N° 33, août 2008

La sagesse de Farid ad-Din Attâr à l’Institut Iranien de Philosophie


Zaynab Sadaghiân


Farid ad-Din Attâr (v. 1150-v. 1220) est l’auteur de poèmes allégoriques et mystiques. Le soufisme lui a inspiré un magnifique poème intitulé Mantiq al-Tayr ou La conférence des oiseaux. Dans cette œuvre chargée de symboles et riche en métaphores, le thème central est le fanâ, l’anéantissement de l’âme individuelle en Dieu. Seule la renommée de Djalâl ad-Din Rumi (1207-1273), le grand poète mystique de l’islam, dont Attâr a été l’un des maîtres, a pu dépasser la sienne en Iran.

Le 10 avril 2008, à l’occasion de la commémoration de la journée internationale d’Attâr, une conférence a été organisée à l’Institut Iranien de Philosophie. Les participants, les professeurs Ebrâhimi Dinâni, Avâni et Pâzuki, ont notamment abordé la sagesse et le soufisme d’Attâr. Le professeur Avâni a tout d’abord souligné que "nos poètes sont des hommes sages, car la connaissance mystique procède de la même source que la sagesse. La mystique, c’est la métaphysique islamique et au sens vrai. Nous avons l’honneur d’en être les héritiers, car elle est l’une des branches de la Connaissance, qui est à son tour issue de l’Autorité divine. On doit réserver le mot "Mystique" ou "Soufi" pour de grands hommes comme Attâr, Mawlânâ, etc." Il a également souligné qu’il existait deux types de sagesse : une sagesse dite "de discussion", qui est un savoir acquis et une sagesse intuitive, qui en constitue le plus haut degré.

Attâr composait beaucoup de poèmes sur la base de l’intuition qu’il considérait comme un "éveil". En outre il y a dans toute son œuvre, et plus particulièrement dans La Conférence des oiseaux, une sorte de Connaissance de soi basée sur la présence des êtres vivants : les oiseaux, les animaux en général, les fous, etc.

Le buste d’Attâr à côté de son mausolée, Neyshâbur, province de Khorâssan
Photos : Nik-Pendaar

Dans ce long poème mystique, il évoque les différentes étapes de la voie mystique au travers de l’histoire d’un groupe de trente oiseaux pèlerins partant sous la conduite de la huppe à la recherche de leur roi. Entre le roi et les oiseaux existent des milliers de voiles et d’obstacles. Ce roi, Simorgh, vit derrière un mont mythique, la montagne du "Qâf". Les étapes et les lieux traversés sont des allégories typiques de la vie humaine : les hommes servent de prétexte à la conduite vers la Vérité.

On entend souvent dire que Nietzsche et Dostoïevski ont étudié la psychologie humaine de façon spécifique ; on pourrait dire qu’avec Attâr, cette dernière atteint son sommet. En parlant par l’intermédiaire d’animaux ou de fous, il essaie d’analyser les méandres de l’existence humaine. Les fous parlent et Attâr démontre à quel point ils sont rationnels. Il pratiqua toutes les sciences de son temps : le Coran, la philosophie, la logique... Tout en critiquant pareillement les rois et les savants de son temps de façon indirecte, il donna notamment la parole aux fourmis et aux sauterelles, chaque animal incarnant l’un des caractères de l’humanité. Il observa l’homme de tous milieux culturels et sociaux. Ce recours à l’allégorie lui permet d’atteindre l’essence même de la Sagesse divine.

Le professeur Dinâni a également abordé une autre dimension de l’œuvre d’Attâr, celle de la souffrance. L’un de ses ouvrages, intitulé Mémorial des saints, est l’un des chefs-d’œuvre de la prose persane. Cet ouvrage est tout entier parsemé de récits retraçant certains événements de la vie des saints et des grands mystiques dans lesquels s’enchâssent d’autres récits. Mais le message à passer reste unique : "Souffrance, souffrance et encore souffrance !" La question principale est : D’où vient la souffrance humaine ? S’agit-il d’une souffrance physique ou morale ?

Pour répondre à cette question, le professeur Dinâni a mis en évidence une souffrance unique, propre à l’auteur. Si ce dernier parle de souffrance, il parle également de son antidote ; car la souffrance est elle-même son propre antidote. Ils sont, tous deux, de même nature. Celui qui n’est pas souffrant est uniquement un animal bipède. L’essence de l’amour, d’où provient la "Demande", est la souffrance. Celui qui ne souffre pas n’a pas d’amour. La demande ne signifie rien pour celui qui ne connaît pas et ne possède pas cette souffrance. Ce dernier est en somme un mort-vivant. La demande, elle, est un mouvement vers la perfection, la raison et l’amour. C’est dans ce sens que Hâfez est influencé par la parole d’Attâr.

L’un des traits majeurs de l’expression d’Attâr est la simplicité. Son style est à la fois simple et attirant. Ce n’est qu’un siècle après Attâr, à l’époque d’Ibn Arabi que la mystique se complexifia peu à peu.

Rappelons que le mot essentiel chez Attâr est la "souffrance". On a parfois dit de lui qu’il méprisait la raison et la philosophie, ce qui est faux. Ce qu’il rejetait était une philosophie qui gèle la pensée, une philosophie en conflit avec la vérité et la voie mystique.

Son Mossibat-nâmeh (Le livre des afflictions), autre œuvre majeure de la littérature mystique persane, comporte plus de 7000 distiques. Il y aborde également le thème de la souffrance mystique et de la recherche de la Vérité. Le héros de ce livre est "un dévot de méditation" qui voyage partout et parle avec les êtres, les djinns, les prophètes, etc.

Le mausolée d’Attâr, Neyshâbur, province de Khorâssan

Dans la dernière partie de cette réunion, le professeur Pâzouki, a clarifié certains malentendus existant autour de l’œuvre et de la personnalité d’Attâr. Pour certains, le monde de ce dernier est beaucoup plus littéraire que mystique. Cependant, pour véritablement entrer dans le monde spirituel d’un mystique, il faut d’abord saisir sa sagesse. L’exemple le plus connu est l’histoire de la description de l’éléphant dans le noir, que chacun décrira différemment selon la partie de l’animal qu’il touchera. Pour que l’animal soit vu de la même façon et dans son intégralité, il faut qu’on éclaire l’espace où il se trouve. C’est exactement le cas d’Attâr : sans connaître son monde spécifique, chacun décrit une partie de son œuvre et son caractère en aveugle.

Ainsi, vider la mystique de son contenu cognitif et de sa sagesse propre tend à détruire la vision mystique. La mystique actuelle est de plus en plus décadente, car le concept d’art est compris dans le sens que lui ont donné les idéalistes allemands. Par exemple, dans le protestantisme, la religion n’implique pas la Connaissance, elle montre uniquement la voie du "Salut". C’est pour cela que le mysticisme protestant ne s’est pas développé. Cette dimension cognitive de l’art, dans le sens de l’art sentimental, a perdu sa valeur chez nos mystiques. Selon eux, les beaux-arts ne méritent pas d’être reconnus. Attâr a également été l’objet de nombreuses erreurs d’interprétations. A titre d’exemple, depuis le surréalisme, beaucoup ont tendance à étudier son œuvre et en particulier son Mémorial des saints au travers de cette optique surréaliste. Un poète libanais a d’ailleurs écrit un livre intitulé Le Soufisme et le surréalisme dans lequel il associe ces deux notions.

Le surréalisme se situe comme "au-delà du Réel" ; mais que renferme exactement cette notion ? Est-ce que le Réel que les surréalistes veulent surpasser est le même Réel évoqué dans les œuvres mystiques ? Si l’on part du principe que la principale source d’inspiration des surréalistes concernant la notion d’Imagination est Freud, il y a dès lors une différence substantielle entre l’inconscient freudien et l’imagination telle que la comprenait les mystiques musulmans. Enfin, selon le professeur Pâzouki, seule une lecture suivie et approfondie des écrits de ce grand mystique pourront permettre l’éclaircissement des nombreux points restés obscurs et de mieux saisir l’essence de sa sagesse.


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