domine la galerie :

Jean-Pierre Brigaudiot

 

(citation :

" … flottement, l’inadvenu du langage pour dire ce que … Je … du monde qui n’est et ce qu’en disent les mots, comme des hypothèses inachevées, comme une esquisse … juste une intention attentive à … mots énoncés en la nuit si épaisse, où le sens jamais ne se forme … mouvant comme un nuage… écriture hantée par sa vacance … déchiquetée par le vide, le blanc, l’absence … vacance du sens, vacance du blanc … mots décharnés, mots insensés (étonnement et oubli)

silence, tellement que, tellement"

 

Après quelques vertiges dans ce vide stupéfiant et dans cette vacance du sens, on arrive à l’entrée de la salle. Le carré central au-dessus de l’escalier est couvert par un plafond fait de cubes-miroirs juxtaposés où se plantent les cordes en acier des marches. On dirait la voûte céleste turquoise, des étoiles géométrisées et des pans du ciel :

 

"Ces ondes limitées

Qui coupent l’eau

Aux yeux du fou

Dessinent la peur

Dès que j’eus gravi

L’image de la peur

Je vis

Deux pans de ciel

Ils ne veulent pas de contours sur ton visage

Alors que le contour de ton visage embellissait

Ses ondes dans les pans de ciel

Je descendis mon échelle

Peur de l’image.

Et la peur comme notre blessure"

 

(Un poème d’Abdollah Royaï que Jean-Pierre Brigaudiot a peint en hommage à celui-ci, puis exposé à la galerie Saless.)

Photos : Exposition "Si peu, à peine…" de Jean-Pierre Brigaudiot, galerie Saless de Téhéran

 

Et probablement afin d’atténuer la douleur de cette blessure énoncée par Royaï, une musique light et une chanson anglophone d’un rythme doux animent l’ambiance. Une présentation de l’exposition et de l’artiste est écrite en persan à même le mur, une écriture noire sur un fond blanc :

 

"Les œuvres de Brigaudiot exposées dans la galerie sont nourries par quatre raisons artistiques ; la poésie (la sienne), la peinture, la photographie et la vidéo.

Ainsi, la poésie est le point de convergence de toutes ces œuvres. Une poésie contemporaine libérée des règles préfabriquées, apte à s’exprimer sans ou avec les mots.

Quand la poésie se libère des mots, parfois en s’appuyant sur la géométrie ou la mathématique, elle tente de compter les astres ou de s’évader dans le rêve de repenser le monde.

L’art de Jean-Pierre Brigaudiot est comme un rêve avec pour objectif de définir et d’expliciter les choses du monde. Ce sont, soit les objets visibles et concrets, soit les objets abstraits et impalpables.

Brigaudiot, bien qu’il ne s’exprime pas en persan, grâce à la poésie qui apparaît dans sa peinture, dans sa photographie ou dans sa vidéo, partage d’une manière réelle, le visible et l’audible : peinture, motif, hymne ou chuchotement : un dialogue non-entendu n’est plus non-entendu quand il est ressenti.

Les œuvres de Brigaudiot ne connaissent aucune frontière ni limite, elles se reconstruisent, se lisent et se transforment continuellement.

L’inspiration de ses toiles ne se programme point. Mais elle apparait naturellement, car le temps change le sens et la forme de toutes choses."

Je le trouve donc là, dans la galerie, un homme âgé de presque 70 ans. Ancien doyen de la faculté des Arts Plastiques et Sciences de l’Art de la Sorbonne qui ne témoigne nullement de cet orgueil propre aux sorbonnards. Il marche dans la salle et communique avec les visiteurs, en français aussi bien qu’en anglais. La salle est remplie de personnes de tous genres : jeunes filles en tchador, filles habillées plus légèrement, étudiants des beaux-arts et des lettres, passionnés d’arts plastiques, professeurs d’université, artistes amateurs et professionnels.

Les peintures sont en majorité des acryliques sur carton. Le travail de Brigaudiot est pourtant difficile à saisir, complexe à identifier. Son travail place l’esprit de l’interlocuteur face à un défi permanent et à un challenge infini. Tout est calculé, réfléchi et conscient. Son style est très français. Sa façon de dire des choses et sa façon de ne pas les dire sont à la fois personnelles et uniques. Mais Brigaudiot, malgré la structure complexe de ses tableaux, réussit à communiquer avec le public iranien. Cela justifie le nombre et la diversité des visiteurs. Brigaudiot transmet un message codifié et bilingue, mais il désire ardemment coopérer avec les artistes iraniens, s’initier à l’art persan, et créer encore davantage dans cette phase d’interaction avec la pensée iranienne.

Déjà, il y a une iranité artistique qui est là, chez Brigaudiot. En 2000, il a, un peu par hasard, découvert l’Iran. Invité par des universités iraniennes dans le cadre de coopérations scientifiques et académiques irano-françaises, l’artiste se rend en Iran. Il fait alors connaissance avec des artistes plasticiens, des photographes et certains grands noms de la poésie contemporaine. Brigaudiot organise dès lors plusieurs expositions réussies dans des galeries réputées de Téhéran. Depuis 2008, il écrit aussi pour La Revue de Téhéran. Ses articles sont plutôt des réflexions sur des évènements artistiques auxquels il participe ou sur des expositions qu’il visite en Europe, en Amérique ou en Asie. Il voyage partout pour découvrir les nouveautés plasticiennes comme pour exposer ses propres travaux. Quand on l’interroge, dans le cadre de la présente exposition, sur la philosophie sous jacente à l’accrochage de toiles sans châssis, sans support, sans standing, il répond que sous cette forme, il peut les mettre en rouleaux pour les emmener avec lui durant ses nombreux voyages. Brigaudiot est un artiste nomade, un poète-plasticien errant.

La contemplation de ses tableaux, surtout la nature hybride et bilatérale de l’art de Brigaudiot, m’ont fait penser à l’exposition monographique du belge Wim Delvoye, il y a quelques mois, au musée d’art contemporain de Téhéran. Une Maserati ornée par un verset coranique concernant l’Ascension du prophète Mohammad, un récit religieux raconté par une Maserati décapotable, décorée par des artistes d’Ispahan !

Le bleu, l’étoile, le mot, l’espace, le paysage et l’imaginaire sont les thèmes dominants de Brigaudiot. L’artiste aime particulièrement le bleu. Le bleu est pour lui le reflet de l’existant, du sensé, du signifié. Le bleu est souvent associé au gris. Un gris qui est à la fois travaillé et léger, comme une base modeste, banale, valorisant la réalité bleue. Le mot persan "hitch", l’équivalent de Néant ou de Rien ou même de Vide (selon les connotations), se trouve ici partout. La calligraphie de ce mot suit le modèle sculpté de "hitch" réalisé par le grand maître iranien Parviz Tanavoli. Un "hitch", un lieu intemporel où l’espace se noie dans l’espace.

 

"…lorsque la terre sombre en l’océan, lorsque l’océan se noie en lui-même …

temps infini, au-delà … mots involontaires, surgis de leur méconnaissance,

-là, en la pénombre-

+

attente sans impatience en cet espace vague … où même le temps oublie de se compter…"

 

Ainsi, Brigaudiot aime compter et conter. Compter les mots, compter les astres. Dans sa maison de campagne, au-dessous de cette voûte pas encore polluée de la nature rurale, il compte les étoiles. Il les énumère dans le ciel de la nuit. Il contemple la galaxie. Il compte les étoiles et les recompte. Et il se trouve limité, en tant qu’Homme face au Ciel. Il n’arrive pas à achever le comptage. Donc il dessine, fictivement, le reste de sa rêverie. Dans ses toiles, il conte en même temps qu’il compte les étoiles. Les numérotations dépassent le cadre de ses tableaux. Pour dire, peut-être, que la toile plasticienne n’est qu’un fragment de la toile universelle ; l’Univers est donc irreprésentable. Certains tableaux se partagent entre chiffres et lettres. Les signes plus (+) se répètent, selon l’artiste, sans avoir rapport avec la croix du Christ. Un Spot (), une tache ronde en couleur, suit le signe plus (+) ; une trace inconnue, un pôle du magnétisme focalisé, un enjeu pour le champ visuel. Une barre d’étoiles colorées divise l’empire des lettres, avec en haut du tableau la république des lettres et celle des chiffres en bas. La poésie s’impose. La poésie s’empare. La poésie conquiert. Les lettres, les éléments-composants de la poésie et les chiffres révélant de la discipline altimétrique de l’Univers.

 

"mots venus de si loin [de la pensée inconstituée, vaquant en l’azur, en amont] … lancés par myriades, sans but, informes, incertains, balbutiants.

pour, peut-être, qu’advienne la

poésie …"

 

Et tout cela pour que la poésie émerge. La photo de ses "bateaux ivres" abandonnés dans une rivière inconnue, ces milliers d’étoiles, ces signes plus, ces mots, ces Spots abandonnés dans le vide de la toile, tout cela pour que la poésie naisse : une "incertaine poésie" …

La projection d’une vidéo conclut notre visite. La qualité moyenne du système de sonorisation de la galerie diminue quelque peu l’acoustique de la vidéo. La vidéo est différente de ce que l’on a l’habitude de voir. Elle est minutieusement élaborée et maintes fois corrigée par l’artiste dans un studio coréen. Chaque moment est réfléchi. La vidéo est porteuse d’une extrême délicatesse visuelle. Elle est en effet le fruit d’une longue réflexion commencée lors de l’une des expositions de l’artiste en Corée du Sud dans le cadre de l’année France-Corée (2015-2106). Les séquences filmées sont tournées à la campagne, là où aime se retirer l’artiste. La pluie tombant sur le calme de la rivière est, d’après Brigaudiot, un événement imprévu, survenu par hasard dans la nature. Les lectures des poèmes en français sont faites par l’artiste lui-même, avec une parfaite traduction en persan par un ami iranien dont la lecture est faite en farsi par l’un de ses amis, acteur iranien.

Ancien professeur et brillant enseignant, Jean-Pierre Brigaudiot a su marier son savoir académique à une création artistique à l’échelle internationale. Désireux d’exposer de plus en plus en Iran, il ne cache pas ses mécontentements à l’égard du manque de soutiens financiers. Il réclame des sponsors et le parrainage des grandes sociétés françaises présentes sur le marché iranien. Cette expo solo, intitulée "Si peu, à peine…" est cependant soutenue par l’Association d’amitié Iran-France et par la Galerie Saless. L’ambassade de la République française en Iran a également été très présente à la cérémonie d’ouverture.

 

Téhéran est une ville que Jean-Pierre Brigaudiot aime. Il se réjouit des développements urbains et infrastructurels de cette métropole. La galerie où il expose se trouve à quelques mètres de la Rue Irân-Shahr. Le terme Irân-Shahr, signifiant la cité d’Iran ou la ville iranienne, est à l’origine une initiative sassanide pour désigner l’empire Perse. Un choix inconscient mais significatif. Et l’Iran, c’est un pays qu’il aime profondément, tout en étant un vrai admirateur de la France. Il met l’accent sur les progrès de l’Iran en matière de technologies. En parlant d’Asie, il critique l’hyper-capitalisme de certains pays américanisés de l’Extrême-Orient. Il parle de la domination de certaines compagnies hi-Tech qui ont réduit les humains en machines programmées. C’est peut-être pour cette raison qu’il éprouve une sympathie pour l’Iran, un pays qui a, au moins jusqu’à aujourd’hui, résisté à cette tendance à métamorphoser l’identité humaine. Et la mission de l’artiste peut aider à briser les dérives vers la vie-cliché de l’homme-robot, l’homme-consommateur.

L’art de Brigaudiot demeure surprenant, multidimensionnel, cognitif et chargé de secrets, chargé d’images imaginaires. Il se sent peut-être descendu ici bas par l’échelle d’Adam, sur cette terre qui lui fait peur. Ses étoiles sont les seuls souvenirs intacts d’une vie céleste. Et tout cela…

 

"pour, peut-être, qu’advienne la poésie …"

"silence, tellement que, tellement"


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