N° 58, septembre 2010

La musique de Gâlesh
Entretien avec Safarali Ramezâni


Nasrin Sarbâz Bardsiri


Safarali Ramezâni est un chercheur spécialiste du folklore de la région du Guilân. De par ses recherches et son site internet [1], il a contribué à faire revivre certains rites folkloriques qui étaient en train de disparaitre et notamment les fêtes de norouz bel [2], tirmahsinze [3], ou d’amirma [4]. Il est également musicien, compositeur, chanteur, et enseignant. Il a également donné de nombreux concerts dans le Guilân mais aussi à Téhéran et à l’étranger, et doit se produire prochainement à Stockholm. Il enseigne également la musique et est membre de plusieurs associations soutenant la musique folklorique.

Pour quelle raison vous êtes-vous intéressé à la musique folklorique du Guilân et plus particulièrement à la musique de la région de Gâlesh ?

Safarali Ramezâni
Photo : Imân Rohâni

Dans ma famille, tous le monde chantait : ma mère, mes tantes, mon père, mes oncles… Je suis donc né avec le chant. Dès mon enfance puis durant mon adolescence, je chantais, j’écrivais, je faisais de la calligraphie, du théâtre, mais c’est la musique qui semblait le mieux correspondre à ce que je cherchais. Ma passion pour la musique de Gâlesh a commencé il y a 16-17 ans, le jour où j’ai écouté une cassette de Mohammad Guilâni. C’était une chanson folk, qui était d’une tristesse immense, à tel point que je me suis mis à pleurer. Ma femme fut très surprise de ma réaction et m’a dit que les gens dansaient sur cette musique ! J’ai donc découvert tout un monde dans ce chant de ce grand chanteur de Amlash [5] accompagné par un kamântcheh. L’envie de découvrir cette « tristesse joyeuse » m’a poussé à partir dans la région où cette musique était née, et j’y ai enseigné l’art dans les écoles primaires pendant plusieurs années. En même temps, j’ai commencé à faire mes recherches. Comme j’étais le maître de leurs enfants, les gens me laissaient facilement entrer dans leur maison, ce qui m’a permis de découvrir tout un monde musical. J’ai parlé avec les femmes, elles m’ont chanté les berceuses (lâlâ’i) qu’elles murmuraient à leurs enfants... J’ai commencé progressivement à rassembler un grand nombre de chants de la région et j’ai remarqué qu’il y a une originalité dans la musique de Gâlesh [6], ce qui m’a poussé à approfondir mes recherches dans ce domaine.

Quelle est donc la spécificité de cette musique de montagne ?

Cette musique est d’abord très différente de la musique des plateaux du Guilân. Les conditions de vie y sont bien sûr différentes, et cela à sans aucun doute influencé la musique et la culture. Sur les plateaux, il existe deux genres de musique principaux : une musique populaire exprimée par les chants, les berceuses ; et un second genre que l’on pourrait appeler « chants de ville » qui sont souvent diffusés par la radio et la télévision. La musique des montagnes et celle des plateaux ont chacune leur propre calendrier, leurs instruments et mélodies. Moins faciles d’accès lors des différentes conquêtes et invasion, la musique et la culture de la montagne ont réussi a davantage préserver leur identité, et certaines de ses mélodies et rites existent depuis des siècles. Je me souviens il y a 8 ans, pendant les années où j’enseignais dans les montagnes, après quelques mois de froid, les enfants ont un jour fait une chose qui m’a fait comprendre certaines croyances des montagnards. Les enfants avaient déguisé un garçon retardé en géant, et ils lui avaient mis des clochettes autour de cou. Ils l’envoyèrent dans la montagne et le suivirent, tout en demandant l’arrêt de la pluie qui tombait depuis des jours et le retour du soleil. Les dieux étaient en quelque sorte sollicités pour faire descendre le soleil et cesser la pluie. A la fin, les sages de village sont venus et ont demandé l’arrêt de cette procession en disant que le soleil allait se lever le lendemain, et c’est ce qui s’est passé. Il y a donc un lien très fort entre les gens de la montagne et la nature, qui est fêtée lors de nombreuses célébrations : la fête de l’eau, du feu, de la moisson etc.

La majorité de ces rites ont-ils disparus ?

Malheureusement avec le progrès socio-économique, certains rites qui existent depuis des siècles disparaissent. La modernité et le vacarme des tracteurs a envahi le silence qui régnait dans les rizières où les gens chantaient. Avant chacun avait son lopin de terre, les gens partageaient leur repas, leurs bonheurs et leurs peines, mais maintenant que les terres ont été rassemblées pour faciliter le travail des tracteurs, il n’y plus ce partage et par conséquent plus de chants, plus de fêtes. Je me souviens qu’au moment de la plantation du riz, on chantait le matin, à midi… Il y avait des chants différents pour chaque moment de la journée ; à la fin de la plantation, on chantait et priait Dieu de protéger la culture avec un rite symbolique : les gens faisaient un bouquet de tiges de riz et ils le sacrifiaient comme un martyre. Ils prenaient alors Dieu comme témoin pour que la culture soient protégée. Ils versaient également de l’eau sur le riz (riz qui était déjà dans l’eau) afin de le bénir par l’eau, ce qui n’est pas sans rappeler certaines coutumes mithraïstes. Les femmes parlaient au riz comme elles parlaient à leurs enfants : « Ne t’inquiète pas mon enfant ! Fatima te protègera ! Dieu te protégera ! » Une relation très étroite existait donc entre l’homme, la nature, les végétaux et l’eau dans la terre du Guilân. Une des fêtes qui est malheureusement en train d’être oubliée est la fête de la moisson. Comme elle est faite actuellement par les machines, les gens ne sont plus présents sur les champs et cette très belle fête est en train de disparaître. Notre tâche est donc d’essayer de faire revivre ces fêtes, de faire prendre conscience aux gens de ce patrimoine…

Pour revenir à la musique, je vois que votre kamântcheh est différent de celui que l’on joue dans les autres parties de l’Iran…

Oui, le kamântcheh du Guilân a 5 cordes et non 4. La partie de devant est ovale, tandis que celle des kamântcheh est normalement ronde. Pour cette raison, leur son est différent. Le son du kamântcheh de Guilân est donc différent et je dirais même original.

Vous vous êtes récemment intéressé dans vos recherches à une femme appelée Ranâ, pouvez-vous nous évoquer son histoire, qui est différente de ce que les gens croient ?

A cause de la modernisation, beaucoup d’histoire ont été extrapolées et déformées. Ce que l’on connaît de Ranâ est une chanson rythmique qui fait danser les gens et qui raconte l’histoire d’une femme mariée qui tombe amoureuse de son amant, ce qui n’était pas acceptable dans la culture des gens du pays. Les gens l’on alors considérée comme une infidèle et une traitresse, alors que Ranâ était une femme qui a été aimée par son amant mais qui n’a jamais quitté son foyer et qui est restée fidèle à son mari malgré son amour. Le rythme original raconte la vraie histoire, elle chante la fidélité de Ranâ ; cependant, pour donner un rythme dansant, petit à petit l’histoire a été déformée. Pendant mes recherches sur elle, j’ai même trouvé un homme qui avait connu Ranâ et qui m’a raconté son histoire, du début jusqu’au jour où l’on a tué son amant. Dans le Guilân, la musique et le chant ont une place particulière dans la culture, et ce qui se passe dans la société laisse une trace dans la musique. Des événements sociaux, familiaux, politiques, pénètrent dans le folklore souvent au travers de chants d’amour. Des chants, comme « Maryameh », évoquant l’histoire d’une jeune fille qui s’est empoisonnée parce qu’elle ne pouvait pas épouser son amant ou « Khânbâji » racontant l’histoire d’une femme courageuse pendant le règne de Rezâ Shâh. « Hey bâteh » est l’historie d’une jeune femme qui avait épousé Mirzâhâdi mais qui fut kidnappée par Safarkhân, l’un des rebelles de la région, et envoyée dans son harem. Cette dernière n’oublia cependant jamais son mari.

Dans ce pays, tout demeure vif, même l’amour dans l’« au-delà ». Un jour, je passais devant un jardin et j’entendis quelqu’un pleurer d’une façon très touchante. Je n’ai pas pu m’empêcher d’entrer dans le jardin. J’y vis un vieux qui pleurait la mort de sa femme avec un chant et qui demandait une échelle pour monter jusqu’à Dieu pour atteindre le vrai amour. Je me disais : quel gnostique est en train de chanter ! Combien faut-il souffrir avant d’arriver jusque là !

Notes

[2Fête de l’amitié célébrée le 13 Tir dans le Guilân.

[3La fête de l’eau

[4La fête du soleil

[5Région entre Langaroud et Roudsar

[6Région située dans les montagnes du Guilân


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