N° 58, septembre 2010

L’art gidien à la recherche de l’identité perdue : le cas des Faux-Monnayeurs


Atefeh Askariân Amiri, Leylâ Ghafouri Gharavi


André Gide naquit le 22 novembre 1869 de parents aux positions morale, culturelle et familiale différentes. Cette situation le poussa à un dédoublement intérieur. Dans son ouvrage aux tons autobiographiques, il décrit ainsi ce tableau : « Rien de plus différent que ces deux familles ; rien de plus différent que ces deux provinces de France, qui conjuguent en moi leurs contradictoires influences. Souvent je me suis persuadé que j’avais été contraint à l’œuvre d’art, parce que je ne pouvais réaliser que par elle l’accord de ces éléments trop divers, qui sinon fussent restés à se combattre, ou tout au moins à dialoguer en moi. » [1]

Il perdit son père tendre et discret à onze ans et ce fut sa mère qui joua un rôle considérable dans sa formation, en particulier en imposant sa conception protestante de la moralité à travers la religion réformée. L’image de la mère et le climat protestant furent à l’origine de conflits, ouverts ou latents, conscients ou refoulés, qui formèrent sa psychologie et présentèrent de lui deux portraits soigneusement contrastés. « Ma mère restant d’avis que l’enfant doit se soumettre sans chercher à comprendre, mon père gardant toujours une tendance à tout m’expliquer. » [2] Il y eut donc deux êtres en Gide : l’un jouissant du charme, de la gaieté, de la tolérance, de la culture intellectuelle, et l’autre, d’une gravité un peu lourde, d’austérité et de morale.

André Gide

Gide voulait refléter la complexion de son âme et sa contradiction intérieure dans autrui. Ainsi, l’art gidien, dans son roman Les Faux-Monnayeurs révèle une technique originale, celle de la mise en abyme, qui multiplie les personnages en incarnant la multiplicité du moi par le jeu des miroirs qui reflètent à l’infini son image. Cette diversité des personnages agit comme la projection de "moi" virtuels et ouvre la voie à une nouvelle analyse psychologique de l’œuvre gidienne. Cela suggère une quête de l’identité qui se confond avec l’élaboration artistique d’une œuvre d’art ; cette forme d’auto construction pourrait être en soi une expression de la recherche de l’identité perdue.

Gide semble donc être un écrivain psychanalyste qui essaie de se sauver de l’absence d’identification grâce à la nouveauté de sa technique narrative et sa réflexion dans autrui, qui lui permettent de créer un nouveau monde, subjectif et en accord avec l’identité retrouvée.

La projection de sa contradiction dans autrui

Les conditions d’éducation de Gide ajoutée à sa complexité naturelle et la division intérieure qu’il ressentait, furent les réelles causes de sa complexion nerveuse et des difficultés, nées d’une trop grande sensibilité, qu’il rencontra notamment durant son enfance. Cette faiblesse naturelle le rendit instable et anxieux. Sa difficulté d’être aggrava cette nervosité et lui donna un sentiment de culpabilité, ce qui conduisit finalement à la division intérieure. Ces tendances contradictoires de sa personnalité se compliquèrent après sa rencontre avec Oscar Wilde et son mariage, tant souhaité, avec sa cousine Madeleine.

Attitude contradictoire et paradoxale, la fuite vers autrui est une constante du caractère gidien. Cette fuite se double également d’un narcissisme certain qui pousse Gide à aimer l’image de soi qu’il fait se refléter dans autrui. La négation de sa division intérieure par la création d’un double imaginaire confond la part divine de son âme et sa part diabolique, pour marier le ciel et l’enfer. « Mon cœur ne bat que par sympathie ; je ne vis que par autrui ; par procuration, pourrais-je dire, par épousailles, et ne me sens jamais vivre plus intensément que quand je m’échappe à moi-même pour devenir n’importe qui. » [3]

Ce besoin de fuite vers autrui le pousse à se laisser supplanter par un autre dans un monde de rêve et d’imagination. Et ce dédoublement, marqué à la fois par des évolutions d’esprit moral et par son élan mystique vers Dieu, ouvre une nouvelle part dans l’analyse psychologique de la personnalité chez Gide. Dans cette forme certes plus mystique, Gide n’accepte qu’un humanisme intégral, refusant toute conversion, qui était pour lui synonyme de "tricherie". Gide fut en la matière une référence incontournable pour les esprits révoltés de l’après-guerre, en quête de sincérité envers soi-même. En réalité, le satanisme de Gide est un système clos où l’homme se soumet insincère et hypocrite, en sacrifiant son moi véritable pour donner vie à un moi artificiel. Cela dit, puisque Gide ne voulait négliger aucun de ses éléments, il manifesta sincèrement ses inspirations malsaines et ses sentiments contradictoires par la multiplicité de son moi individuel dans ses livres, particulièrement, dans son seul “vrai roman” : Les Faux-Monnayeurs.

Les Faux-Monnayeurs, l’œuvre d’art

Ainsi, Les Faux-Monnayeurs est d’abord le roman du roman, où Gide introduit sa théorie critique et use du jeu des miroirs. Ce jeu reflète et multiplie à l’infini les sens du livre, grâce à la technique originale de la mise en abyme. L’univers de cette œuvre représente le seul complet et authentique « André Gide par lui-même ». La multiplicité des personnages incarnent les différents Gide possibles. « En d’autres termes, le romancier authentique crée ses personnages avec les directions infinies de sa vie possible, le romancier factice les crées avec la ligne unique de sa vie réelle. Le vrai roman est comme une autobiographie du possible. » [4]

Ce roman semble donc être le dialogue intérieur de multiples personnages, qui sont en réalité la conscience de leur auteur, dans l’univers concret. Un dialogue qui crée l’unique destin de Gide, comme un journal intime plus secret, influencé par ses diverses formes.

Ainsi, la psychanalyse de Gide et de la plupart de ses personnages révèle leur souffrance, une conscience de soi exacerbée, véritable complexe. L’éthique individuelle de Gide souligne que c’est en soi, et en soi seul qu’il faut trouver cette morale, rien n’existe en dehors de l’individu pour qu’il mérite d’être contraint : « Ceci même vous instruira. Il est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant. » [5]

La sincérité était très importante pour Gide qui insistait sur le fait d’être fidèle à soi et non pas à l’image du soi que l’on veut montrer : « Je voudrais, tout le long de ma vie, au moindre choc, rendre un son pur, probe, authentique. Presque tous les gens que j’ai connus sonnent faux. » [6] Ce roman met en question la sincérité impossible et la pureté perdue. Paradoxalement, Gide s’inquiétait toujours des crises de valeurs morales de la société. Son regard psychologique, dans son œuvre, dévoile son analyse minutieuse, à travers la mise en scène de la contradiction humaine : il a été inlassablement à la recherche de son identité perdue, en usant pour ce faire la diversité de ses personnages et la projection de ses "moi" virtuels.

L’utilisation et le développement d’un fait divers réel dans ce roman, peuvent être liés à une nécessité interne et à l’histoire personnelle de l’auteur. Le vide initial créé par l’univers romanesque, et dédoublé par la mise en abyme, laisse le lecteur vivre son désir devant l’œuvre inachevée. C’est le partage d’une expérience qui permet à Gide d’échapper au manque en recréant grâce à l’écriture.

La quête de l’identité perdue par la psychanalyse des personnages principaux

« Ils vivent en moi de manière puissante, et je dirais même volontiers qu’ils vivent à mes dépens. » [7], affirme Gide en parlant de ses personnages dans son « Journal des Faux-Monnayeurs ».

Souvent, il insiste sur leur autonomie à son égard. Mais c’est sans doute la coquetterie de bien des romanciers qui se veulent habités par un monde imaginaire et prétendent créer des personnages vivants. Il ne met pas en cause cette convention, mais contrairement à Roger Martin du Gard qui, dans la lignée de Balzac ou de Flaubert, croyait vivre avec ses personnages, Gide voit en eux des projections de lui-même.

Les personnages réalisent les possibles auxquels il a renoncé dans la vie réelle : « Je m’explique assez bien la formation d’un personnage imaginaire, et de quel rebut de soi-même il est fait. » [8]

Dans Les Faux-Monnayeurs, Gide confronte son double enfantin avec son double adulte grâce à ces deux personnages : Boris et Édouard. En réalité, le vrai Gide analyse son moi intérieur en analysant ces deux personnages.

Boris, double enfantin de Gide : Gide était impressionné par les exposés sur les troubles enfantins de la doctoresse Sokolnicka, élève polonaise de Freud, et racontait à Roger Martin du Gard le souvenir des troubles nerveux et des crises d’hystérie de sa propre enfance. Il manifestait de l’intérêt pour le freudisme et créa le personnage de Boris en se basant sur les méthodes du docteur Sokolnicka. Roger du Martin du Gard eut ainsi la surprise de reconnaître Gide enfant dans le petit Boris. Comme lui, Boris perd son père de bonne heure et reçoit l’éducation stricte d’une mère puritaine qui lutte contre ses mauvaises habitudes. Il est lui aussi élève dans une école privée et a pour instituteur un M. Vedel.

Les manifestations de conversion, les obsessions et l’angoisse de Boris sont les compensations transitoires d’un moi écrasé par une situation intolérable et refoulée dans l’inconscient, celui de l’enfant Gide. Ce dernier présente ces problèmes en les reliant à l’absence d’images parentales et au défaut d’identification. Gide a commencé jeune, à onze ans, à découvrir la maladie sous les cris d’angoisse et les crises nerveuses et les troubles de son enfance solitaire provoquent d’autres problèmes qui se heurtent à la sévérité maternelle. L’attitude à la fois dépendante et critique vis-à-vis de sa mère mène Gide à la duplication du moi emprunté à Freud, "la scission du moi". [9]

Édouard, double adulte de Gide : Édouard est un romancier qui tient un journal et écrit un roman, « Les Faux-Monnayeurs » ; il est le double de l’auteur. Il s’identifie, sinon à Gide tout entier, du moins à ce qui est chez lui le plus essentiel. Condamné par sa nature à une introspection perpétuelle, il ne peut pas plus se passer de son journal que la Narcisse de l’eau. Car ce journal lui renvoie sa chère image : « C’est le miroir qu’avec moi je promène, écrit-il. Rien de ce qui m’advient ne prend pour moi d’existence réelle, tant que je ne l’y vois pas reflété. » [10] Il se pourrait que chaque fragment du texte, sous son apparence arbitraire, fasse secrètement allusion à un souvenir, qu’il soit écrit en vue d’une complicité avec soi-même.

La brutalité du fait divers fascine les différents personnages qui entourent le romancier, Edouard, personnage central du récit. Pour Roger Martin du Gard, cette œuvre s’édifie autour d’Edouard, comme un retour à la subjectivité par la technique concentrique. Dans une habile mise en abyme, Édouard livre les intentions de l’auteur-Gide dans sa volonté de révolutionner le roman avec ce livre, qui ne semble pas ressembler à ses autres livres. En même temps, si Édouard n’a rien écrit encore, il transcrit sur un carnet ses notes et ses réflexions, tel Gide lui-même écrivant à côté de son roman Le Journal des Faux-Monnayeurs.

Édouard, comme Gide, a ressenti durant sa jeunesse une passion platonique et sans désir pour Laura. Tout comme la passion de Gide pour sa cousine Madeleine. Le narrateur voit dans cette passion la cause d’un mariage raté et d’une liaison sans issue.

Gide délègue ainsi à son double la théorisation de son propre moi, qui risque d’étouffer en lui le créateur, et ne recule nullement devant le fait divers pour achever son roman, alors qu’Édouard ne finira sans doute jamais le sien. [11]

La combinaison de la quête de l’identité et l’élaboration artistique

Les mouvements de son âme ne sont pas soudés les uns aux autres pour former une unité, mais sont au contraire des réalités séparées, indépendantes, purs éclairs, qui sillonnent la nuit de l’esprit pour en faire mieux ressortir l’obscurité redoutable. La quête de l’identité se confond avec l’élaboration artistique d’une œuvre d’art, comme une méthode pour surmonter une multiplicité traumatisante, ou une absence d’identité ; bref, une absence de personnalité.

Gide butine, recueille et enfin, se contemple dans le regard de ceux qui l’entourent, et suit le tracé de leurs gestes dans les conséquences qui s’en dégagent, pour pouvoir accomplir une construction personnelle. Les termes d’"équilibre" et d’"harmonie", employés par Gide, révèlent bien que cette œuvre d’art est plus qu’un miroir. Elle semble être une création qui peut être considérée, en même temps, comme la création de lui-même. Il se fait en faisant ; l’écriture est chez lui une technique d’auto construction. C’est donc la récupération de l’être qui est obtenue dans l’acte même de la création esthétique : Gide recrée un monde qui sera son monde, parce qu’il veut survivre dans la mémoire des hommes.

André Gide

De même que pour retrouver le temps perdu, il ne faut envisager Proust qu’à travers A la recherche du temps perdu, les multiples créations de Gide, constitutives de l’œuvre d’art, à travers lesquelles il se crée soi-même, dans sa "recherche du moi perdu", sont la matière qui permettent son identification.

Son expérience semble lui fournir la matière de son livre. L’identification sans objet, le sentiment de ne pas être comme les autres obligent Gide à l’identification permanente, à la reproduction de miroir en miroir par la forme de la mise en abyme, qui pousse à l’extrême ses personnages influencés par la haine, la révolte, l’amour et la crise morale. Gide recherche toujours son identité ; il ne veut pas se découvrir dans la mutilation, il veut sauvegarder pleinement la multiplicité de son identité. C’est pourquoi il nous convie à une démarche inverse, en invitant sa propre existence dans le jeu. En réalité, l’œuvre d’art gidienne est une psychanalyse au cours de laquelle la dualité apparaît car, le psychanalyste et le psychanalysé jouent le rôle principal dans l’œuvre. Le romancier l’étudie ces deux rôles dans leur déroulement pour découvrir la loi qui préside à l’organisation de ces associations, leur système de composition et, en définitive, son identité personnelle.

Bibliographie :
- André Gide, Les Faux-Monnayeurs, Éd. Gallimard, Paris, 1925
- André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, Éd. Gallimard, Paris, 1927
- André Gide, Si le grain ne meurt, Éd. Gallimard, Paris, 1954
- Pierre Chartier, "Les Faux-Monnayeurs" d’André Gide. Paris, Gallimard, 1991, 255 pp.
- Maurice Got, "Les Faux-Monnayeurs" d’André Gide. Paris, Nathan, 1991, 144 pp.

Notes

[1Gide André, Si le grain ne meurt, Éd. Gallimard, Paris, 1954, p.19

[2Ibid., p.14

[3Gide André, Les Faux-Monnayeurs, Éd. Gallimard, Paris, 1925, p.76

[4Gide, André, Journal des Faux-Monnayeurs, Éd. Gallimard, Paris, 1927, p.96

[5Gide André, Les Faux-Monnayeurs, op.cit., p. 340

[6Ibid., p.197

[7Gide André, Journal des Faux-Monnayeurs, op.cit., p.56.

[8Ibid., p.85.

[9Voir Chartier Pierre, "Les Faux-Monnayeurs" d’André Gide, Éd. Gallimard, Paris, 1991, p.131-132

[10Gide André, Les Faux-Monnayeurs, op.cit., p.155

[11Voir Got Maurice, "Les Faux-Monnayeurs" André Gide, Éd. Nathan, 1991, p.121.


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