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Très peu d’informations existent au sujet de l’origine des motifs et de la technique de tissage du tapis d’Ardebil. On estime que ces tapis, dont des pièces éminentes sont actuellement conservées au Victoria and Albert Museum à Londres et au Musée d’art du comté de Los Angeles (LACMA), ont été tissés au milieu du XVIe siècle. Le velours de ces tapis, dont les chaînes et les trames sont en soie, est en laine et en soie, et ses nœuds sont asymétriques. La taille du tapis exposé au Victoria and Albert Museum (N° 272-1893) est de 535.5 x 1044 cm (figure 1), et celle d’un autre donné par J. Paul Getty au LACMA (N° 5305002) est de 392.2 x 716.3 cm (figure 2).
Il n’existe également aucune information précise à propos du lieu du tissage de ces tapis. On a cependant émis l’hypothèse qu’ils se trouvaient au mausolée de Sheik Safi al-din Ardebili et ce durant trois siècles, jusqu’à 1800, lorsqu’ils furent transférés en Angleterre. Cette possibilité est soutenue par le Victoria and Albert Museum. L’absence de motifs animaliers sur ces tapis renforce l’idée de certains experts selon laquelle ils étaient destinés à une mosquée ou à un lieu saint. Cependant, d’autres, rappelant la souplesse de l’art chiite et la présence de motifs animaliers sur le plan des tapis de certaines mosquées chiites, remettent en cause cette interprétation. De surcroît, les recherches effectuées par Martin Weaver rejettent l’existence d’un espace suffisant permettant à l’époque de dérouler ces deux tapis dans le Mausolée de Sheikh Safi. Ainsi, et malgré le plan présenté par le Victoria and Albert Museum (figure 3), les tapis d’Ardebil n’étaient donc très probablement pas utilisés dans ce mausolée aux dimensions exiguës. D’autres hypothèses sont avancées, comme l’emploi des tapis d’Ardebil dans le mausolée de l’Imâm Rezâ à Mashhad ou à la Mosquée Goharshâd située à proximité. Selon cette hypothèse, ces tapis auraient été transférés de Mashhad à Tabriz où ils ont été achetés par les Anglais. Cette éventualité semble plus probable, étant donné que le mausolée de l’Imâm Rezâ bénéficiait à cette époque d’un espace à même d’accueillir ces deux tapis. Cependant, le mystère reste entier.
Alors que les ateliers de tissage de la ville d’Ardebil sont réputés depuis plusieurs siècles, les tapis de cette ville sont moins connus que ceux de villes comme Tabriz ou Kâshân. Les spécialistes ont même été jusqu’à se demander si les tapis d’Ardebil auraient bien été tissés dans la ville du même nom. Arthur Upham Pope et plusieurs spécialistes défendent l’idée que les tapis d’Ardebil seraient produits dans les ateliers royaux de tissage situés à Tabriz. En examinant une partie d’un tapis d’Ardebil, Pope affirma que les fils employés dans ces tapis sont issus de la laine des moutons royaux élevés à Ahar, région située au nord-ouest de Tabriz. D’autre part, en se basant sur une inscription du tapis de couleur ivoire évoquant le nom d’un certain Maghsoud Kâshâni (Maghsoud de Kâshân) (figures 4, 5), d’autres considèrent que ces tapis ont été tissés à Kâshân. Cependant, il est probable que celle-ci ne désigne que le lieu de naissance ou de résidence de ce Maghsoud. De fait, les tapis d’Ardebil sont des œuvres signées : en haut du tapis figure un poème de Hâfez (Il n’y a pour moi aucun abri dans le monde que le tien/ Et ma tête ne trouve aucun autre remède que ta cour) ainsi que le nom de Maghsoud Kâshâni qui, selon E.G. Brown et Pope, serait le maître tisserand de ces tapis. En tant que l’un des foyers de la production de tapis persans, Kâshân pourrait être, selon Brown, le lieu d’apprentissage de Maghsoud. Cependant, certains détails et couleurs de ces tapis les rapprochent des tapis classiques tissés à Kâshân. Par ailleurs, certains motifs de ces tapis, évoquant les formes et les motifs classiques de l’art timouride, rappellent la familiarité de l’artiste concepteur avec les principes de l’école de Hérat. Cette datation apporte des informations non seulement sur la qualité des velours et des matières employées dans le tissage de ces tapis, mais aussi sur l’art et la dextérité des tisserands et des concepteurs iraniens du milieu du XVIe siècle.
Après avoir été sortis du pays, les tapis d’Ardebil connurent de riches propriétaires et furent ensuite vendus aux enchères. La raison originelle de l’exportation de ces tapis se pose. Comme nous l’avons évoqué, en s’appuyant sur l’affirmation de deux touristes anglais prétendant avoir vu ces tapis dans le Mausolée de Sheikh Safi, certains experts affirment qu’ils s’y trouvaient jusqu’en 1843. Trente ans après, un tremblement de terre secoue la ville d’Ardebil et provoque la destruction du mausolée, aboutissant à la vente des tapis afin de fournir les moyens nécessaires pour la reconstruction de l’édifice. Les tapis sont alors vendus à Ziegler et Company, entreprise manchestérienne de commerce de tapis. C’est à ce moment-là qu’on utilise une partie de l’un des tapis en vue de réparer l’autre, d’où l’absence de bordure du tapis conservé au LACMA. Hormis l’absence de bordure, les velours plus longs, plus doux, et plus soyeux du tapis de LACMA le distinguent du tapis de Londres dont les velours sont plus courts, plus durs, et plus denses. De plus, le nombre de nœuds par centimètre carré est différent. Les tapis d’Ardebil comportent 50-53 rangées par 10 centimètres, alors qu’à l’époque, un tapis de haute qualité en comportait de 25 à 30. Ces tapis comportent dix couleurs qui sont toutes naturelles, sauf le blanc présent dans plusieurs parties du fond et qui semble être la couleur originelle de la laine. L’indigo se trouve à l’origine des couleurs bleues et même du noir utilisées dans le tissage. Ces tapis se caractérisent en général par un usage systématique et artistique de la couleur.
Le motif le plus grand des tapis d’Ardebil est le médaillon central, motif dominant des tapis du nord-ouest de l’Iran qui, au fil du temps, est venu remplacer progressivement les courbes ondulées des tapis persans. Grâce à la densité des velours ainsi qu’à la dextérité des tisserands, les angles de ce motif se transforment graduellement, dans les tapis d’Ardebil, en courbes. La qualité de ce tissage renforce l’hypothèse selon laquelle ces tapis auraient été produits au nord-ouest de l’Iran, surtout à Tabriz. En tant que motif stylisé du soleil, ce médaillon se trouve au milieu de rayons crème, rouges et verts. Il s’agit du motif le plus lumineux du tapis, que tous les autres motifs cherchent à mettre en évidence. Ces autres motifs ondulés et contournés, tels que les palmettes (fleurs nommées Shâh abbassi), les buissons, les feuilles clair-obscur, et les fines branches dorées cherchent sans cesse à briser la monotonie. Présentes dans l’ensemble du tapis et lui conférant un mouvement, des plantes élancées tournoient dans ses espaces intérieurs et dans son médaillon de façon verticale et horizontale. Cette répétition se veut être une remémoration (zikr) qui tend à rappeler constamment à l’homme sa libération future de ce bas-monde et son ascension vers les cieux et le Miséricordieux. Ces lignes naissent de la conjonction d’un nombre considérable de petites palmettes. Les branches secondaires sont issues d’une branche plus épaisse située entre la lumière des lustres et la bordure du tapis. Le médaillon central est aussi mis en valeur grâce aux palmettes et aux buissons issus des branches qui l’encerclent. Marqués par le jaune, ces motifs deviennent de plus en plus petits en taille et en nombre lorsqu’ils s’approchent du médaillon, comme si celui-ci était enveloppé d’un halo doré et d’une aura de sacralité.
(figure 6)
Ce mouvement introduit dans les tapis d’Ardebil grâce aux motifs floraux est unique. On a aussi l’impression que l’ensemble des motifs flotte dans l’air, du fait de la présence de nuages rangés dans un ordre minutieux (abr-e-chi) ; motifs introduits en Iran par les Mongols. La couleur bleue accompagnant les buissons présents sur un fond où ondoient les plantes, rehausse la beauté du médaillon central où apparaît aussi un médaillon bleu évoquant le bassin typique des jardins persans. C’est sur ce bassin que flottent les lotus, fleurs transformées au fil du temps en fleurs de grenadier, puis en fleurs shâh abbassi. Ancré dans un mythe persan, à savoir celui de Mithra, le lotus se veut l’un des symboles de Mehr, divinité qui surgit de l’eau. De fait, c’est en tombant enceinte d’une semence présente dans l’eau que Mehr donne naissance à Mithra. D’autre part, "enraciné" dans l’eau, le lotus ne pousse jamais dans la terre, d’où vient sa symbolique de pureté, évoquant une vie heureuse et loin de toute souillure de la matière. Cette fleur est présente dans certains motifs avec douze pétales, ceux-ci rappelant les douze mois de l’année. Constituant le motif principal des tapis persans, ces buissons naissent de la liaison des fleurs shâh abbassides et des pivoines chinoises. Ce bassin sous l’eau duquel apparaissent des branches décoratives, est entouré par des plantes fleuries situées sur un fond rouge foncé. L’arrière-plan de ce bassin contribue à renforcer la beauté du médaillon central qui, dans les tapis d’Ardebil, constitue un motif novateur qui ne se voit sur aucun tapis persan tissé à l’époque (figure 7).
Sur ces deux tapis, deux lustres émergeant du médaillon central et des lotus s’étendent sur les deux côtés du tapis. Ces deux lustres font aussi penser à deux minarets, et leur couleur contraste fortement avec le fond rouge foncé (figure 8). Né d’un regard intuitif sur l’espace, le paysage du tapis, révélant par ailleurs la vision du monde de son créateur, s’enracine dans divers paysages du monde matériel. En 1910, Sydney Humphries émet l’hypothèse que les deux lustres soient les symboles de Sheikh Safi et de Shâh Abbâs. Ces tapis contiennent, selon certains experts tels que Tattersall, Kendrick, et Ettinghausen, les caractéristiques architecturales de leur lieu de tissage. Le médaillon central représenterait dans ce sens le dôme ou la haute voûte du lieu où sont pendus des lustres. C’est la raison pour laquelle certains affirment que ces tapis sont dessinés selon l’image du toit de la maison des lampes (ghandil khâneh) du complexe de Sheikh Safi, ce qui permettait aux gens de voir le toit et le plancher dans un seul et même motif. Cette idée fait écho à une pensée mystique à l’époque safavide, soutenant l’idée de l’unicité de l’existence. Cette idée se manifeste aussi par la présence de motifs ornementant à la fois les carreaux du toit de ce mausolée et les bordures du tapis. Kendrick et Tattersall constatent aussi l’existence de similitudes entre l’Ecole du Shâh à Ispahan et le plan de ces tapis. Cette hypothèse est cependant invalide, étant donné que ce monument remarquable fut construit 160 ans après le tissage des tapis d’Ardebil. Selon Martin et de Dilley, c’est la Mosquée bleue de Tabriz, bâtie en 1465, qui aurait inspiré le plan de ces tapis. Mais le fait que cette mosquée fut détruite lors d’un tremblement de terre ne permet pas de justifier cette hypothèse. En résumé, l’hypothèse avancée par Pope, selon laquelle les plans des tapis auraient été inspirés par des illustrations et couvertures de livres, paraît la plus plausible. De fait, les bordures lumineuses et les lustres placés au-dessous des branches du médaillon apparaissent sur la couverture rouge foncé d’un livre daté de 1382-83 (figure 9).
Les tapis d’Ardebil représentent aussi la richesse et la fécondité du paradis. Marquée par la présence massive de particules, cette multiplicité met en œuvre une composition où chaque détail se définit par rapport aux autres détails. Ne s’arrêtant jamais sur un seul élément, l’artiste iranien désire saisir les phénomènes dans leur ensemble. Cette tendance se reflète notamment dans l’art du tapis, celui-ci étant considéré comme l’art de l’étendue de l’existence, sur lequel naît une vie sans cesse renouvelée. Cette densité et cette multiplicité d’éléments rejoignent une conception mystique du monde, à savoir l’unité dans la multiplicité (kasrat dar vahdat), et cherchent à tisser des liens avec l’invisible. Le paysage devient ici la manifestation exemplaire de ce que Husserl nomme l’intentionnalité opérante, « celle qui fait l’unité naturelle et antéprédicative du monde et de notre vie, qui paraît dans nos désirs, nos évaluations, notre paysage, plus clairement que dans la connaissance objective, et qui fournit le texte dont nos connaissances cherchent à être la traduction en langage exact. » [1] Il s’agit en effet de l’introduction à un monde où toute chose se cache en même temps qu’elle se dévoile au regard. Dans l’horizon interne et externe des choses ou des paysages existe une sorte de co-présence ou co-existence qui se noue à travers l’espace et le temps. C’est ainsi que le regard et le paysage s’unissent sans que rien ne puisse les dissocier.
Le regard, dans son mouvement ambigu et mystérieux, crée un paysage et ainsi, je deviens une partie de la nature et « fonctionne comme n’importe quel événement de la Nature : je suis, par mon corps, partie de la Nature. » [2] Ainsi, la nature, le paysage interne et le paysage externe s’unissent et le moi fait liaison avec le monde intelligible et le paradis - celui-ci rappelant avant toute chose le jardin persan « pairi-daeza » [3], désigne un espace désiré par le peuple iranien, et se reflète à merveille aussi bien dans les poèmes de Sa’adi et de Hâfez, que dans les illustrations des livres, des jardins et des tapis persans.
Le plan des tapis est élaboré par un artiste à la fois concepteur et tisserand. En 1535, le Manchester Guardian écrit : « La couronne de gloire est un magnifique tapis de la Mosquée d’Ardebil, exposé aujourd’hui pour la première fois en Europe, et qui ne se laisse saisir par aucune description. On peut seulement dire que c’est sans aucun doute le tapis le plus fin des temps modernes. [4] » C’est à cette même époque qu’écrivant une lettre au Département des Textiles du Musée de Los Angeles, William Morris demande à acheter l’un des tapis d’Ardebil :
"J’espère le voir acheté pour le public. Le design frôle une perfection idéale, acceptable dans tous les points, logiquement et assidûment beau, sans aucune anomalie ou aucun grotesque qui demanderait une apologie, et plus essentiellement précieux pour un Musée qui aspire à l’enseignement des gens dans le domaine de l’Art. Le tapis, autant que je le constate, est en excellent état ; sa taille et sa splendeur, en tant que pièce de qualité, témoignent de la beauté et de la qualité intellectuelle du design.
En dernier lieu, sa datation relève d’une grande importance, et pas seulement d’un point de vue commercial : elle nous propose une entrée dans l’histoire et l’art, et représente une norme au travers de laquelle on peut admirer l’âge d’or du design persan.
Bref, je pense que ce serait vraiment dommage qu’un tel trésor d’art décoratif ne puisse pas être acquis par le public." [5]
C’est ainsi que la finesse et la beauté, en tant que caractéristiques principales du tapis tissé à la main, atteignent des sommets dans les tapis d’Ardebil. Cette esthétique liée à la vision du monde des Iraniens, fait du tapis le miroir de la manifestation de la perception iranienne de la beauté, et de l’Existence. D’ailleurs, dans le contexte du matérialisme et de la production de masse actuel et où nous définissons la philosophie par rapport à l’absence de l’Existence, le paysage des tapis d’Ardebil aborde un regard singulier sur le monde, ainsi qu’une fusion de l’homme non seulement avec le monde sensible, mais aussi avec le monde invisible. Reflétant les paysages sacrés, ces tapis relient l’homme aux cieux et aux mondes intangibles.
Bibliographie :
Ayatollâhi, Habiollah, « Sharhi mafhoumi az modiriyat-e tafakor-e nâb bar pendâri mota’âli dar : tabyin-e madkhal-hâ-ye zibâyi shenâsi-ye farsh-e irâni » (Une interprétation conceptuelle de la gestion de la pensée rationnelle sur un phénomène transcendantal : Explication des aperçus esthétiques du tapis persan), in Pajouhesh-e honar, 1e année, N° II, Eté 2014 (1392), pp. 43-46.
Collot, Michel, La Pensée-Paysage, Actes Sud/ENSP, 2011.
Stead, Rexford, The Ardebil Carpets, The J. Paul Getty Museum, Malibu, California, 1974.
Tadayyon, Maryam, Hosseini Vâdjâri, Mostafâ, Ahmadi, Seyed Badroddin, « Motâle’e-ye tatbighi-ye mafhoum-e ârmânshar va tarrâhi-e farsh bâ tekyeh bar taghaddos-e haftgâneh » (Etude comparée du concept de l’Utopie et du dessin du tapis d’après le motif sacré heptagonal), in Pajouhesh-e honar, 1e année, N° II, Eté 2014 (1392), pp. 47-52.
www.iranicaonline.org/articles/Ardebil_carpet
http://www.vam.ac.uk/content/articles/h/History_of_the_Ardebil_carpet
[1] Maurice Merleau-Ponty in Collot, Michel, La Pensée-Paysage, Actes Sud/ENSP, 2011, pp. 23-24.
[2] Maurice Merleau-Ponty in Ibid., p.46.
[3] Tadayyon, Maryam, Hosseini Vâdjâri, Mostafâ, Ahmadi, Seyed Badroddin, « Motâle’eh-ye tatbighi-ye mafhoum-e ârmânshar va tarrâhi-e farsh bâ tekyeh bar taghaddos-e haftgâneh » (Etude comparée du concept de l’Utopie et du dessin du tapis d’après le motif sacré heptagonal), in Pajouhesh-e honar, 1e année, N° II, Eté 2014 (1392), pp. 47-52 : 50.
[4] Stead, Rexford, The Ardebil Carpets, The J. Paul Getty Museum, Malibu, California, 1974, p. 32.
[5] Ibidem.