N° 58, septembre 2010

La quarantième lettre (extraits)


Nâder Ebrâhimi
Traduit par

Arshiâ Shivâ


Ma dame !

Un jour, je te briserai le cœur, finalement, un jour.

Pas avec un voyage d’un seul jour ni avec un long voyage mais avec le dernier.

Un jour, je briserai ton cœur, finalement un jour,

Pas avec une parole faible en tendresse, pas avec des mots de reproche, mais avec la dernière parole.

Un jour finalement,

Tu dois le savoir ma chère, que tôt ou tard - mais pas trop tard - je te briserai le cœur ; et qu’il ne peut en être autrement. Mais à présent, malgré cette rupture certaine et imminente qui sera semblable à l’effondrement d’un fin candélabre suspendu très haut, ce que je te demande – et que bien des amants ont déjà demandé à leur bien-aimée -, c’est de n’avoir point de tendresse pour ma mort, ni de la pleurer, ni de t’abandonner à un chagrin destructeur.

Voilà, c’est tout ce dont je t’implore impérativement, en tant que mari et ami ; toi qui, au cours de cette trajectoire aventureuse, a été la source de tous mes souvenirs.

Tu le sais, toi et moi, nous connaissons les réponses à cette demande aussi bien que la demande elle-même.

Et moi, malgré la nature logique de toutes ces répliques et malgré tout ce qu’on a déjà vu, j’insiste toujours sur ma requête, et je te demande de me rassurer, que je sache qu’en un instant grandiose et irréversible, originalement, tu surpasseras toutes les logiques périmées, et que tu vaincras même les plus fortes d’entre elles.

Ma chère,

Laisse-moi partir paisiblement, sans souci, laisse-moi me figurer ce jour où mon cœur va prendre la couleur de l’été, laisse-moi mourir en joie, et cela n’est possible que si tu sais qu’il ne faut point verser de larmes sur ce mort. Dans les notes que je t’ai laissées et que tu pourras considérer comme un testament pas très sérieux, j’ai maintes fois répété que le jour de mon départ, je partirai sans souhait ; car cela fait un temps fou que j’ai déjà vu se réaliser tous mes vœux, grands ou petits, je ne demande donc rien, je n’ai pas soif et mes yeux ne cherchent rien.(...)

Ma bien-aimée !

Comment te demander de ne pas pleurer pour moi ? Comment ?

Je n’ignore pas que malgré moi, je te briserai un jour le cœur. Mais comment te dire qu’il vaut mieux sangloter pour des prétendus vivants qu’un mort tel que moi, pour ceux qui restent plutôt qu’un trépassé comme moi ?

Que peut exiger l’homme d’une fête qui dure deux jours à peine ?

ہ quoi s’attend-il quand il passe près des hautes montagnes aux forêts touffues ou des vastes plaines vertes ?

N’est-il pas vrai que j’ai déjà parcouru pouce par pouce ce pays que j’adore éperdument, et vu les gens que j’aime à mourir ?

N’est-il pas vrai que j’ai déjà pêché dans la rivière de ce petit village ? Et dans l’autre, ne me suis-je pas assis sous l’ombre d’un vieil arbre, buvant l’eau fraîche de ma gourde ?

N’est-il pas vrai que par-dessus les plus hautes montagnes de mon pays, je me suis arrêté un moment, le corps brisé de fatigue mais le cœur ravi ? N’ai-je pas ri et crié de joie ?

(...) Et n’est-il pas vrai que grâce à toi, de bien longues années, enfonçant la plume dans le sang de ma foi, j’ai retracé sur des milliers de feuilles tout ce que le cœur m’a conté ?

J’ai vécu plus de mille ans, en cinquante ans, grâce à ton courage...

Est-ce juste alors de pleurer ma mort ? Et toi...

Surtout toi, qui m’a tant soutenu, est-ce raisonnable que tu pleures en ma mémoire ?

Il faut être équitable.

J’ai déjà puisé plus que je ne le méritais, à la sève de la vie et à présent, je ne me vois pas d’autre souhait que ta joie et ta paix, et c’est pour cela que j’écris ces lignes. (...)

Et jamais ne jette le regard sur ceux qui pleurent sur ma tombe.

Ils ne me connaissent pas et ne m’ont jamais connu. En vérité, personne, hormis toi, ne m’a connu et ne me connaîtra véritablement un jour :

Mes défauts des pieds à la tête

Ma petitesse

Mon existence, une rosée de bonté sur l’arbrisseau de l’ortie.

Il faut être équitable, ma chère. (...)

Bien, ma grande dame, je viens de dire tout cela afin que tu ne sois pas désolée de mon départ, et que tu ne penses pas que j’ai oublié d’emporter quelque chose avec moi ou bien qu’il me reste quelque regret dans le cœur ou encore quelque vœu non-exaucé. Non... Par Dieu, non... J’ai l’esprit si tranquille que tu ne peux même l’imaginer, et je suis content et léger et indolent..., je le jure, sur tout ce que j’ai de plus précieux- pourrais-je jurer au nom de ma patrie ? - qu’au seuil du dernier voyage s’il m’est possible, je rirais si fort que de l’écho de mon rire se briseront ensemble toutes les vitres, ô combien épaisses, de la morosité et du désespoir.

Pourvu que les passants déposent une fleur sur ma tombe et qu’ils continuent leur chemin en chantonnant joyeusement.

Et ce n’est pas un désir personnel. Je le réclame pour tous les voyageurs de ce voyage fatal.

Et maintenant ma dame !

Je reprends le début de mon discours : un jour je te briserai le cœur, finalement, avec la dernière parole, le dernier voyage, mais je t’en implore impérativement (!) : rappelle-toi alors de ce jour, de tout ce que je t’ai écrit dans cette lettre, mot par mot et phrase par phrase, alors, dans ton for intérieur, tu sauras maîtriser ton chagrin. Rappelle-toi que je n’aimerais point que tu ais la gorge serrée par les sanglots ni que tu verses des larmes solitaires, souriante devant les autres. Je voudrais que tu croies à ce voyage et que tu salues joyeusement cet heureux migrateur.

Dis-moi, est-ce juste de gémir, de se mettre en deuil, de s’affliger et de célébrer des cérémonies funèbres pour quelqu’un qui n’exige rien d’autre que notre sourire après son départ ?

Maintenant je ressens et avoue qu’il me reste encore un vœu non-exaucé, celui de ne pas te voir à ma mort, criant, gémissant et maudissant, pas plus que mes enfants, mes camarades, mes compagnons et pour ainsi dire tous ceux qui pensent comme moi...

Dernière lettre du recueil Tchehel Nâmeh-ye koutâh be hamsaram (Quarante courtes lettres à mon épouse)


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