N° 58, septembre 2010

Une lecture de Lire Lolita à Téhéran et de Persepolis effectuée à Téhéran* (II)


Seyed Mohammad Marandi



Voir en ligne : Première partie


Le fait que Nafissi avoue avoir souffert de sérieux désordres psychologiques (Reading Lolita in Tehran, 12, 24, 44, 46, 47, 85, 107, 170 et 171) ne semble pas affaiblir l’authenticité du contenu de son ouvrage aux yeux de nombreux critiques occidentaux, étant donné que ses proclamations vont dans le sens du discours dominant existant sur l’Iran, l’Orient et l’islam au sein du monde occidental. Par conséquent, Nafissi peut se permettre de lancer des accusations non-fondées et contradictoires tout en restant crédible aux yeux du lectorat occidental, bien que ses propos soient absurdes et ridicules pour les Iraniens eux-mêmes.

Dans son ouvrage, Nafissi relate l’histoire d’une fille qui, selon l’une de ses disciples nommée Nasrin, aurait été détenue dans une prison en Iran. Elle aurait été la seule femme emprisonnée là-bas, au motif d’ailleurs, de son incroyable beauté. Emprisonnée au nom d’accusations d’immoralité forgées de toutes pièces, et ce pour plus d’un mois, elle aurait été violée à plusieurs reprises par les gardiens de prison. Son histoire circula bien vite dans la prison car elle n’était pas enfermée avec les prisonniers politiques. Cette amie aurait raconté à Nafissi, qui le cite, comment les vierges étaient mariées de force aux gardiens pour pouvoir être plus tard exécutées par ces derniers, sous le prétexte que les vierges exécutées iraient au paradis (212).

Admettons que ceci soit vrai, on devrait alors se demander pourquoi les gardiens tuèrent une fillette de douze ans qui, cherchant sa mère, courrait dans tous les sens dans la prison (191). Nafissi et les gardiens semblent avoir oublié la philosophie du fondamentalisme.

Dans « Can the Subaltern Speak ? », Gayatri Spivak explique que la campagne britannique menée contre la sati fut un effort de la part des colonialistes pour, dans ses propres termes, sauver les femmes brunes des cruautés de l’homme au teint mat (Spivak 296). L’argument ci-dessus pourrait s’appliquer également dans notre cas, mais à une différence près : de tels viols ne furent jamais commis et n’ont jamais eu lieu que dans l’esprit de Nafissi et de ses semblables.

Ce qui rend ces accusations choquantes d’autant plus dangereuses est le fait que Nafissi les associe faussement à l’idéologie de ses opposants et à l’islam. Elle et ses partisans occidentaux ne se donnent que rarement la peine de présenter des preuves concrètes et recevables pour les ignominieuses accusations qu’ils avancent. Plusieurs des citations qu’elle fournit au cours de son travail sont erronées, trompeuses, voire, dans certains cas, le fruit de son imagination, comme celle à propos de l’appétit sexuel des hommes qui ne peut être rassasié qu’avec la zoophilie (71).

L’écrivaine semble avoir mené une vie très isolée, puisque qu’elle ne paraît pas connaître grand-chose des évènements mondiaux dépassant le cadre du milieu "intellectuel" qu’elle fréquente. Le passage évoquant sa poignée de main avec M. Bahri (98) révèle la profondeur de son ignorance en matière de culture et de loi islamiques. Ailleurs, elle prétend que lorsque la guerre éclata, des combattants âgés de dix à seize ans se rendirent au front, les "clés du paradis" dans leur poche, avec la promesse qu’ils pourraient, morts, enfin jouir de tous les plaisirs dont ils s’étaient privés durant la vie. Pour ma part, j’aimerais bien qu’on me montre quelques-unes de ces clés ou, du moins, une évidence quelconque qui soutiendrait ces déclarations absurdes.

De l’incipit jusqu’au denier mot, Nafissi se joint aux défenseurs de la cause féminine pour donner crédibilité à son ouvrage, position promotionnelle soulignée par Roksânâ Bahrâmtâsh dans son article intitulé Critique : Critical Middle Eastern Studies (Vol. 14, n.2, 223-37, été 2005). Il est intéressant de noter qu’avant la Révolution, les femmes ne formaient qu’une minorité de la population universitaire du pays, alors qu’aujourd’hui, les femmes forment 64% du contingent universitaire iranien, nombre dû à une loi de parité passée dès le début de la Révolution.

Nafissi prétend que dans l’université où elle enseignait, il y avait deux organisations d’étudiants dont l’une est supposément nommée le Jihad islamique (193). Bien qu’il y ait plusieurs organismes de ce genre, actifs sur les campus universitaires, je tiens à vous assurer qu’il n’y a jamais eu un organisme de ce nom dans aucune université iranienne.

Dans un passage de son ouvrage, elle ridiculise le cinéma iranien des années 1980, le traitant de pure propagande (206), alors qu’il est bien connu que c’est durant cette décennie que ce cinéma amorça son mouvement d’apogée et commença à se faire connaître au niveau international. Pour déprécier la réalité, Nafissi déclare que le censeur en chef qui, plus tard, fut nommé directeur d’une nouvelle chaîne de télévision, était presque aveugle (24-25). En fait, il n’existe aucun poste bureaucratique officiel qui corresponde à la description que Nafissi nous donne. Se réfère-t-elle à l’IRIB, au Ministère de la culture, à la Fondation cinématographique Fârâbi ou à un autre organe gouvernemental ? Ces exemples servent tous à démontrer à quel point Nafissi est mal renseignée sur l’Iran, en supposant qu’elle ait vraiment essayé de rédiger un texte authentique.

Dans son ouvrage, elle parle avec autorité au nom de tous les Iraniens, déclarant que tous ceux qui vivent en République islamique, connaissent et ressentent profondément la tragédie et la cruauté auxquelles le gouvernement islamique les a soumis(23). Elle se contredit donc lorsqu’elle reconnaît que plusieurs étudiants du campus étaient des fanatiques (250-51) prorévolutionnaires (119). Elle admet aussi, dans un autre chapitre de son livre, que des foules entières participèrent aux obsèques de l’Ayatollah Khomeiny (243-245).

D’après Nafissi, les Iraniens sont tous inférieurs, irrationnels, simplets, grossiers voire des pervers sexuels, et ne peuvent être sauvés qu’en s’imprégnant de la philosophie et de la pensée occidentales, et en remettant en question leurs propres approches orthodoxes (277). Elle semble se prendre pour une intellectuelle, simplement parce qu’elle est occidentalisée, bien qu’elle semble ignorer que des idées telles que le plaisir en tant que péché, ou encore l’amour physique à but de procréation (298) ne sont pas des notions islamiques. Elle ne semble pas être familière, non plus, avec l’œuvre d’Edward Saïd qui, pourtant, est bien connu des Iraniens dans les milieux universitaires.

J’aimerais m’attarder sur l’un des passages de l’ouvrage qui semble remettre en cause l’authenticité et la crédibilité de l’œuvre toute entière. Nafissi indique que l’une de ses disciples, Nasrin, n’était âgée que de treize-quatorze ans lorsqu’elle suivait officieusement les cours de cette dernière à l’Université de Téhéran. Hors, quelques pages plus loin, elle mentionne que seuls les étudiants ayant une carte d’étudiant pouvaient entrer dans le campus de l’Université de Téhéran, entouré de clôtures. Elle écrit même que faire son entrée à l’université sans carte d’identité était un vrai défi, que seuls les rebelles réussissaient à relever et ce, en sautant par-dessus les clôtures afin d’échapper aux gardiens à l’entrée (138-39). Dans de telles circonstances, serait-il raisonnable de croire qu’une fillette d’à peine quatorze ans pouvait venir y suivre des cours ?

Il existe des parallèles et des ressemblances entre Reading Lolita in Tehran de Nafissi et, dans une certaine mesure, le livre de Marjâne Satrapi intitulé Persepolis : the Story of a Childhood. Les Iraniens y sont dépeints, une fois de plus, comme étant insensés (Satrapi, 2003, 32) et les explications qu’elle fournit à propos de la culture et les croyances musulmanes sont trompeuses (Satrapi, 2003, 94-6).

L’histoire imbécile des clefs menant au paradis y refait surface. A en croire Satrapi, le fils de son domestique aurait reçu une clef en plastique dorée et on lui aurait dit que s’il allait à la guerre et tombait au champ d’honneur, cette clef le conduirait au paradis. La domestique admet, par la suite, qu’elle avait été religieuse une vie durant, mais qu’elle avait perdu la foi, suite à ce genre de manœuvre de propagande (Satrapi, 2003, 99).

Comme Nafissi, Satrapi prétend que les enfants étaient emportés au front de force et hypnotisés, pour être ensuite massacrés sur les champs de guerre (Satrapi, 2003, 101-2). En offrant une version erronée de l’Histoire, elle répète à son tour l’accusation selon laquelle des jeunes filles auraient été mariées de force aux gardiens de prison, et violées, pour être ensuite exécutées (Satrapi 145). Il est intéressant de noter que l’explication que Satrapi fournit pour justifier ces soi-disant atrocités contredit celle de Nafissi.

Mais étant donné que ces deux œuvres s’inscrivent dans le discours orientaliste de l’Occident, leur authenticité n’est pas questionnée. En ce qui concerne ces clefs, comme la guerre date d’hier, il n’y a pas besoin de faire de très profondes recherches historiques pour découvrir la vérité. Rappelons-nous que plus d’un million d’Iraniens servirent au front durant cette guerre, et qu’un grand nombre d’entre eux est toujours vivant, et mène une vie normale. Ces hommes peuvent tous être interviewés. De tels mensonges passent souvent inaperçus en Iran et lorsque j’en parle avec des amis et des étudiants, ils ne font que rire. Ceci n’est pourtant pas surprenant, car si un jour quelqu’un se mettait à prétendre que le Pentagone fournissait les clés du paradis aux forces d’occupation américaines en Iraq, faudrait-il faire des recherches pour établir la fausseté de ces déclarations, ou est-ce que la grande majorité des Américains ne penseraient pas plutôt qu’il s’agit de propagande ? Comme serait-il possible de réfuter la déclaration selon laquelle les soldats américains posséderaient de telles clés ? Et pourquoi chercheraient-ils à réfuter de telles déclarations ridicules en premier lieu ? En principe, ce sont les accusateurs qui devraient fournir leurs preuves. Pour ma part, je ne pense pas que de tels propos soient drôles. Je trouve, plutôt, qu’il est effrayant de voir à quel point les mensonges proférés aux Etats-Unis à propos de l’Iran sont crus, même par les gens éduqués.

En caricaturant la population et la société iraniennes, des films sont couronnés de prix divers, des livres médiocres deviennent rapidement des bestsellers. Des héros surgissent et certaines personnes deviennent riches du jour au lendemain. C’est en deshumanisant autrui qu’ils aident à justifier la guerre, la souffrance et la destruction.

Reading Lolita in Tehran fait référence également à l’ouvrage de Betty Mahmoody intitulé Not Without my daugher (Jamais sans ma fille) (324). Mahmoody, dont le séjour en Iran fut de courte durée, nous donne une autre version de la vie en Iran et de la fuite qui y succéda. Elle traite tout au long de son roman des différences insurmontables des cultures occidentales et orientales. Les Iraniens sont sales (Mahmoudy 15, 23, 27,28, 31, 32, 36, 37, 85, 231,335, 365), intrigants (Mahmoody 220), corrompus (17), violents (21), hostiles (342), paresseux (429), avides de tuer (203) ; ils sont également inorganisés (Mahmoudy 35), imprévisibles (Mahmoudy 342) et bestiaux. Dans son livre, elle décrit comment les Iraniens s’assoient par terre en tailleur afin de mieux pouvoir attaquer le repas comme un troupeau d’animaux sauvages. Elle prétend que les seuls ustensiles fournis lors des repas étaient de grandes louches rappelant des cuillères géantes. Certains Iraniens s’aidaient largement de leurs mains et, en l’espace de quelques secondes, la nourriture finissait par s’éparpiller. Cette mise en scène peu appétissante était souvent accompagnée d’un persan cacophonique (Mahmoudy 26).

Selon Mahmoudy, dans cette drôle de société, beaucoup d’enfants souffraient de malformations congénitales et de faciès tordus et étranges. La douche quotidienne semble être une étrange coutume occidentale (42) à ces foules d’Iraniens à la mine sinistre. Le pays lui semblait être une étrange symphonie de damnés, avec des mendiants faisant du porte à porte, luttant pour la survie en criant à l’aide (Mahmoody 114).

D’après elle, certains Iraniens tâchent d’imiter la culture occidentale, mais échouent à cause de leur manque de sophistication. Elle se plaint, entre autres, que les pizzas à l’iranienne n’ont pas très bon goût (Mahmoody 116) et que selon elle, les Iraniens rendent hommage à tous ceux qui ont fait des études aux Etats-Unis.

Sa description ou construction de la psyché iranienne est singulière. Elle décrit les Iraniens comme ignorants au plus grand degré et dotés de tempéraments infantiles. Dans le cadre du discours orientaliste, il n’est pas étonnant que Mahmoody déclare que le temps ne semblait avoir aucune valeur aux yeux de l’Iranien moyen (Mahmoody 81) ou que les habitants de ce pays ne prenaient un bain qu’une fois par an (Mahmoody 207).

Ses commentaires surprenants sur les hommes iraniens, son ignorance en matière d’histoire islamique, de loi islamique ou encore des lois iraniennes reflètent le fait que sa "connaissance" ne se base pas sur les expériences vécues dans cet "horrible pays" (Mahmoody 132), pour reprendre ses propres mots, mais plutôt sur des sources occidentales. Tout comme Nafissi et Satrapi, elle déclare que chaque fois qu’un pasdar arrêtait une femme pour l’exécuter, les hommes la violaient tout d’abord car, comme dit le proverbe : « Une femme ne doit jamais mourir vierge » (Mahmoody 366). Personne n’a jamais cherché à prouver la validité de tels proverbes.

La couverture de l’édition Corgi, publiée en 1989, montre une femme dont le visage tout entier, à l’exception des yeux, est complètement couvert par un voile alors qu’en réalité, les femmes iraniennes ne se couvrent pas le visage.

Pour conclure, il faut dire que de telles œuvres s’inscrivent, à ne pas en douter, dans le cadre d’un orientalisme souvent absurde. Ceci n’implique pas qu’il existe des représentations de l’Iran qui soient totalement objectives ou encore moins que le pays dont nous discutions soit une utopie, mais il faut toutefois admettre qu’il est incroyable de voir à quel point certaines vérités à propos de la vie en Iran sont déformées.

Le plus triste concernant le triste Reading Lolita in Tehran et d’autres ouvrages de ce genre, est que ce types d’élucubrations, nées de cerveaux malades, sont considérés par certains hommes de lettres et critiques sérieux, comme des représentations fidèles de l’Iran et réduisent ainsi la vie de millions d’Iraniens à des caricatures et préjugés.


* Reading Lolita in Tehran est le titre d’un roman rédigé par Azâr Nafissi.

Bibliographie :
- Bahramitash, Roksana, « The War on Terror, Feminist Orientalism and Orientalist Feminism : Case Studies of Two North American Bestsellers” Critique : Critical Middle Eastern Studies, Vol.14, No. 2, 223-237, été 2005.
- Macfie, Alexander Lyon. Orientalism, UK : Longman, 2002.
- Mahmoody, Betty, Not Without my Daughter, Great Britain, Corgi, 1989.
- Malcom X, “Message to the Grass Roots”. American Identity, An Introductory Textbook. Eds. Lois P. Rudnick, Judith E. Smith, and Rachel Lee Rubin, Oxford : 2006.
- Nafissi, Azar, Reading Lolita in Tehran : A Memoir in Books, New York, Random House, 2004.
- Rowe, John Carlos, “Reading Reading Lolita in Tehran in Idaho” American Quarterly, Volume 59, Number 2, June 2007.
- Satrapi, Marjan, Persepolis, New York, Pantheon, 2003.
- Spivak, Gayatri Chakravorty, “Can the Subaltern Speak ? Speculation on Widow Sacrifice.” Marxism and the Interpretation of Culture, Eds. Cary Nelson and Lawrence Grossberg, London, Macmillan, 1998, 271-313.


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