N° 159, février 2019

“Javânmard*, un autre nom pour toi**”
Aperçu sur la vie du lutteur Gholâmrezâ Takhti


Samirâ Deldâdeh


Gholâmrezâ Takhti, né en 1930 et décédé en 1968, est une figure de renom de la scène sportive iranienne des années 50-60. Surnommé "héros du monde", ce lutteur iranien symbolise la notion de javânmardi, sorte d’éthique chevaleresque et spirituelle, pour ses compatriotes et ses partisans dans le monde entier. Activiste socio-politique, Takhti a paré ses exploits sportifs de valeurs humaines telles que la générosité et la bienveillance.

En 1956, Gholâmrezâ Takhti (87 kg) et Emâm-Ali Habibi (67 kg) remportent les premières médailles d’or de l’histoire du sport en Iran aux Jeux Olympiques de Melbourne.

Une médaille d’or et deux d’argent aux Jeux Olympiques, deux médailles d’or et deux d’argent aux Championnats du monde de lutte, et une médaille d’or aux Jeux Asiatiques, tels sont les exploits internationaux de Takhti qui lui ont valu le titre de "Champion du siècle" (score 13), avec Emâm-Ali Habibi et Abdollâh Movahed. Les portraits de ces trois lutteurs iraniens ont d’ailleurs été apposés au mur du Hall of Fame de la Fédération Internationale des Luttes Associées (FILA) [1].

Gholâmrezâ Takhti

 

Les premiers pas vers la victoire

 

Gholâmrezâ Takhti est né en 1930 dans une famille modeste dans le quartier de Khâniâbâd, au sud de Téhéran. Après avoir effectué ses études primaires à l’école Hakim-Nezâmi, il abandonne ses études secondaires entamées au lycée Manouchehri afin de travailler et de pouvoir soutenir sa famille, en particulier sa mère veuve. Il est engagé en tant que simple ouvrier au sein de compagnies pétrolifères actives à Masjed-Soleimân, au sud de l’Iran. Il devient plus tard employé de la Compagnie des chemins de fer de Téhéran.

Takhti commence la pratique du sport traditionnel dans les « maisons de force » (zourkhâneh) et la lutte traditionnelle auprès d’un célèbre sportif de l’époque, Seyyed Ali Haghshenâs.

En 1948, appelé pour le service militaire, il continue la pratique de la lutte libre sous la direction du Secrétaire Général de la Fédération de lutte de l’époque, qui travaillait au même centre militaire où Takhti effectuait son service. En 1966, il se marie avec Shahlâ Tavakoli. Leur fils, Bâbak se lancera plus tard dans une carrière d’écrivain et de traducteur.

La mort d’une star

 

Takhti est retrouvé mort un jour de l’hiver 1968 dans sa chambre à l’Hôtel Atlantic de Téhéran. Deux jours plus tôt, il avait écrit son testament et précisé qu’en cas de décès, Kâzem Hassibi, dirigeant du Front national d’Iran, serait le tuteur de son fils de 4 mois, Bâbak. Dès la diffusion de la nouvelle de sa mort, de nombreuses suppositions ont été faites par ses partisans et opposants. Les deux journaux gouvernementaux Keyhân et Ettela’ât ont déclaré qu’il s’était suicidé à la suite d’un désaccord avec son épouse. D’autres soutenaient qu’il s’était suicidé à cause de ses derniers échecs sportifs. Parviz Arab, un ami proche de Takhti, affirma qu’il s’était suicidé "par un mélange d’opium et d’aspirine versé dans un verre d’eau". Le Front National d’Iran, auquel Takhti était adhérent, confirma la thèse du suicide du lutteur iranien. Mais un groupe plus important fit un lien entre sa mort inattendue et l’hostilité du régime pahlavi à son égard.

Les services de renseignements du régime pahlavi, la SAVAK, incapables de tirer parti de la popularité nationale et internationale de Takhti en faveur de la personne du roi et de son système, l’ont empêché de se présenter à des compétitions de lutte notamment au niveau international. Profondément touché par cette interdiction, Takhti, affecté physiquement et mentalement, s’était pour la première fois incliné face à ses adversaires aux Jeux Olympiques de 1966, auxquels il participait après plus de deux ans d’absence. Il était revenu de ces jeux sans aucune médaille.

 

Lutte entre Gholâmrezâ Takhti et Abbâs Zandi, palais de Sa’dâbâd

Retour sur sa carrière sportive

 

En 1945, Gholâmrezâ Takhti commença à pratiquer la lutte traditionnelle auprès du champion Seyyed Ali. En 1950, à l’âge de vingt ans, il rejoignit le club sportif Poulâd où il se mit à pratiquer en style libre. La même année, il s’illustra au Championnat de lutte d’Iran sous la direction de Habibollâh Bolour. De 1950 à 1959, il remporta huit championnats nationaux. En 1951, il obtint la médaille d’argent de sa catégorie (79 kg) aux Championnats du monde d’Helsinki. Takhti et ses trois coéquipiers, Mohammad Mollâghâssem (médaillé d’argent des 52 kg), Mohammad-Mahdi Yaghoubi (médaillé de bronze des 57 kg), et Abdollâh Mojtabavi (médaillé de bronze des 73 kg), ont remporté les premières médailles de l’équipe iranienne de lutte dans les compétitions internationales.

L’année suivante, aux Jeux Olympiques d’Helsinki, Takhti obtient sa deuxième médaille d’argent alors qu’il n’a que 22 ans. Quatre ans plus tard, aux Jeux de Melbourne, Takhti (87 kg) et Emâm-Ali Habibi (67 kg) raflent les deux premières médailles d’or de l’histoire du sport d’Iran. Takhti obtient de nouveau l’or au Championnat mondial de Téhéran (1959), puis de Yokohama (1961). Il s’incline face à son adversaire turc à Rome en 1960, mais remporte la médaille d’argent des Jeux mondiaux de 1962 à Toledo.

Ayant débuté sa carrière sportive dans la catégorie « poids moyen », Takhti se présente ensuite dans la catégorie supérieure (à partir de 1962, il lutte chez les 97 kg). Aux Jeux Olympiques de 1964, alors qu’il a atteint un âge mur, il ose affronter des rivaux plus lourds que lui tel que le turc Ahmet Ayik qui le bat néanmoins. Les derniers échecs de Takhti l’éloignent pour toujours des podiums puis, peu à peu, des championnats et des tapis de lutte. La plupart des adversaires de Takhti pendant ces quatorze années de pratique sont les champions en titre tels que le turc Ahmet Ayik, le suédois Viking Palm, le russe Alexander Medvedev, le turc Ismet Atli, etc.

 

Les records

 

Takhti est le premier lutteur iranien médaillé dans trois catégories de poids. Il est le premier sportif iranien triple médaillé olympique. Après lui, seuls Mohammad Nasiri en haltérophilie et Hadi Saei en Taekwondo ont renouvelé cet exploit. Il est aussi le seul lutteur iranien ayant remporté sept médailles aux Jeux Olympiques et Mondiaux.

 

Ses activités politiques

 

Takhti commence à éprouver des sentiments antagonistes vis-à-vis du régime pahlavi dès son adolescence. Son père, Haj Rajab, possédait des terrains où étaient bâtis des réservoirs d’eau à Téhéran, dans le quartier de Khâniâbâd. Mais ses terrains furent rachetés de force par la mairie dans le cadre de projets de reconstruction de quartiers. Plutôt que rachetés, ces terrains furent quasiment confisqués et le père de Takhti fut forcé de les céder à des prix modiques aux agents du gouvernement. Ruinée et sans domicile, la famille Takhti commença à vivre dans une précarité extrême, avec des épisodes de vie dans la rue. Cette histoire ne s’effaça jamais de la mémoire du jeune Gholâmrezâ qui perdit très tôt son père, qui avait beaucoup souffert de cette injustice.

Emâm-Ali Habibi (à gauche) et Gholâmrezâ Takhti (à droite)

Takhti s’inscrivit vers 1951 au Parti des Travailleurs d’Iran dirigé par Khalil Mâleki et Mozaffar Baghâei. Il devint ensuite membre du parti Troisième Force. Avec d’autres membres de l’Association des sportifs, il rejoignit quelques temps plus tard le Parti Socialiste, fondé par les Dr. Khonja et Hejazi, à titre de vice-président. Il continua ensuite ses activités dans le cadre de l’Association sportive du Parti.

Après le coup d’Etat de 1953 ayant chassé du pouvoir le premier ministre de l’époque, Mohammad Mossadegh, il rejoignit le Parti Socialiste et le Mouvement National de Résistance, avant d’adhérer au second Front National, fondé en 1960. Il est alors élu par le Comité sportif comme membre du Congrès sportif, puis comme membre du Haut Conseil. En 1963, à la suite d’arrestations de membres du Comité exécutif du Front, il est élu comme membre provisoire. En 1966, malgré l’interdiction édictée par l’Etat de participer aux funérailles de Mossadegh à Ahmadâbâd, il s’y rend aux côtés d’activistes politiques et d’une partie de la population.

 

Les activités sociales

 

En été 1962, un séisme de magnitude 7/21 frappe Bou’in Zahrâ et de nombreux petits villages près de Qazvin, au nord-ouest de Téhéran. Il entraîne 20 000 morts et détruit des milliers de logements. Le journal Keyhân propose alors à Takhti de lancer une campagne de charité en faveur des familles éprouvées par le séisme. Il accepte et commence à marcher à pied le long de la rue Pahlavi jusqu’à la rue Ferdowsi à Téhéran, sur une distance assez longue, en vue de recueillir les dons des gens dans une boîte pendue à son cou. Des femmes, touchées par la nouvelle du séisme, lui donnèrent leurs bijoux en or et les hommes de l’argent. Cet acte symbolique déclencha un grand mouvement de solidarité dans tous les quartiers de Téhéran. Peu après, des dizaines de camions remplis d’aide partirent pour la province de Qazvin.

 

En mémoire du héros

 

L’annonce inattendue de la mort de Takhti créa une onde de choc au sein de la société iranienne, et en particulier dans le milieu sportif et parmi ses nombreux admirateurs. Certains d’entre eux mirent même fin à leurs jours en apprenant la nouvelle.

En 1980, une série d’épreuves de lutte intitulées "Coupe du Héros Takhti" fut créée. Y participèrent des lutteurs de renom venus de plusieurs pays. Ce championnat, qui continue d’avoir lieu tous les ans à Téhéran, est l’un des événements sportifs les plus importants d’Iran.

Dans le domaine culturel, le réalisateur Ali Hâtami a commencé en 1997 à tourner un film sur la vie de Takhti. Le projet a été achevé par un autre

réalisateur, Behrouz Afkhami.

Quelques anecdotes à propos de Gholâmreza Takhti
D’où vient le nom de famille de Gholâmrezâ ?

 

Le grand-père de Gholâmrezâ était un marchand au bazar de Khâniâbâd. Il avait l’habitude de s’asseoir sur une haute chaise de bois (takht en persan) dans son magasin. C’est ainsi qu’on l’appelait Haj Gholi Takhti. Ce surnom devient plus tard leur nom de famille.

 

En 1956, Gholâmrezâ Takhti (87 kg) remporte l’une des premières médailles d’or de l’histoire du sport en Iran aux Jeux Olympiques de Melbourne.

L’histoire du fleuriste

 

Gholâmrezâ Takhti plantait des fleurs dans le petit jardin de sa maison et les vendait à un fleuriste de la rue Tâleghâni pour gagner un peu d’argent. A chaque fois qu’il descendait de sa voiture devant le magasin du fleuriste, les gens, enthousiasmés de le voir, l’entouraient et lui parlaient. En réponse à leur gentillesse, Takhti leur offrait presque toutes ses fleurs, ce qui suscitait la réprobation du fleuriste, qui lui conseilla de se faire plus discret. Mais Takhti répondait qu’il ne pouvait se cacher du peuple qui l’aimait tant.

 

Un « champion de terre »

 

La popularité et la renommée de Takhti étaient tellement fortes qu’on l’invita à participer à une publicité pour un produit fait à base de miel. Il rejeta cette proposition et dit : "Je n’ai pas mangé du miel pour devenir un champion, mais de la terre et de la poussière ! J’ai beaucoup souffert pour devenir ce que je suis aujourd’hui !"

*Adjectif persan pour désigner celui qui a de la générosité et fait preuve d’humanité et de bienveillance.

**Titre emprunté à un livre d’Erfân Nazar-Ahari.

Source :

Pârsi-Nejâd, Khosrow, Le héros Seyyed Ali et les grands hommes de Téhéran, Téhéran : Parnak, 2016.

Gholâmrezâ Takhti

Lutte entre Gholâmrezâ Takhti et Abbâs Zandi, palais de Sa’dâbâd

Emâm-Ali Habibi (à gauche) et Gholâmrezâ Takhti (à droite)

En 1956, Gholâmrezâ Takhti (87 kg) remporte l’une des premières médailles d’or de l’histoire du sport en Iran aux Jeux Olympiques de Melbourne.

Notes

[1Depuis 2014, la Fédération est appelée United World Wrestling (UWW).


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