|
Quand on parle de la Perse, on pense forcément à ses tapis. Expression de la culture persane, comme elle, ne cessant de s’enrichir au fil du temps par l’apport des nouveaux éléments qui jalonnent le temps de l’Histoire, la tapisserie est effectivement un art "persan" par excellence, car même si plusieurs civilisations peuvent compter l’art de la tapisserie au nombre de leur artisanat, aucune d’entre elles ne peut se targuer de l’avoir autant travaillé que la civilisation iranienne. Et en effet, le tapis persan est le fruit d’un art multimillénaire qui n’a cessé de se perfectionner au fil des siècles, de s’affirmer de plus en plus dans sa dimension subtile, aristocratique et mystico-perse, mais également dans sa vitalité qu’il a tiré de ses tisseurs, nomades ou villageois, qui surent développer dans cet art quotidien, l’apport de leur relation avec la nature, domestiquée ou sauvage. Ces éléments, quant à eux, se développèrent au fil du perfectionnement général des arts dans la civilisation persane.
Parallèlement au développement de l’artisanat nomade qui était celui du tapis, un autre art, sédentaire celui-ci, se développait. C’était l’art de faire des jardins ou "Pardis" en pahlavi, mot qui provient du mède "Paradaeza" et qui en persan, est devenu "Ferdows", "pardis" et "paliz", signifiant jardins, vergers, potagers et généralement toute surface couverte d’arbres et de plantes, et encloses par un mur. Ce fut probablement l’aridité des terres et les promesses de fertilité qu’elles offraient qui poussa ces nouveaux habitants du plateau iranien à intégrer la culture des terres dans leur civilisation, allant même jusqu’à lui donner une importante signification religieuse. Ainsi, dans divers textes saints, tels que le Vandidad, recueil de préceptes mazdéens, et les Gathas, qui forment la plus ancienne partie de l’Avesta et que l’on considère comme étant les chants de Zoroastre en personne, chaque homme est invité à travailler la terre, faire pousser les arbres, le blé et les légumes, à planter les arbres et les soigner. De plus, jardiner est également une manière de rendre hommage à Ahura Mazda, créateur sage de l’Univers, et à ses izads, qui l’ont secondé dans sa Création. Parmi ces izads, Sepandminou, représentation féminine, est le créateur de la terre dont il symbolise le pouvoir nourricier, et Amordad, symbole de l’immortalité, est le protecteur des plantes. Ainsi furent créés au fil des siècles de magnifiques jardins, dont les vestiges sont visibles à Sardes et à Pasargades, entourés de sept hautes murailles, destinées à empêcher les génies mauvais ou les "ahrimâns" d’y pénétrer.
Cet art du jardinage s’est donc très vite développé dès le second millénaire avant Jésus Christ pour devenir une technique à part entière, frappant par sa grâce les nouveaux venus. La beauté des antiques jardins perses a été pour la première fois couchée sur le papier par l’historien grec Xénophon, qui raconte l’émerveillement du général lacédémonien Lysandre devant les fastes des jardins de Sardes dont les plans avaient, paraît-il, été dessinés par Cyrus le Jeune (424-401 av. J.C.) lui-même (Xénophon, Economique, pp. 48-51). Quelques dix siècles plus tard, les Arabes furent à leur tour subjugués par le raffinement de ces jardins.
Ces jardins, ou bâghs tels qu’on les appelle toujours, furent souvent agencés selon une séparation quadripartite, nommée chahâr-bâgh, qui signifie "quatre jardins", et qui fut ordonnée par l’usage des canaux d’eau traversant le jardin, et par les espèces de plantes de chacun des quatre carrés. De plus, la division en quatre du jardin comportait une dimension symbolique de référence aux quatre éléments, bases de toute chose matérielle dans la pensée des Anciens. Outre cette référence, une seconde dimension mythique se rattachait à cette division. En effet, "selon de très anciennes traditions antérieures à l’islam, (dont on trouve des traces dans La Genèse), l’univers était divisé en quatre parties, séparées par quatre fleuves." [1]
Cette même division quadripartite du jardin d’Eden existe dans le Coran et fut plus tard repris par les courants mystiques perses, qui l’intégrèrent dans le schéma itinérant du cheminement mystique : "Les Soufis y verront, quant à eux, les quatre étapes d’une progression initiatique : au jardin de l’Ame succède celui du Cœur, puis celui de l’Esprit, et enfin, celui de l’Essence où le mystique parvient au bout de sa quête." [2]
Le jardin et ses plantes comprenait également de nombreuses autres significations qui se sont en particulier développées et approfondies au travers des arts illustrant les jardins tels que l’enluminure, la poésie et la tapisserie.
Ce fut probablement l’invasion mongole et la violence de ces sanguinaires conquérants nomades, qui tinrent tout particulièrement à détruire les traces de la culture des terres, qui poussa les Iraniens à privilégier une forme de jardins qui ne risquait pas de si violentes destructions : ils décidèrent de faire du jardin le motif par excellence de leur tapis. La mise en scène des jardins floraux n’était pas une habitude nouvelle de la tapisserie perse, et l’on sait que les jardins étaient également des motifs importants des tapis avant l’islam. Mais c’est la généralisation de ce motif, et en particulier, du motif du jardin quadripartite qui fait de l’élément floral de la tapisserie post-invasion mongole une particularité stylistique. Un modèle classique se développa : celui du tapis-jardin entouré de bordures avec le champ principal, consistant couramment en des motifs floraux et géométriques, situé à l’intérieur du périmètre défini de ces bordures, qui s’entrelacent à l’infini. Ces côtés consistent le plus souvent dans des motifs floraux, animaliers et géométriques, avec des références particulières aux histoires mystico-mythiques, telles que la légende du combat du Simorgh avec le Dragon. Les schémas de ces bordures, très arbitraires, sont définis selon les régions de production des tapis. Les tapis datant des ères timouride et safavide (XVIe et XVIIe siècles) sont particulièrement à remarquer en ce qui concerne ces bordures, car elles comportent le plus souvent des cartouches, soigneusement harmonisées avec des arabesques et des motifs divers, qui contiennent les informations relatives aux tisseurs, au lieu du tissage, à l’année du tissage et au plan appliqué. Dans les tapis de l’ère safavide, les motifs des bordures se rapprochent de ceux du champ du tapis. Plus précisément, les mêmes motifs sont repris pour être travaillés de manière plus abstraite, par exemple " l’une des particularités des bordures secondaires des tapis jardins de l’époque safavide, est la présence d’arabesques serpentines (eslimi mari) ou de nuages rangés dans un ordre minutieux (abr chini)." [3] On voit également, à la même époque, dans les tapis représentant des scènes de chasse, des motifs abstraits d’animaux côtoyant des arbres dotés d’une valeur mystique, tel que le cyprès, et ces motifs se développeront rapidement pour se transformer en scènes paradisiaques comprenant des anges et des jardins d’Eden. Quant aux jardins du champ du tapis, ils datent de temps très anciens, préislamiques, mais c’est à partir du VIIe siècle qu’ils se développèrent sous forme de jardins quadripartites ou "chahârbagh", donc chacune des quatre parties pouvaient se subdiviser en parties secondaires, comportant des scénarios élaborés.
Au fil des siècles, la représentation des animaux et des arbres ne cessa de devenir de plus en plus stylisée, allégorique et abstraite, obéissant ainsi à deux raisons : d’une part, il s’agissait d’éviter la représentation telle quelle de créatures vivantes, ainsi que le voulait la tradition islamique, d’autre part, cette schématisation allégorique des dessins dans le tapis correspondait au développement des courants mystiques en matière de littérature et d’art, qui prédisposait à cette forme. Cette tendance abstraite dans les motifs du tapis continua jusqu’au XVIIe siècle, qui fut celui de l’apogée du renouvellement des courants artistiques et des motifs dans la tapisserie. A cette époque, les tapis persans sont remplis d’images idéales, d’animaux aux formes mystérieuses, de jardins invitant à la paix et à la méditation et d’oiseaux messagers de l’au-delà, qui tous obéissent à des codes de références ontologiques, à retrouver dans la littérature et les courants mystiques, mais aussi des références mythologiques, populaires et naturelles. Parmi les motifs floraux de l’époque, on peut nommer les palmettes ou "gol-e-shah-abbâssi", la "fleur mina-khâni", "afshân qashqaï", interprétation des Gobelins, "gol-farang", "hadj khânom" et le motif de la fleur de châtaigner ou fleur de henné, qui sont les figures florales essentielles du champ du tapis au XVIIe siècle. Quant à l’herbier des tapis persans, il comporte des roses, des narcisses, des tulipes, des iris, des perce-neige, des pensées, des bignonias et enfin des lotus. Chacune de ces fleurs renvoient à une importante symbolique populaire, mythologique, royale ou religieuse, par exemple, le lotus était dans l’imaginaire des Aryens, une fleur sacrée, signe de majesté et de puissance ; la tulipe, quant à elle, était née du sang injustement coulé du héros mythologique Siâvosh, et depuis lors, est associée aux jeunes martyrs, d’autant plus que son cœur noir signifie l’amour, etc.
L’arbre est également un motif incontournable du dessin iranien. Dans ce pays plutôt aride qu’est l’Iran, il a été de tout temps un symbole très important de représentation de la vie. Sa forme varie d’une région à l’autre. N’offrant pas de modèle type dans les tapis des nomades vivant en symbiose perpétuelle avec la nature, il est, dans les villes, un élément essentiel du décor dans le tapis, qu’il s’agisse d’un tapis-jardin ou non. Dans les tapis-jardins, il est souvent feuillu, couvert de fleurs et d’oiseaux et remplit un décor de mihrâb où, dans un décor totalement symétrique, il est entouré de deux vases. Dans la pensée des Anciens, l’arbre de vie est l’axe de correspondance des trois niveaux du monde : le ciel paradisiaque, l’enfer souterrain et le monde terrestre, il est donc la chose qui relie ces trois mondes l’un à l’autre et comporte la signification entière de la vie. Il peut également, dans les tapis citadins, être représenté selon un schéma stylisé ou être, au contraire, très naturel, et sa représentation "caractérise l’ambiance culturelle et artistique propre à chaque région." [4] Les arbres représentés dans les tapis perses, au-delà de leur représentation artistique, correspondent à des figures littéraires et poétiques, ou plus exactement, les tapis et les lettres, en tant que deux faces d’une même inspiration artistique de la nature exubérante et délicate, comportent tous deux des références artistiques qui se recoupent très souvent. Parmi ces références arboricoles les plus utilisées, on peut citer le cyprès, le grenadier, le pommier, le saule pleureur et la vigne. Le cyprès, figure essentielle de la poésie persane, est un symbole religieux très ancien, présent et très détaillé dès l’époque achéménide. On le voit également représenté à côté des autres arbres cités. Après l’islam, devenant un motif traditionnel, cet arbre a perdu sa dimension sacrée et s’est transformé en une figure poétique désignant la beauté et la grâce de l’aimé. Le grenadier avait également, avant l’islam, une importante dimension religieuse, puisque la grenade était le fruit sacré de la sagesse et de l’immortalité, offert par Zoroastre aux deux fils du roi Gashtâsb, premier à avoir accepter la "meilleure religion", Esfandiâr et Pashoutane, rendant le premier immortel et le second, sage. Aujourd’hui, dans le folklore iranien, la grenade représente l’opulence et la fécondité. Le sens du pommier, quant à lui, varie d’une tradition à l’autre. Ce qui est également le cas pour le motif du saule pleureur : originellement chinois, cet arbre représente dans les cultures japonaise et chinoise la venue du printemps et la beauté féminine, alors que pour les Persans, il est l’allégorie de l’amant triste et mélancolique. " Dans les tapis iraniens, la présence du saule pleureur est signe de tristesse, notamment dans les tapis-jardins et les tapis à champs multiples dont certains sont appelés " cimetières"". [5] La vigne, elle, montre la joie et stylisée ou naturelle, symbolise la relation de l’homme avec la nature et le ciel.
L’eau, quant à elle, est visible dans les arabesques des branches et des motifs géométriques du tapis. Ainsi, le tapis, grâce à son espace clos et plein, devient une image du jardin réel, dont il partage la fonction d’invitation à la détente et à la méditation. Le jardin et le tapis étant tous deux des attributs essentiels de la demeure iranienne, les architectes les ont depuis longtemps mises en relation visuelle en aménageant de grandes portes-fenêtres faites de bois et de verres coloriés, classiques des maisons du centre de l’Iran, et que l’on appelle les orossi. Ainsi, comme tous les arts, une relation profonde s’est établie entre les tapis-jardins et les jardins-tapis et qui dépasse la simple migration des motifs d’un art à l’autre. Mais cet art est aujourd’hui en danger d’être relégué aux musées. En effet, les tapis se simplifient et les modèles chinois, souvent uniformes et sans reliefs, présentant de grands espaces de couleurs parfois entrecoupés d’une branche de bambou, remplacent les entrelacs des tapis persans, souvent trop chers pour les ménages, et les grandes demeures orgueilleuses se sont transformées en minuscules appartements dont les fenêtres s’ouvrent sur le vacarme urbain. Pourtant, il n’est pas nécessaire de tirer la sonnette d’alarme aussi fortement que veulent le faire croire les pessimistes, car malgré les transformations sociales profondes, un retour important aux arts traditionnels et un renouvellement indubitable de l’art du tapis sont à remarquer.
[1] YAVARI Minouche, "Le jardin persan : quelques repères historiques", Tisser le paradis, Tapis-jardins persans, 2005, p.36.
[2] Ibid., p.37.
[3] DADGAR Leyla, "Les bordures du tapis ou le jardin entouré de murs", Op.cit. p. 44.
[4] PORNOUR Parissa, "De l’arbre à l’arbre de la vie", Op.cit. p.66.
[5] Ibid., p.66.