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Voir en ligne : Rencontres islamo-chrétiennes (4)
Père de l’Alliance entre Dieu et le peuple hébreu dans la Bible et premier croyant monothéiste dans le Coran, Abraham ou "Ibrâhim" en Arabe est un personnage central du christianisme et de l’islam. Père spirituel des trois grands monothéismes, il est également leur père naturel au travers d’Isaac et de Jacob [1], dont la lignée s’étend de Moïse, Zacharie et Jean jusqu’à Jésus et Ismaël, "père des Arabes" et ancêtre du Prophète Mohammad. C’est de cette double filiation que provient l’expression de "religions abrahamiques", soulignant ainsi la centralité et la dimension fondatrice d’Abraham dans la mise en place d’un culte à un Dieu unique. De par son obéissance absolue au divin et sa foi à toute épreuve, Abraham est considéré jusqu’à aujourd’hui comme l’un des plus grands prophètes de l’histoire tant par les chrétiens que par les musulmans ; l’épreuve du sacrifice ayant notamment trouvé des échos particuliers et marqué l’éthos de la pratique de ces deux traditions jusqu’à aujourd’hui. Cependant, certaines différences de fond - statuts respectifs d’Isaac et d’Ismaël, centralité de la notion d’Alliance pour les uns, son refus pour les autres, rapport à l’Histoire… - ne permettent en aucun cas d’identifier l’Abraham du christianisme avec l’Ibrâhim de l’islam.
L’histoire d’ "Abram" - qui ne deviendra "Abraham" ou "père d’une multitude" [3] qu’après avoir reçu la promesse divine d’une nombreuse descendance à l’âge de 99 ans - est relatée dans les chapitres 11 à 25 de la Genèse. Selon le récit biblique, Abraham est né en Mésopotamie dans la ville chaldéenne d’Ur. Si les données bibliques ne nous permettent pas de déterminer avec exactitude l’époque durant laquelle il aurait vécu, elle se situerait entre 1900 et 1500 av. J.-C. [4] Il fait partie des descendants de Noé, par l’intermédiaire de son fils Sem. Son père, Térach, décrit par la Bible comme idolâtre, quitte ensuite Ur pour s’établir avec les siens à Charan, terre qu’Abram quitta sur ordre divin à l’âge de 75 ans accompagné de son épouse Saraï (qui deviendra ensuite Sara) et de ses disciples [5] afin de fuir les cultes idolâtres babyloniens [6] et se diriger vers Canaan, à l’endroit que lui indiquerait Dieu : "L’Eternel dit à Abram : Va-t-en de ton pays, de ta patrie, et de la maison de ton père, dans le pays que je te montrerai", (Genèse, 12:1). Arrivé à Sichem, Dieu lui apparait et lui promet de donner ces terres à sa postérité, apparition suite à laquelle Abram bâtit un autel en l’honneur de l’Eternel. Après maints voyages et épreuves - enlèvement de sa femme par Pharaon, capture de Lot à Sodome -, Dieu renouvelle à Abram sa promesse de lui donner une descendance nombreuse qui règnerait sur les terres de Canaan, malgré l’infertilité et l’âge avancé de son épouse.
Pour assurer l’accomplissement de la promesse, Saraï donna à Abram sa servante égyptienne Agar en épouse. Ne pouvant supporter le fait qu’elle soit enceinte, Sara contraint cette dernière à se sauver et à se réfugier dans le désert, où un ange lui apparait et lui promet une descendance innombrable tout en l’enjoignant à retourner auprès de sa maîtresse. Agar donna naissance à Ismaël alors qu’Abram avait 86 ans.
L’alliance de Dieu avec Abram [7] fut conclue 13 ans après la naissance d’Ismaël, lorsqu’il avait 99 ans : "Voici mon alliance, que je fais avec toi. Tu deviendras le père d’une multitude de nations. On ne t’appellera plus Abram ; mais ton nom sera Abraham, car je te rends père d’une multitude ("Hamon" en hébreu, d’où viendrait le suffixe "ham" de "Abraham") de nations", (Genèse 17:4-5). Cette alliance fut scellée au travers de sa circoncision et de celle de tous les hommes de sa maison le huitième jour. L’Eternel lui promit également une grande descendance au travers de Saraï - devenue "Sara" à la suite de l’Alliance -, qui fut réalisée par la naissance miraculeuse d’Isaac. [8] Cependant, quelques décennies [9] après la venue de ce fils tant attendu, Dieu ordonne à Abraham de le sacrifier sur l’une des montagnes du pays de Morija.
Au moment où se dernier s’apprête à offrir Isaac [10] en holocauste, un ange intervient et lui offre un bélier afin qu’il soit sacrifié à la place de son fils : "N’avance pas ta main sur l’enfant", (Genèse, 22:12) pour ensuite lui renouveler la promesse d’une grande descendance. [11] A la suite du décès de Sara et après avoir marié Isaac à Rebecca, Abraham se remaria avec Ketura [12] qui lui donna six fils. Il serait décédé à l’âge de 175 ans [13] et fut enterré auprès de son épouse Sara dans le Tombeau des Patriarches à Hébron, où fut par la suite construit un mausolée lui étant consacré, qui demeure jusqu’à aujourd’hui un haut lieu de pèlerinage juif et musulman.
Abraham est reconnu comme un grand patriarche et honoré par l’ensemble des différentes branches du christianisme. Il est évoqué à de nombreuses reprises dans le Nouveau Testament, où il y est essentiellement décrit comme un homme de foi : "C’est par la foi qu’Abraham, lors de sa vocation, obéit et partit pour un lieu qu’il devait recevoir en héritage, et qu’il partit sans savoir où il allait", (Hébreux 11:8) ou encore "C’est par la foi qu’Abraham offrit Isaac, lorsqu’il fut mis à l’épreuve, et qu’il offrit son fils unique, lui qui avait reçu les promesses", (Hébreux, 11:17). Les liens de filiation liant Abraham et le Christ y sont maintes fois soulignés, notamment dans l’épître de Paul aux Galates, où il est affirmé que l’ensemble de la postérité d’Abraham trouve son accomplissement dans la naissance du Christ, qui implique également une ouverture de la promesse de la résurrection à l’ensemble des hommes, et non plus seulement au peuple juif. [14] Cette idée est confirmée par le Christ lui-même, qui évoque la "joie" d’Abraham apprenant sa future venue : "Abraham, votre père, a tressailli de joie de ce qu’il verrait mon jour : il l’a vu, et il s’est réjoui. Les Juifs lui dirent : Tu n’as pas encore cinquante ans, et tu as vu Abraham ! Jésus leur dit : En vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu’Abraham fût, j’étais", (Jean, 8:56-58). Selon d’autres récits du Nouveau Testament, Jésus faisait également référence à Abraham comme un modèle de droiture et de justice : "Ils [les Juifs] lui répondirent : Notre père, c’est Abraham. Jésus leur dit : Si vous étiez enfants d’Abraham, vous feriez les œuvres d’Abraham. Mais maintenant vous cherchez à me faire mourir, moi qui vous ai dit la vérité que j’ai entendue de Dieu. Cela, Abraham ne l’a point fait.", (Jean, 8:39-40) ou encore pour confirmer la vérité de la résurrection des morts. [15]
En outre, l’épisode du sacrifice a parfois été considéré comme étant une préfiguration de la crucifixion du Christ, Abraham incarnant le Créateur et Isaac le futur Christ crucifié. De nombreux parallèles sont venus étayer cette interprétation : la naissance miraculeuse d’Isaac et de Jésus - l’un d’une mère âgée et stérile, l’autre de la Vierge Marie -, et le fait qu’ils furent tout deux, à l’âge mûr, couchés vivants sur le bois qui devait engendrer leur mort - Isaac portant en haut du mont Morija le bois qui devait servir à préparer son sacrifice annoncerait ainsi le calvaire du Christ portant sa croix sur le Golgotha [16]. Cependant, la différence essentielle réside dans l’absence d’intervention divine lors de la crucifixion du Christ se soldant par l’accomplissement du sacrifice ultime, ainsi que dans une inversion de la logique de l’holocauste : l’homme offrant son fils au divin dans le premier cas, alors que dans le second, c’est le divin qui offre son fils unique pour racheter les péchés de l’humanité.
L’ordre divin à Abraham a lui-même fait l’objet de nombreuses gloses, l’intervention de l’ange ayant parfois été interprétée comme une volonté de manifester le refus clair des sacrifices humains, qui demeuraient courants à l’époque chez certains peuples sémitiques et s’inséraient dans une logique de croyances polythéistes et anthropomorphistes visant à calmer la colère et la jalousie des dieux. L’épisode du sacrifice visait donc à communiquer à l’homme la nouvelle vision d’un Dieu unique d’Amour et de Justice, refusant tout sacrifice humain et toute forme de violence non justifiée commises en son nom. [17]
L’islam considère Abraham-Ibrâhim comme un grand prophète et un ancêtre de Mohammad au travers de son fils Ismaël, considéré comme étant le père des "Arabes" - Isaac étant le père des Hébreux. [18] Il est considéré comme étant le père d’une longue lignée de prophètes chargés d’inviter l’homme à croire en un Dieu unique et à le guider sur le chemin de la foi. Ibrâhim est mentionné à de nombreuses reprises dans le Coran, notamment dans la sourate 14 qui porte son nom, ainsi que dans les sourates "Les Prophètes", "Les Abeilles", "Les Femmes," ou encore "Les Rangés" - ou est évoqué le sacrifice d’Ismaël - et "Les Poètes". [19]
Il est communément surnommé "Khalil-ol-llah" ou "ami [privilégié] de Dieu" [20], et est considéré comme étant le véritable père du monothéisme : "Abraham n’était ni Juif ni Chrétien. Il était entièrement soumis à Allah (kâna Hanifan Musliman [21]). Et il n’était point du nombre des Associateurs", (3:67). Le mot "hanif" fait ici référence à une personne dont l’être entier est imprégné de foi et soumis à la volonté divine, et qui parvient au monothéisme par sa propre foi et recherche intérieure, sans l’aide d’enseignements prophétiques préliminaires. De par son acceptation de l’ordre divin du sacrifice, Abraham symbolise également l’archétype du plus haut degré de la foi et de la soumission. C’est dans ce sens qu’il est qualifié dans le Coran de "musulman" (muslim) par excellence, à ne pas entendre dans le sens d’un adepte d’une religion particulière, mais dans son sens littéral signifiant "soumis [à la Volonté divine absolue]". C’est à cet état d’abandon de son être face au divin que fait référence le prophète Mohammad qui appelle à l’ "islâm" [22], c’est-à-dire à une "soumission" au-delà de toute religion ou dogme particulier forgé par l’homme.
A ce titre, le Coran appelle constamment le croyant à se soumettre à la religion d’Abraham [23], tout en invitant le Prophète Mohammad à se situer dans sa continuation : "Puis Nous t’avons révélé : "Suis la religion d’Abraham qui était voué exclusivement à Allah et n’était point du nombre des associateurs", (16:123). L’islam se pose ainsi comme une volonté de "retour" aux sources du monothéisme, face à l’ensemble des déviations et erreurs d’interprétation ayant eu lieu entre les prophètes Abraham et Mohammad, venus pour rétablir les vérités premières et clore ainsi le cycle de la prophétie. Le Coran dans son ensemble invite dès lors le croyant à ne pas se laisser enfermer dans les dogmes et les faux sectarismes, pour revenir à une adoration "pure" incarnée par Abraham, pour qui il n’existait encore ni judaïsme, christianisme ou islam.
Le sacrifice rappelle également que tout croyant est appelé à être éprouvé dans sa foi, comme cela est évoqué à de nombreuses reprises dans le Coran. Cet épisode central demeure célébré lors de la fête du sacrifice ("Aïd al-Adha" également appelée "Aïd al-Kabir" ou "la grande fête") au travers du sacrifice d’un mouton ou tout autre animal domestique [24], et marque la fin de la période durant laquelle s’accomplit le hajj.
Abraham incarne également le croyant en quête de vérité et dont toute l’existence est orientée vers la connaissance du Créateur ; connaissance à laquelle il parvient au travers d’une réflexion intérieure nourrie par l’ensemble des sciences de son époque, dont l’astronomie et l’astrologie. Ce cheminement intellectuel est évoqué dans le Coran où, s’interrogeant sur son Créateur, Abraham regarde les étoiles et s’exclame : "Voici mon Créateur !", pour déduire, après leur disparition, que l’Eternel ne peut être au nombre des choses périssables. Il arrive à la même conclusion après l’observation de la lune puis du soleil : "Lorsqu’il vit le soleil qui se levait, il dit : "Voici mon Seigneur ! C’est le plus grand !" Mais il dit, lorsqu’il eut disparu : " ? mon peuple ! Je désavoue ce que vous associez à Dieu. Je tourne mon visage, en vrai croyant, vers celui qui a créé les cieux et la terre. Je ne suis pas au nombre de ceux qui lui donnent des associés.", (6:78-79).
Cette progression extérieure de la lumière de la plus faible à la plus forte correspond à tout un cheminement intérieur vers la vérité et la lumière absolue, en suivant une démarche progressive et rationnelle. La symbolique de l’astre comme guide est d’ailleurs un motif très présent dans la Bible, notamment au travers de l’étoile des Rois Mages. Abraham s’affirme ainsi comme le fondateur d’une religiosité basée sur un subtil accord de la foi et de la raison. Il invite également les gens de son époque à réfléchir au sens de leurs cultes : "Quand il dit à son père et à son peuple : "Qu’adorez-vous ?" Ils dirent : "Nous adorons des idoles et nous leurs restons attachés". Il dit : "Vous entendent-elles lorsque vous [les] appelez ou vous profitent-elles ? Ou vous nuisent-elles ?" Ils dirent : "Non ! mais nous avons trouvé nos ancêtres agissant ainsi", (26:70-74). Il s’efforce également de saper les bases du polythéisme, en prouvant rationnellement le caractère vain de l’adoration des divinités matérielles : "Il se glissa auprès de leurs divinités et il dit : "Quoi donc ? Vous ne mangez pas ? Qu’avez-vous à ne pas parler ?" (37:91) ; "Il [Abraham] les mit en pièces, hormis [la statue] la plus grande. [...] Ils dirent : "Est-ce toi qui as fait cela a nos divinités, Abraham ?" Il dit : "C’est la plus grande d’entre elles que voici, qui l’a fait. Demandez-leur donc, si elles peuvent parler". [...] Puis ils firent volte-face et dirent : "Tu sais bien que celles-ci ne parlent pas". Il dit : "Adorez-vous donc, en dehors d’Allah, ce qui ne saurait en rien vous être utile ni vous nuire non plus ? [...] Ne raisonnez-vous pas ?", (21:58-67). Pour soutenir ensuite que le seul secours est Dieu, celui qui créé, fait mourir et redonne vie, il souligne que les idoles matérielles ne seront d’aucune utilité le jour de la Résurrection, en ce qu’elles sont des choses inanimées et issues d’une matière elle-même créée par Dieu et lui étant assujettie. [25] Abraham incarne une spiritualité basée non pas sur une obéissance aveugle à priori, mais nourrie par une réflexion sur les origines et le bien-fondé de toute croyance, comme l’attestent ses exhortations multiples à réfléchir sur l’irrationalité des cultes ancestraux et à embrasser une foi en accord avec l’intellect et le bon sens.
La tradition musulmane prend néanmoins ses distances avec nombre d’éléments de la vie d’Abraham évoqués dans la Genèse, et notamment ses origines, certains historiens arguant que le "Abram" de la Bible originaire de Mésopotamie serait distinct de l’Abraham d’Hébron. Elle ne reconnaît également en aucun cas l’Alliance conclue entre Dieu et Abraham. Par contre, selon le Coran, il reçoit un livre venu du ciel dont il n’est question ni dans l’Ancien ni dans le Nouveau Testament. En outre, selon l’islam, c’est Ismaël qui doit fait l’objet du sacrifice et non Isaac. [26] Selon cette même tradition, la venue d’Abraham à l’emplacement actuel de la Mecque aurait été motivée non seulement par son souhait de voir son fils Ismaël, mais également afin de répondre à l’ordre divin d’y construire le premier temple monothéiste où ne serait désormais adoré qu’un Dieu unique, qui deviendra plus tard la Kaaba actuelle. Abraham aurait laissé l’empreinte de son pied dans une pierre, qui demeure exposée à la Mecque à l’extérieur de la Kaaba. Le rituel de Safa et Marwa [27], durant lequel les pèlerins reviennent à l’endroit désertique où l’ange est apparu à Agar qui courait désespérée d’une colline à l’autre pour sauver Ismaël sur le point de mourir de soif en faisant jaillir la source appelée "zamzam", fait également partie intégrante du hajj [28]. Cette course a parfois été interprétée comme une symbolique de l’âme assoiffée à la recherche de la source de la Vie et dont la quête reste perpétuellement inachevée.
Le cheminement progressif d’Abraham vers la connaissance de son Dieu au travers des astres a souvent été interprété comme un symbole du parcours du mystique dans sa quête du divin ; les étoiles représentant la connaissance, la lune étant le guide spirituel ou "pôle" (qotb) nécessaire à toute démarche mystique, et le soleil symbolisant les révélations de Dieu à l’homme par l’intermédiaire des différents prophètes. En parcourant ces étapes, le pèlerin pourra ainsi retourner à sa perfection originelle en découvrant la "lumière des lumières".
Abraham est également présent dans de nombreuses prières et invocations sunnites et chiites, où il est constamment fait mention de l’ "ami de Dieu" par excellence.
Le personnage d’Abraham et la thématique du sacrifice a nourri la pensée de plusieurs grands philosophes contemporains, dont Hegel qui l’a qualifié de "père de la foi" ou encore de Sِren Kierkegaard qui, dans son ouvrage Crainte et Tremblement, aborde, au travers d’une fine analyse de l’essence de ce sacrifice, les relations complexes existant entre la foi et la raison ; le précepte "tu ne tueras pas"
Abraham incarne également les liens d’amitiés unissant le Créateur et ses créatures, ainsi que le dialogue permanent susceptible de s’établir entre le divin et l’humain pour peu que ce dernier rompe ses attaches égoïstes au monde et décide d’ouvrir son cœur au Dieu-ami qui, selon le Coran, "est plus près de lui que sa veine jugulaire" [29]. C’est ce Dieu proche du cœur et non plus distant et vengeur qu’incarne la Prophétie d’Abraham, ouvrant des possibilités de communication et de dialogues sans fin entre le monde terrestre et spirituel. Enfin, si le sacrifice évoque la dimension insaisissable de l’ordre divin susceptible d’échapper à l’entendement et aux critères moraux humains, il évoque également la nécessité d’aimer les êtres au travers de Dieu, seul amour véritablement libérateur constituant le but de toute quête mystique.
De grandes figures mystiques telles qu’Ibn ’Arabi ont également tenu Abraham en haute considération dans leurs œuvres : dans Al-Futûhât al-Makiyya (Les Illuminations de la Mecque), véritable initiation à une chevalerie spirituelle, ce dernier présente la rencontre avec Abraham comme le point d’orgue permettant le renouvellement de l’Alliance de Dieu avec chaque homme et constituant l’une des étapes essentielles du retour de ce dernier vers sa "nature primordiale" (fitra) et son Créateur. [30]
Mawlânâ fait également référence de façon constante à Abraham tout au long de son œuvre, notamment pour insister sur la dimension ineffable et absolue du divin dont l’essence profonde échappe à toute appréhension humaine. La référence à l’ "ami de Dieu" est ainsi présente dès le début de son recueil dédié à son maître Shams-e Tabrîzî : "Dans "Je n’aime pas celui qui se couche" [31], tu es sans nul doute au-delà des formes ; Dans les yeux qui contemplent l’invisible se trouvent à chaque instant des portraits de Toi." [32]. L’image du sacrifice y est aussi évoquée comme l’acte suprême d’amour du mystique s’offrant à Dieu de tout son être : "Comme Ismaël, je m’offre à la blessure de Son couteau. C’est Abraham que je veux, bien qu’il ait l’intention de me tuer. Si ma passion est notable, Dieu sait que je suis excusable, Car je suis captif de cet amour qui possède cent tambours et cent étendards". [33] pouvant ainsi entrer en conflit avec l’ordre divin. Kierkegaard fait ici appel à une différence de niveau, la foi correspondant à une dimension éminemment intime de l’existence susceptible d’échapper à certaines règles et principes moraux. La foi pourrait à ce titre engendrer une a-moralité, au sens où elle appellerait à un dépassement de certains critères éthiques définis par la raison, qui perdent alors toute valeur normative face à l’ordre divin du Dieu absolu entraînant une "suspension théologique de l’éthique". Pour Jean-Paul Sartre, ce sacrifice illustre plutôt la liberté absolue de l’homme de considérer et d’interpréter comme divin ou non des signes qu’il peut recevoir dans un contexte donné. Le sacrifice d’Isaac a également constitué un thème de prédilection pour de nombreux peintes, de Rembrandt au Caravage, et de Laurent de La Hire à Jean Goujon, pour s’imposer comme une thématique centrale de l’iconographie chrétienne.
Figure centrale du monothéisme, Abraham figure au cœur de tous les rapprochements et rencontres. A ce titre, certains ont même été jusqu’à l’identifier à Brahmâ, Dieu créateur de l’hindouisme. Si ces spéculations, qui ne sont en réalité fondées essentiellement que sur une similitude de nom, n’ont rencontré que peu d’échos, elles n’en soulignent pas moins la dimension fédératrice du personnage. Abraham répond en effet à la vocation originelle de tout pèlerin, celle de répondre à l’injonction divine de se "mettre en route" figurant au début de la narration de la vie d’Abraham dans la Genèse. Il incarne également la nécessité de déracinement inhérente à la vocation du prophète en tant que préalable à la quête du divin et à la transmission d’un message si profond qu’elle ne peut se faire que par l’abandon préalable de sa propre personne : "Va-t-en de ton pays, de ta patrie, et de la maison de ton père, dans le pays que je te montrerai. Je ferai de toi une grande nation, je te bénirai, je magnifierai ton nom", (Genèse, 12:1-2). Cependant, ce fond commun ne doit pas faire oublier que l’Abraham du christianisme, père de l’Alliance et de l’inauguration d’une intervention de Dieu dans l’histoire des hommes, demeure très différent de l’Ibrâhim de l’islam, qui véhicule l’image d’un Dieu d’une transcendance absolue refusant de s’incarner dans l’histoire et communiquant au travers de la révélation de livres (les "feuilles" (suhuf) révélées à Ibrâhim) ou de l’ange Gabriel. Néanmoins, Abraham incarne l’origine du monothéisme en tant que croyance absolue en un Dieu unique bien avant sa formalisation au travers des trois grands monothéismes, et constitue de fait une véritable clé d’accès à la compréhension de l’essence même de la prophétie et de la révélation, ainsi que du dialogue permanent de l’humain avec le divin.
[1] "Souviens-toi d’Abraham, d’Isaac et d’Israël, tes serviteurs, auxquels tu as dit, en jurant par toi-même : Je multiplierai votre postérité comme les étoiles du ciel, je donnerai à vos descendants tout ce pays dont j’ai parlé, et ils le posséderont à jamais.", (Exode, 32:13).
[2] Certains chercheurs et historiens ont également argués, en prenant appui sur certains documents historiques et découvertes archéologiques plus ou moins récentes, qu’Abraham n’aurait pas été un personnage historique et ne serait qu’une figure légendaire. Le but de cet article n’est pas de trancher quant à la question de l’historicité effective du personnage, mais de présenter sa perception et son importance dans deux grandes religions monothéistes, le christianisme et l’islam.
[3] C’est la signification littérale d’ "Abraham" en hébreu.
[4] De nombreuses versions existent à ce sujet. Les chrétiens le situent souvent entre 2000 et 1825 av. J.-C., alors que selon la tradition juive, il aurait vécu de 1812 à 1637 av. J.-C. Ces dates furent notamment reprises et validées au XIIe siècle par Maïmonide.
[5] Il était notamment accompagné de Loth, autre grand patriarche biblique et neveu d’Abraham.
[6] "Josué dit à tout le peuple : Ainsi parle l’Eternel, le Dieu d’Israël : Vos pères, Térach, père d’Abraham et père de Nachor, habitaient anciennement de l’autre côté du fleuve, et ils servaient d’autres dieux",( Josué, 24:2).
[7] Comme nous l’avons évoqué, c’est à la suite de l’Alliance qu’il fut nommé Abraham signifiant en hébreu "père d’une multitude", qui vint remplacer "Abram". Sa femme "Saraï" devint également "Sara".
[8] L’annonce de Yahvé aurait fait rire Sara, n’espérant plus avoir d’enfant. C’est de là que viendrait l’origine du prénom "Isaac" signifiant "rire" et faisant allusion à l’étonnement qu’elle aurait ressenti lors de l’annonce de sa future maternité, malgré son âge avancé et sa stérilité. Peu après, voyant Ismaël rire de son fils, Sara ordonna une nouvelle fois à Abraham de chasser Agar et son fils. Face à l’hésitation d’Abraham, Dieu l’invita à accéder à la demande de sa femme en lui promettant qu’Ismaël serait à l’origine d’une grande nation.
[9] Différentes versions existent concernant l’âge exact d’Isaac à cette époque, certains soutiennent qu’il avait 25 ans, d’autres 37. Il était en tout cas un homme mûr.
[10] L’Ancien Testament évoque clairement qu’Isaac fut l’objet de la demande de sacrifice (Genèse, 22:2). Cependant, selon le Coran et la tradition musulmane, c’est Ismaël qui fut emmené sur le mont pour y être offert en holocauste.
[11] "Je le jure par moi-même, parole de l’Eternel ! Parce que tu as fais cela, et que tu n’as pas refusé ton fils unique, je te bénirai et je multiplierai ta postérité, comme les étoiles du ciel et comme le sable qui est sur le bord de la mer", (Genèse, 22:16-17).
[12] Selon un midrash, Ketura, ou "la couronnée", ne serait autre qu’Agar.
[13] L’âge exact de sa mort diffère selon les versions, certaines traditions juives ayant avancé le chiffre de 180 ans, ou plus.
[14] "Or les promesses ont été faites à Abraham et à sa postérité. Il n’est pas dit : et aux postérités, comme s’il s’agissait de plusieurs, mais en tant qu’il s’agit d’une seule : et à ta postérité, c’est-à-dire, au Christ", (Epître de Paul aux Galates, 3:16)
[15] "Pour ce qui est de la résurrection des morts, n’avez-vous pas lu, dans le livre de Moïse, ce que Dieu lui dit, à propos du buisson : Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, et le Dieu de Jacob ? Dieu n’est pas Dieu des morts, mais des vivants. Vous êtes grandement dans l’erreur", (Marc, 12:26-27).
[16] Ces deux monts ont parfois été identifiés comme un seul et même endroit, le Golgotha en étant la partie nord. Ce sujet fait cependant l’objet d’importantes discussions, et l’identité du lieu demeure loin de faire l’objet d’un consensus. En outre, malgré la présence d’Ismaël, Isaac est décrit par le Nouveau Testament comme le "fils unique" (Hébreux 11:17) d’Abraham, comme Jésus fut le seul fils de Dieu.
[17] A ce titre, Abraham est également un intercesseur entre Dieu et l’homme, comme ce fut le cas lors de sa médiation pour tenter de sauver Sodome et Gomorrhe du courroux divin, ainsi que l’homme d’un dialogue permanent avec Dieu, qui révèle une nouvelle intimité existant entre le Créateur et certaines de ses créatures.
[18] La descendance "arabe" d’Ismaël est également mentionnée dans la Bible dans le Livre des Jubilés (20:13).
[19] Son nom est mentionné dans près de 25 sourates et après Moïse, il est le prophète auquel il est le plus souvent fait référence.
[20] Ce qualificatif figure dans le Coran même : "Et Allah avait pris Abraham pour ami privilégié." ("wa ittakhazha Allahu Ibrâhima khalilan"), (4:125). Il y est également qualifié de "guide parfait" (16:120) guidé par Dieu dans le droit chemin.
[21] Ici, le terme de "muslim" ou "musulman" qualifiant Abraham est à entendre dans son sens linguistique premier signifiant "soumis à Dieu", et nom comme adepte de l’islam en tant que religion s’étant constituée à la suite de la Révélation coranique.
[22] Le mot "islâm" signifie littéralement "soumission" en arabe. C’est également dans ce sens qu’il faut comprendre le verset suivant : "[Dieu] vous a élus et Il ne vous a imposé aucune gêne dans la religion, celle de votre père Abraham, lequel vous a déjà nommés "les soumis" ("Muslimin")", (22:78).
[23] "Qui est meilleur en religion que celui qui soumet à Allah son être, tout en se conformant à la Loi révélée et suivant la religion d’Abraham, homme de droiture ?", (4:125).
[24] Un bouc, une vache, un buffle ou un chameau peuvent également être sacrifiés. La viande de l’animal est par la suite partagée entre les membres de la famille et avec les pauvres, en signe de charité.
[25] "On leur dira : "Où sont ceux que vous adoriez, en dehors d’Allah ? Vous secourent-ils ? Ou se secourent-ils eux-mêmes ?", (26:92-93).
[26] Cette assertion a été justifiée par les musulmans par le fait qu’à l’époque, Isaac ne serait pas encore né, étant donné que la Genèse rapporte qu’il fut demandé à Abraham de sacrifier son "fils unique". Cependant, le nom de l’enfant devant faire l’objet du sacrifice n’est pas expressément mentionné dans le Coran.
[27] Durant ce rituel, les pèlerins effectuent sept allées et venues entre les collines de Safa et Marwa en souvenir de la course désespérée d’Agar tentant de sauver son jeune fils sur le point de mourir de soif.
[28] Pèlerinage obligatoire que se doit d’accomplir tout croyant une fois dans sa vie s’il en a les moyens.
[29] "Nous sommes plus près de lui que sa veine jugulaire", (50:16).
[30] En effet, dans la mystique musulmane, la connaissance de soi est considérée comme étant la clé d’accès à la connaissance de Dieu.
[31] Phrase prononcée par Abraham dans un verset coranique faisant référence à sa quête spirituelle d’un Dieu unique et tout puissant. Cet épisode est évoqué dans la sourate "Les Bestiaux", versets 75-79.
[32] Mawlânâ Djalâl Od-Dîn Rûmî, Dîvân-e Shams-e Tabrîzî, Traduction du persan par Eva de Vitray-Meyerovitch et Mohammad Mokri, Seuil, Points Sagesses, Ode 2, p. 22.
[33] Ibid., Ode 565, p.267.