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Atiq Rahimi met en prose une écriture globale, voire plurielle. Il suffit de lire son œuvre pour prêter attention au mélange des genres et à la multiplicité de son écriture vacillant entre prose et poésie, comédie et tragédie, peinture et calligraphie. Cette pluralité des genres définit le « je » qui l’assume, le monde symbolique dans lequel le discours littéraire prend son essor. L’écrivain se montre comme un passionné de l’art dans ses diverses formes d’expression. Ces genres multiples nous donnent une première indication sur l’ouverture de son œuvre, sur les mondes qui habitent son art et son imagination.
La structure des textes rahimiens est profondément différente. Il y a souvent ce métissage entre la poésie et la prose. La pluralité se manifeste par la cohabitation des genres dans le discours littéraire à travers laquelle le sujet écrivant prend toute sa signification.
Paul-Louis Couchoud, spécialiste du haïku japonais, définit le Haïku comme une « poésie japonaise en trois vers, ou plutôt en trois petits membres de phrase, le premier de cinq syllabes, le second de sept, le troisième de cinq : dix-sept syllabes en tout. C’est le plus élémentaire des genres poétiques (…) Avec trois notations brèves il s’agit de composer un paysage ou une petite scène. Tout l’effort poétique porte sur le choix des trois sensations suggestives qui appelleront le cortège des autres [1]. »
Le haïku est donc un genre poétique d’origine japonaise. Ce genre a traversé le monde après la Seconde guerre mondiale. Il se compose aujourd’hui dans de nombreuses langues à travers le monde, et se caractérise essentiellement par sa concision et sa brièveté. Selon Pascale Senk, « un bel haïku naît toujours d’une expérience vécue : un événement inattendu, une situation cocasse, un petit détail du quotidien qui vous émeut ou vous agace… Autant dire que pour composer de beaux poèmes courts, on part de la vie, pas des idées ! C’est ce que l’on appelle la « sincérité du haijin », et qui fait les poèmes les plus réussis [2]. »
L’écriture rahimienne est un fragment de vie, animée d’un mouvement régulier. Entre les moments de confession et de souvenir, Syngué sabour est ponctué de textes poétiques brefs, sémantiquement très condensés, à la façon des haïkus :
Le Soleil se couche.
Les armes se réveillent.
Ce soir encore on détruit. (SS, p.70)
La nuit est perçue comme le temps de la terreur. Cette personnification des « armes se réveillent » symbolise la violence qui traverse l’Afghanistan. Le cycle solaire et céleste devient miroir de la terreur pour Rahimi. Dire que les hommes détruisent chaque soir la ville exprime le degré de la sauvagerie humaine, c’est-à-dire que l’individu ne peut échapper à cette terreur quotidienne. On lira encore d’autres Haïkus qui expriment la même vision symbolique du cosmos :
La nuit tombe.
Le jardin s’éteint.
L’intrus s’en va. (SS, p.118)
La puissance du cosmos rend l’homme dissemblable. La nuit se prête à une double représentation emblématique. Elle est premièrement un temps qui fait partie de la vie, mais qui devient le lieu de la souffrance. Quand Rahimi revient à son passé, les fragments parcourus se présentent comme une succession de nuits, et le destin de l’individu afghan se réduit à la répétition indéfinie de la violence et de la terreur. Le jardin symbole de la beauté s’éteint pour annoncer toute une nuit de souffrance. La thématique de la nuit présuppose, d’une part, l’écoulement du jour, d’autre part, le retour de la souffrance traversant le « je » écrivant pendant ses rêves. C’est le lieu des hallucinations où les symptômes de la mélancolie apparaissent comme indices de la misère humaine.
Il s’agit d’une peinture brève et rapide de la vie sociale en Afghanistan. La concision des Haïkus permet au lecteur de saisir rapidement le message véhiculé. Insister sur la thématique de la nuit dans les Haïkus contribue à garder l’énoncé dans un ancrage temporel qui coïncide souvent avec l’insupportable privation de la femme. L’utilisation du présent de la narration dans ces haïkus permet au « je » qui écrit d’ancrer son message dans un contexte socioculturel précis, celui de la guerre. La nuit est le symbole de la mort, de la guerre, d’une expérience humaine déchirée. Elle n’indique pas uniquement le temps, mais permet la manifestation de tout un état de vie.
Le haïku s’inspire de l’émotion du moment, en lien avec l’état psychologique du « je » écrivant et la nature. Dans Maudit soit Dostoïevski, la nuit revient comme fantôme qui habite la chambre de Rassoul :
Rassoul épuisé.
La nuit tombe, ténébreuse.
Elle envahit la chambre. (MSD, p. 132)
Ici se côtoient pareillement les idées de fatigue et d’obscurité, contenues dans les deux termes « épuisé » et « ténébreuse », opposées en même temps à celle du vide, soulignée par la nuit et la chambre. Ce Haïku reflète l’état physique et psychique du personnage. Chez Rahimi, la dimension cosmique de la nuit côtoie souvent l’état du « je » écrivant. Les deux finissent par se métamorphoser. L’envahissement de la nuit traduit l’état souffrant de Rassoul qui tremble de peur, de rage et de lâcheté :
Le souffle se suspend.
Le cœur se soulève.
La salle s’écroule. (MSD, p. 217)
Rahimi veut surprendre son lecteur à travers ces formes de Haïku qui mobilisent son imaginaire. Il paraît que cette description rapide de l’état du personnage crée du suspens. L’espace de la salle est toujours opposé au personnage. Ces trois phrases sont chargées de sensibilité symbolique parce qu’elles opposent l’état troublant de Rassoul à l’immobilité de la salle, qui s’écroule comme un corps fatigué. La chute de la salle reflète la peur de Rassoul, et devient un lieu de contrastes. On lira encore un autre exemple qui exprime toujours cette opposition entre l’espace et le personnage :
On ouvre la porte.
Rassoul entre.
Et la salle se tait. (MSD, 252)
Certes, la salle est perçue comme le miroir reflétant le changement psychologique du personnage. Quand le silence traverse Rassoul, la salle se tait. Cette description inverse les signes, crée des contradictions semblables à la conscience troublée. En toutes ces images, l’auteur recourt aux haïkus, ou à des formes d’écriture proches des haïkus, pour briser la linéarité de la narration. De ce fait : ces fragments donnent à son écriture un aspect pluriel, entraînant un mouvement symbolique dans le discours.
Le haïku est donc un art de libérer un regard souvent absorbé par la pensée. Avec un peu de mots, se crée toute une réflexion sur le lien entre le « je » écrivant et les mondes qui l’environnent. Une façon, pour déstabiliser la conscience du lecteur, de faire durer une action dans un temps court et un lieu souvent personnifié. La personnification de la salle est une transgression des contraintes formelles, une façon de décrire l’homme et le monde à travers des objets morts. Ces Haïkus sont remarquables. Ils retracent, en de courts tableaux, d’intenses moments de la condition humaine.
La pluralité de l’écriture rahimienne, c’est donc aussi cette coexistence de la prose et de la poésie en vers. Cette pluralité de l’activité poétique revendique un profond attachement à la poésie. Rahimi, est avant tout, un homme habité par la poésie. La figure du poète cachée derrière le masque de la prose se dévoile clairement à travers les vers poétiques insérés dans ses romans. Roman Jakobson confirme que le poète ne peut renier son passé poétique : « Ne croyez pas le poète qui au nom de la vérité, de la réalité, etc., etc., renie son passé poétique ou l’art en général. Tolstoï refusait son œuvre avec irritation, mais ne cessait pas d’être un poète, car il se frayait un chemin vers des formes littéraires nouvelles et encore inusitées. On a dit fort justement que lorsqu’un acteur rejette son masque, il montre son maquillage [3]. »
Dans Maudit Soit Dostoïevski, l’auteur refuse de figer son œuvre dans une prose pure. La présence de la poésie en vers brise l’unité du genre, élargit l’horizon de l’interprétation et crée un style poétique qui tend vers une écriture singulière. Nombreux sont les fragments poétiques insérés dans ce roman pour des raisons formelles et esthétiques :
« Ceux qui ont rejoint le cercle de l’élite et de la morale/Et qui, parmi les maîtres, sont devenus la bougie/ Ils n’ont pas su voyager jusqu’au bout de la nuit/Ils ont raconté une histoire puis se sont endormis. » (MSD, p.124)
Le poème en vers se narrativise entrainant une temporalité propre au récit. Rahimi a inséré ces fragments poétiques sous forme de prose brisant ainsi la structure typographique du vers libre. Cependant, l’écriture romanesque est poétisée par la présence du poème qui prend un sens emblématique. L’enjeu n’est pas seulement, pour l’auteur, de mettre à l’épreuve l’intelligence et la compréhension du lecteur à travers ce mélange permanent de la prose et de la poésie : il s’agit d’offrir au lecteur une œuvre ouverte fondée sur le double discours. La prose de Rahimi tire sa force justement de ce souffle poétique omniprésent dans son écriture.
Ainsi, l’image de la nuit est constamment présente dans la prose et la poésie. Le poème est un essor de la parole spirituelle et un déploiement d’espace offert au regard et à la contemplation :
« Je suis, moi, hébété,
Et de rêves, habités.
Le monde tout entier dans le sommeil plongé.
Moi, impuissant à les dire ; eux, incapables d’entendre. »
(MSD, p. 126)
L’image d’un « moi » habité de rêves développe une identité différente, une allégorie transparente, une image symbolique qui renvoie à un « je » soucieux de sa présence dans un monde vidé de ses significations. Le « moi », le « je », auxquels ce texte reste si constamment subordonné, ouvrent une profonde réflexion : ils sont des interrogations, un monde en désordre. Ils sont le miroir qui permet la découverte du soi. L’impuissance de dire et l’incapacité d’entendre rendent lisible cette inquiétude qui traverse le « je » pendant son acte d’écrire.
La question se renouvelle, avec insistance, dans l’œuvre de Rahimi : c’est l’incapacité de prendre la parole, de s’opposer aux interdits. Dans un autre fragment poétique, Rassoul, dépossédé de la parole, trace quelques vers sur le mur de sa cellule :
« Nous ne sommes pas aptes à parler,
Si nous pouvions seulement écouter !
Il faut tout dire !
Et écouter tout !
Mais
Nos oreilles sont scellées,
Nos lèvres sont scellées,
Nos cœurs sont scellés. » (MSD, p. 251)
Dire que la parole est un refuge c’est, selon l’auteur, le moyen pour se débarrasser de ce silence étrange qui l’habite. Dans cet extrait, nous constatons l’emploi du pronom personnel « nous », et donc il y a une volonté de rendre collective cette impuissance de la parole. Dans ces mots, la parole est privée, l’écoute et le souffle aussi. La privation de la parole est particulièrement remarquable à travers l’image des oreilles, des lèvres et des cœurs scellés.
Le rapport conflictuel entre le silence et la parole est souvent présent. Se taire ne veut pas dire seulement le silence, mais peut exprimer ou traduire l’insaisissable, l’incommunicable et l’indicible. L’œuvre de Rahimi, dans son caractère général, se manifeste comme une révolte contre l’obscurantisme dans toutes ses formes. Le poète est voué à tout dire, à faire entendre ses mots, à provoquer le monde. Ainsi, dans ce poème, la privation de la parole exprime la souffrance du poète déraciné de son identité. Tout dire, c’est justement s’engager à dévoiler la misère des Afghans et leur condamnation au silence continu par la dictature des autorités.
Le vers libre est fort présent aussi dans son œuvre La Ballade du calame. L’auteur, en situation d’égarement, trouve dans l’écriture poétique une sorte de remède. Le « je » apparait encore une fois comme un sujet perdu, souffrant et las. La perte de la parole s’énonce comme l’expérience quasi simultanée de l’exil, et d’une souffrance interminable vouée au silence :
« Le ciel est loin,
Sans étendue,
Au bout de la Terre.
Dans mes montagnes natales, qui brûlent,
Un chasseur de lumière,
Plus égaré que moi,
Cherche le soleil dans les eaux qui
Manquent aux sources.
Je suis là,
En contrechamp, dans les vallées de l’Hindu Kuch,
Et las de ne plus savoir cadrer un vieil homme
Qui se demande s’il est au commencement ou à la fin de la Terre,
Et son petit-fils qui ne sait plus s’il est
Sourd ou si le monde s’est tu
Pour en faire un film, Terre et cendres. » (BC, 180-109)
Ce poème retrace l’expérience cinématographique du roman Terre et cendres adapté au cinéma par Rahimi lui-même. Il expose le vécu mélancolique, l’expérience du voyage et la guerre illustrée par l’image des montagnes qui brûlent. Les traits du vécu mélancolique sont décelables de surcroît : le sentiment de lassitude (las de ne plus savoir encadrer un vieil homme), l’égarement (plus égaré que moi), le sentiment de nostalgie d’un pays brûlé (dans mes montagnes natales, qui brûlent), la perte (qui se demande s’il est au commencement ou à la fin de la terre). La souffrance, le sentiment de déracinement sont présents, mais déplacés ; ils ne sont pas liés directement au moi lui-même, ils appartiennent à son horizon figuré. D’une certaine manière, le sujet écrivant présente une peinture réaliste de son état psychologique face à la souffrance éprouvée par les souvenirs de la guerre. L’impuissance de la parole est encore mentionnée et illustrée par la perte du petit-fils comme l’un des constituants du vécu mélancolique.
L’œuvre de Rahimi est très riche, elle est fondée sur le métissage des genres littéraires, notamment entre prose et poésie, pour renforcer à la fois l’esthétique du texte et proposer au lecteur un tissu littéraire caractérisé par l’ouverture et la pluralité des regards. L’expérience poétique représente pour lui une manière de dire le monde, vers une expérience mystique et spirituelle de l’écriture. Par rapport à cette vaste tradition de la poésie persane, l’originalité de l’œuvre de Rahimi réside dans le fait qu’il utilise ses propres compositions poétiques. Ses poèmes ne sont pas fondés sur des normes bien déterminées de la poésie en vers libre, ils sont libres comme des souffles qui ne se déterminent pas par un enchaînement des vers, car la poésie est par essence une expression de la liberté.
Il n’est donc pas surprenant que son écriture soit libre, qui s’offre au mélange des genres, à la mise en forme culturelle, à l’interprétation mystique de la vie et du monde. La poésie est l’espace symbolique qui donne vie aux choses éphémères, qui pousse le lecteur à s’interroger sur le rôle et la finalité de la langue de l’écriture. Pour Rahimi, poète des montagnes, des souvenirs, du rêve, de la parole arrachée, de la nostalgie et de la spiritualité, seul le vers poétique perdure et résonne en mémoire.
[1] Paul-Louis Couchoud, Le Haïkai, Les épigrammes lyriques du Japon, Paris, La Table Ronde, 2003, p. 25-26.
[2] Pascale Senk, L’Effet Haïku, Paris, Leducs éditions, 2016, p. 12.
[3] Roman Jakobson, Huit questions de poétique, Paris, Seuil, 1977, p. 34.