|
La symbolique des différents types
de tapis iraniens et
la place du tapis dans la culture populaire
"Partout dans le monde, les tapis iraniens
sont un symbole de luxe poétique." A. Pope
Un symbole est un signe qui représente une autre idée, image visuelle, croyance, action ou entité matérielle. En d’autres termes, les symboles prennent la forme de mots, sons, gestes, idées ou images visuelles, et sont utilisés pour transmettre d’autres idées et croyances.
Les symboles et les dessins présents sur les tapis iraniens révèlent des informations sur leur tisseur. Qu’est-ce qu’elle/ il a voulu dire à travers le choix de symboles ? Ont-ils été choisis pour des raisons purement esthétiques, ou ont-ils été influencés par des facteurs personnels, la culture ou par la religion du tisseur ? Il arrive aussi que le tisseur renoue avec le passé en utilisant des symboles traditionnels et anciens.
Au cours des années, de nombreux éléments de conception et de motif très variés ont été utilisés dans les tapis persans. Certains ont une signification symbolique particulière. La mystique du tapis persan doit beaucoup aux contes et aux fables qui furent créés autour des différents éléments permettant la fabrication d’un tapis. Même si aujourd’hui les conceptions, les motifs et les couleurs ont perdu de leur puissance symbolique, ils restent des vecteurs de significations et traditions particulières. D’après les historiens, des tribus venues s’établir en Iran dont les Seldjouks utilisaient des figures héraldiques composées notamment de motifs zoomorphiques et totémiques. De même, le tamgha [1] était employé par chaque tribu pour identifier ses troupeaux.
Les tensions religieuses et politiques eurent une influence significative sur les conceptions et les symboles des tapis persans. Un symbole ayant un sens religieux profond pour un groupe ou une secte pouvait avoir une signification complètement différente pour un autre groupe. Une figure humaine ou animale était ainsi rarement tissée dans un tapis fait par des musulmans sunnites, du fait de leur interprétation stricte des versets du Coran interdisant l’utilisation des figures représentant des êtres vivants. Les musulmans chiites, en revanche, représentaient plus facilement des figures humaines et animales sur les tapis de prière utilisés dans les mosquées.
La forme, ainsi que l’organisation la plus fondamentale du tapis, est le plus souvent influencée par le thème. L’un des thèmes les plus courants des tapis persans est d’ordre floral. L’image d’un jardin luxuriant est un thème profondément enraciné à la fois dans le patrimoine religieux et culturel de la Perse. Dans une région du monde où l’eau est une denrée précieuse, il n’est pas surprenant que le jardin, avec une abondante faune et flore, soit le symbole du paradis.
Les tisseurs étaient inspirés par leur croyance en la vie après la mort, qui promet que les fidèles iront au Paradis. Les thèmes floraux sont généralement divisés en trois catégories : le tout floral, le jardin, et le dessin en panneau. Le tout floral présente des formes florales sans l’ajout d’un médaillon, vase, ou autre motif primaire. Le tout floral n’est pas, à proprement dit, une conception. Au contraire, c’est un nom utilisé pour décrire tout motif qui n’a pas de point central. Le motif du jardin est généralement basé sur les jardins formels de l’ancienne Perse à décors floraux séparés par des carrés décoratifs. Dans la conception de carrés, le champ est divisé en compartiments contenant des motifs individuels.
Pour Michel Foucault, "le jardin traditionnel des Persans était un espace sacré qui devait réunir à l’intérieur de son rectangle quatre parties représentant les quatre parties du monde, avec un espace plus sacré encore que les autres qui était comme l’ombilic, le nombril du monde en son milieu, (c’est là qu’étaient la vasque et le jet d’eau) ; et toute la végétation du jardin devait se répartir dans cet espace, dans cette sorte de microcosme."
[2]
Un autre motif très présent dans ces tapis est appelé boteh, qui signifie "buisson fleuri" en persan. Son origine demeure obscure, et on débat encore pour décider s’il est originaire de la Perse ou de l’Inde. Selon une autre hypothèse, ce motif aurait été introduit en Perse par l’Egypte ancienne comme épi de blé, qui représente l’immortalité. Le motif du boteh se retrouve fréquemment à la base de la niche de la prière – le mehrâb – et entouré de fleurs, comme symbole du jardin du paradis. Certains chercheurs y donnent diverses significations et origines, notamment la pomme de pin, le cyprès, la feuille, le fœtus, la semence humaine ou la langue de feu sacrée de la religion zoroastrienne.
Les tapis de prière sont utilisés dans les pays musulmans depuis des siècles et font partie intégrante de la pratique religieuse quotidienne du monde islamique. Les tapis de prière sont singularisés par un motif particulier : l’arcade. Cette arcade est un symbole mystique ; elle représente le mihrâb, matérialisation de la qibla (direction de La Mecque) et son orientation vers la Ka’ba. Le mihrâb est la porte qui conduit vers la lumière. La niche symbolise aussi la caverne, celle qui cache la réalité céleste qui sera dévoilée à l’initié. Ces tapis sont traditionnellement tissés par les nomades ou par les tisseurs de villages. Ils sont soit simples et non décorés, soit décorés de motifs floraux et célestes.
Ces tapis peuvent aussi comporter le motif de l’arbre de vie, symbole par excellence du jardin du paradis et de la vie éternelle. « Dans la pensée des Anciens, l’arbre de vie est l’axe de correspondance des trois niveaux du monde : le ciel paradisiaque, l’enfer souterrain et le monde terrestre, il est donc la chose qui relie ces trois mondes l’un à l’autre et comporte la signification entière de la vie. »
[3] Ce motif est présent principalement dans les tapis issus d’Ispahan, Qom et Tabriz.
Le motif du Vase de l’immortalité est présent comme segment d’un certain nombre de compositions dont il constitue l’élément principal. Ce motif probablement chinois représentait en Chine la paix et la tranquillité et sa date exacte d’introduction en Iran est inconnue. Le vase se trouve le plus souvent au pied du tapis, au-dessous d’une arcade, et est rempli de fleurs, généralement des roses, ayant la plus grande fleur au centre qui arrive au sommet de l’arcade - une variation de la figuration de l’arbre de vie. Les symboles des vases se trouvent généralement sous deux formes : Vase floral ou motif dit de Zil-i-Soltân.
La conception Herati tire son nom de la ville de Herat (aujourd’hui en Afghanistan), d’où elle serait originaire. Elle comporte une fleur centrée dans un losange avec quatre feuilles recourbées situées hors du losange. C’est un motif très répandu en Iran. Il constituerait une représentation de petits poissons qui, au moment de la pleine lune, remontent au-dessous de la surface de l’eau pour nager dans le reflet de la lune. C’est pour cela qu’on le nomme aussi parfois Mâhi ("poisson" en persan). Les tapis Herati sont tissés dans de nombreux ateliers dans tout l’Iran, mais ils le sont plus fréquemment dans le Khorâssân, au Kurdistan, à Farahân, Hamadân, ainsi qu’à Tabriz.
La représentation des personnes et des animaux est beaucoup moins courante dans l’Est du pays qu’elle ne l’est à l’Ouest. Les conceptions picturales basées sur des scènes de la vie, de l’histoire ou de la mythologie sont fréquentes dans les ateliers iraniens, particulièrement à Kermân, Tabriz et Kâshân. Les scènes de chasse, qui font partie intégrante de l’histoire épique iranienne, sont aussi courantes.
Elles font intervenir des figures humaines engagées dans une chasse aux fauves poursuivant leurs proies, en particulier dans les tapis de Qom et d’Ispahan, et ce dès le XVIe siècle. En général, ces dessins de chasse ne montrent aucune ville spécifique et ne se rapportent pas directement à une personne particulière ou à un événement historique précis. Etant donné que la chasse était considérée comme une activité noble, ces tapis représentent un épisode de la vie des personnes de haute ascendance.
De nombreux tapis persans comportent également un médaillon en leur centre. Le motif situé à l’intérieur est très varié. Le point central du médaillon représente l’œil omniscient de la divinité ou encore, selon certains, une fleur de lotus. Cette fleur a toujours été considérée comme un symbole sacré - si ses racines sont dans la terre, la fleur, elle, se tourne vers le ciel. Au sujet des théories sur l’origine du médaillon, il aurait été originellement une croix représentant les quatre directions, à laquelle se serait ensuite ajoutée une seconde croix pour les quatre directions intermédiaires. Ce second X sur la croix originelle se serait progressivement transformé en symbole d’une fleur à huit pétales peu à peu utilisée au centre des médaillons des tapis, pour marquer le point central de la création.
Ce qui suit est une liste des significations de certains symboles utilisés dans les tapis persans :
Le repos de l’aigle : un excellent esprit ;
L’aigle en plein vol : la bonne fortune ;
Le chien de chasse : la gloire et l’honneur ;
Le léopard : le courage ;
Le lion : la puissance ;
Le paon : la protection divine ;
Le phénix : l’immortalité ;
Le soleil : la lumière rayonnante, la lucidité ;
L’arbre de vie : la vie éternelle, l’intelligence, la vérité ;
La lame de l’épée : la force, la virilité ;
Le héron : la grâce divine ;
Les plumes des oiseaux : le bonheur conjugal ;
Le poisson : l’amour éternel ;
La colombe : la paix ;
Le chameau : la richesse, le bonheur ;
Le cyprès : la vie après la mort.
Les documents historiques montrent que beaucoup de ces symboles pourraient avoir acquis ces significations depuis de nombreux siècles, mais ils étaient probablement destinés à l’origine à simplement représenter des animaux, des fleurs, etc, autrement dit, la vie quotidienne des premiers tisseurs, les nomades et les villageois. Il est aussi probable que la plupart de ces motifs, au travers de leurs innombrables répétitions tout au long des siècles, ont perdu leur signification symbolique première. Sans oublier les touches personnelles de chaque tisseur qui les a traités.
Les historiens s’accordent sur le fait que le symbolisme des tapis est presque inintelligible, car cela impliquerait de connaître l’intention sémantique exacte du tisseur lorsqu’il choisit de faire figurer tel ou tel motif sur son tapis - comme toutes les idéographies dont les significations contiennent des variations et des ambiguïtés. En outre, chaque signe pris indépendamment peut être interprété de telle ou telle façon, mais l’association et la combinaison de plusieurs d’entre eux, en fonction de leur traitement et de leur position dans le tapis, créent de nouvelles significations difficilement déchiffrables.
Il faut ajouter que de nos jours, un tisseur nomade ou semi-nomade aurait tendance à tisser soit ce qu’il / elle voit pour le traduire ensuite en formes caractéristiques, soit ce qui lui est enseigné. Les tisseurs vivant dans des villages tissent généralement d’après le plan dessiné par le designer appelé « carton ». Chaque tapis a en quelque sorte sa propre grille d’analyse et propose son propre récit.
L’art du tissage de tapis en Iran est profondément lié à la culture et aux coutumes du peuple de ce pays. Les différentes phases d’élaboration et de perfectionnement de cet artisanat nous offrent un aperçu de la vie et de la culture du peuple iranien. Cet art est commun à presque toutes les villes et villages d’Iran. Les villes de Kâshân, Ispahan, Tabriz, Mashhad, Kermân, Qom, Nâïn, Sanandaj, Arâk et Hamedân sont les principaux centres où ils sont tissés, et les femmes jouent un rôle central dans la perpétuation de ce savoir-faire.
Répondant à un besoin de base, le tapis persan était au départ un objet usuel pour les nomades pour se protéger contre le froid et l’humidité. Au fil du temps, la complexité et la beauté des tapis ont augmenté, pour le transformer en objet artistique et décoratif. Le tissage de tapis est un art complexe qui révèle le talent, le goût, la persévérance et la créativité des artisans iraniens. Il faut des mois d’efforts pour fabriquer un tapis unique. L’étude de l’art du tissage de tapis et ses modalités nécessite la réalisation de recherches détaillées dans l’histoire des arts en Iran, tâche ouverte et en devenir.
Bibliographie :
Bosley, C., Rugs to Riches : An Insiders Guide to Oriental Rugs, New York, 1980.
Forough, Mohammad, Namâd va neshâneh shenâsi dar farsh-e Irân (Symbolique et sémiotique des tapis persans), Téhéran, éd. Farhangsarâ-ye Mirdashti, 2014.
Jouleh, Touradj, Pajouheshi dar farsh-e irân (Recherche à propos des tapis persans), Téhéran, éd. Yasavoli, 2014.
Jouleh, Touradj, Shenâkht-e farsh : barkhi mabâni nazari va zirsâkht-hâye fekri (Connaître le tapis : certaines bases théoriques et infrastructures intellectuelles), Téhéran, éd. Yasavoli, 2013.
Vakili, Abolfazl, Shenâkht-e tarh-hâ va naghsheh-hâye farsh-e irân (Conceptions et motifs des tapis persans), Téhéran, éd. Khenye farikhtegân honar-hâye sonati, 2003.
[1] Tamga ou Tamgha ("timbre" ou "sceau") est un sceau abstrait utilisé par les peuples nomades d’Eurasie et par les cultures influencées par celle-ci. Le tamga était en général l’emblème d’une tribu du clan ou de la famille. Il a été utilisé comme un signe d’identification pour les instruments de travail, ainsi que dans la domestication des animaux.
[2] Foucault, Michel, "Dits et écrits ; Des espaces autres" (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984.
[3] Arefeh Hedjâzi, "Le "Paradis" et le tapis persan", La Revue de Téhéran, N° 33, août 2008. http://www.teheran.ir/spip.php?article773#gsc.tab=0