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L’intérêt russe pour la mer Caspienne est relativement récent et commence avec l’instauration du tsarisme dans ce pays. Aujourd’hui, les enjeux économiques et géopolitiques font de la mer Caspienne une région stratégique, aux Etats riverains aussi désireux l’un que l’autre de bénéficier des avantages en tous genres de cette étendue. Mais la rivalité pour cette mer ne commence en réalité qu’à partir du XVIe siècle. Avant cette période, la Caspienne est perse ou khazare, mais pas encore russe. Ainsi, les efforts des Russes pour accéder et surtout dominer la mer Caspienne ont commencé à l’époque d’Ivan IV, premier tsar russe. Ce dernier chargea Anthony Jenkinson, le chef des bateaux de la compagnie anglaise Moskovi, de dessiner le plan des côtes septentrionales de la Caspienne.
Ivan voulait prendre le contrôle de cette mer au travers des territoires riverains, alors pour la plupart iraniens. Ainsi commença la très longue série de guerres russes contre l’Empire iranien, dans un contexte de renforcement du jeune empire russe et de l’affaiblissement progressif mais inéluctable de l’empire iranien, qui possédait alors tout le Caucase et l’Asie centrale, l’accès russe à la Caspienne se limitant donc aux côtes nord de cette mer. L’intérêt des Russes pour la domination de la mer Caspienne précède le Grand Jeu impérialiste et colonialiste qui commença un siècle plus tard, mais il s’inscrit pourtant dans la volonté d’établir une Russie forte, et dans un esprit effectivement impérialiste et dominateur. C’est d’ailleurs pourquoi elle n’hésita guère à attaquer militairement l’Iran à plusieurs reprises, parfois en des conflits larvés, parfois sous forme de guerres, qui furent les plus grandes défaites militaires iraniennes du dernier millénaire.
Les Russes commencèrent donc très tôt à lancer des raids contre les régions sous drapeau iranien. Les premiers raids visèrent les régions avoisinant la Volga et le Haut Caucase, mais les conflits d’Ivan IV et des riverains de la Volga d’une part, la résistance des Caucasiens contre les armées russes ne permirent pas à Ivan de profiter de l’inattention des rois persans ilkhanides qui lui étaient contemporains.
La famille des Romanov prit le pouvoir avec Mikhaïl Romanov durant le règne en Iran de Shâh ’Abbâs le Grand, en 1613. Le troisième tsar russe, Alexis Ier, était contemporain des Safavides Shâh ’Abbâs II et de Shâh Soleymân. Il reprit, après quelques décennies d’interruption, les tentatives militaires et les raids pour prendre le contrôle de la Caspienne. Ces efforts militaires allaient continuer sur plus de deux siècles et se terminer par les deux séries de guerres russo-iraniennes qui se soldèrent par les terribles défaites de l’Iran.
Alexis attaqua d’abord les frontières iraniennes dans le Caucase, et confronté à la résistance des habitants de la région, ordonna la charge d’un groupe de cosaque de la valle du Don plus au sud, sur le littoral méridional de la Caspienne. Les cosaques du Don attaquèrent en 1645 les provinces côtières iraniennes du Guilân et du Mâzandarân et s’adonnèrent notamment à un pillage si remarquable qu’il est encore cité. Cette attaque fut repoussée avec force, et durant plusieurs années, on n’eut plus à craindre de nouvelles agressions cosaques. En 1660 cependant, le tsar passa de nouveau à l’offensive, mais il subit une riposte immédiate et plus importante que les fois précédentes. Ces deux tentatives malheureuses ne découragèrent pas Alexis qui ordonna une agression de plus grande envergure : en 1668, sous le règne de Shâh Soleymân le Safavide, quarante navires chargés de six mille cosaques accostèrent dans le Guilân.
Sous le commandement de Stenka Razin, cette troupe pilla Rasht et ses environs, puis repartit vers la Russie avec son butin. Les raids continuels des cosaques et les destructions et pillages qu’ils provoquèrent forcèrent enfin Shâh Soleymân à réagir, stupidement d’ailleurs. Pour assurer ces deux provinces du nord contre ces agressions, il offrit la Géorgie, alors province de l’Empire perse, à la famille des Bagration, alliée des Russes. En échange, ces derniers promettaient de ne plus attaquer les côtes sud de la Caspienne. Le tsar Alexis mourut en 1676 et après le règne de Fédor III, Pierre Ier fut couronné tsar. Ce dernier a joué un grand rôle dans le développement de la Russie au niveau international et c’est avec lui que la Russie tsariste devint définitivement une puissance impérialiste. Malheureusement, son contemporain iranien était l’incapable Shâh Soltân Hossein, alors en prise aux troupes afghanes qui débarquèrent ces années-là à Ispahan et mirent fin à l’existence des Safavides en l’assassinant. La fin proche des puissants Safavides plongea l’Iran dans un – relativement - court, certes, mais décisif chaos. Avec l’anarchie qui régnait en Iran pour la succession des Safavides, Pierre saisit l’occasion de mettre en œuvre son plan : faire de la Caspienne un grand lac au cœur de la grande Russie. En 1708, il envoya donc un ambassadeur arménien, Israël Orii, en tête d’un comité de 700 marchands à Ispahan, où il fut reçu par le Shâh. L’accueil du shâh décida le tsar à envoyer un autre émissaire en Iran, l’intelligent Artemeii Volinski, ce dernier ayant pour mission d’étudier la situation iranienne et de cartographier les routes iraniennes. Le rapport de voyage de Volinski fut à la base des plans d’attaques russes sur le sol iranien.
Alors même que Pierre Ier bataillait en Suède, il n’oubliait pas l’Iran. Ainsi, un des officiers supérieurs de l’armée russe du nom d’Alexis Baskakov fut envoyé en Iran pour cartographier la province du Guilân, en particulier ses routes. En 1719, ce fut Semeon Avramov qui fut envoyé dans le Guilân, officiellement comme consul de Russie à Rasht. Durant toutes les années de guerre avec la Suède, Baskakov et Avramov envoyèrent des rapports détaillés et précis sur le Guilân.
Pierre Ier faisait de cette manière une reconnaissance lente et patiente des côtes méridionales de la Caspienne et en 1719, il chargea deux officiers russes, Verden et Soemonov, de dresser une carte topographique précise de cette mer que les Russes nommaient "Khvalinsk". La carte de Verden fut dessinée à Astrakan et gravée sur du bronze à Saint-Pétersbourg. Après la fin de la guerre avec la Suède, le tsar Pierre Ier renforça sa puissance navale et attaqua les frontières iraniennes, en particulier dans le Caucase mais aussi dans les côtes méridionales est et ouest de la Caspienne. Durant ces attaques, il réussit à occuper une partie des territoires caucasiens d’Iran, et le traité de paix, signé en 1723 par Shâh Tahmasp II et Pierre Ier, accorde certains de ces territoires à la Russie. Mais quelques années plus tard, le roi Nâder Shâh Afshâr reprit tous les territoires occupés par les Russes. Son règne ne dura pas et ce fut bientôt le tour des Qâdjârs. Durant la période afsharide et zend, les Russes se contentèrent en grande partie de raids et de financer des troubles dans les régions côtières du sud, en particulier au Guilân. Leurs interventions politiques locales se répercutèrent jusque dans les dissensions claniques de la famille Qâdjâr, qui était en passe de monter sur le trône en Iran. Mais finalement, Aghâ Mohammad Khân le Qâdjâr, devenu premier roi de la dynastie qâdjâre en 1795, réussit à conquérir les régions côtières, que les Russes avaient réoccupées peu de temps après la mort de Nâder Shâh, ainsi que les territoires iraniens d’Asie centrale, que les Russes convoitaient tout autant. La mort de Pierre Ier, quant à elle, n’avait en rien modifié les appétits géopolitiques de la Russie tsariste, d’autant plus que les autres puissances coloniales entraient en force sur la scène régionale.
En 1796, les Russes attaquèrent de nouveau la bande côtière méridionale de la Caspienne et après avoir pris Lankarân, le général commandant des troupes russes, Zoubov, se prépara à attaquer le Guilân. Mais Catherine II mourut la même année et Paul I monta sur le trône, ce qui eut pour conséquence le retrait des troupes russes. Un an plus tard, le roi Aghâ Mohammad Khân fut assassiné et le faible et versatile Fath’ali Shâh fut couronné roi. Paul Ier fut également assassiné en 1801 et Alexandre Ier prit sa place. L’intérêt de ce dernier pour la conquête de la Caspienne et la faiblesse de Fath’ali Shâh dans la défense des frontières de l’empire iranien préparèrent une nouvelle fois le terrain pour des attaques russes. Alexandre Ier avait parlé de nombreuses fois d’une domination complète de la Caspienne et de ses régions côtières. Pour mettre la main sur le Caucase et la province du Guilân, il choisit un dénommé Tsitsianov, dont les exactions contre le territoire iranien marquèrent le commencement de la première série des guerres russo-iraniennes du début du XIXe siècle. Cette première série de guerres "officielles" se termina avec la défaite relative de l’Iran, mais suite aux intrigues de palais, cette défaite conduisit à la signature par l’Iran du traité de Golestân, l’un des plus ignominieux de l’histoire iranienne, le 25 octobre 1813, selon lequel l’Iran offrait, entre autres, des centaines de milliers de kilomètres carrés de son territoire au Caucase et en Asie centrale à la Russie. Une Russie, alors aux prises avec l’armée de Napoléon, qui non seulement recevait un formidable soutien en voyant son ennemi de vieille date courber l’échine, mais en plus, recevait des milliers de kilomètres carrés de territoire en cadeau. Ce traité est le premier qui modifia officiellement (réduisit) le territoire iranien, entre autres en donnant à la Russie le Karabakh, le Shervân, l’Azerbaïdjan, une partie de la région côtière des Tâlesh, tout le Daghestân et la Géorgie.
Ainsi, en 1805, la marine russe, forte de douze navires, attaqua le port iranien d’Anzali sous le commandement de Tsitsianov et du général Shaft, et se dirigea ensuite vers Rasht en passant par la lagune d’Anzali. Elle fut alors arrêtée lors d’une bataille par les forces locales guilanaises à Piledbar-e Boune et forcée de faire retraite. Tsitsianov, ne se résignant pas à la défaite, envoya un autre groupe d’attaque sous le commandement du général Zavelichin attaquer Rasht, mais ce dernier fut également vaincu et forcé de faire demi-tour par les troupes de Mirzâ Moussâ Khân Monajjem Bâshi, gouverneur du Guilân.
En 1809, durant cette première série de guerres, le tsar Alexandre ordonna à un ingénieur nommé Kolodine de re-cartographier les littoraux de la mer Caspienne. Ce dernier travailla huit années au terme desquelles, en 1817, quatre ans après la signature du traité de Golestân, il remit solennellement sa carte topographique au Tsar Alexandre. Malgré leur victoire dans le Caucase, les Russes n’oubliaient pas les côtes méridionales de la Caspienne, nommément les deux provinces du Guilân et du Mâzandarân. C’est pourquoi avec la montée sur le trône de Nicolas Ier, ce dernier chargea en 1825 un ingénieur nommé Ichwaldt de cartographier à nouveau les côtes sud et ouest de la Caspienne. Ces mêmes années, les Britanniques, profitant du sentiment de défaite des Iraniens, poussèrent le roi à tenter de reprendre les territoires annexés par la suite. Ainsi débuta la seconde série des guerres russo-iraniennes qui se soldèrent encore une fois par la défaite iranienne et la signature d’un second traité aussi désastreux pour l’Iran que celui de Golestân. Le traité de Torkamanchây, signé en 1828, offrait d’autres territoires à la Russie et permit de plus à ce pays d’atteindre à tous ses objectifs géopolitiques en Iran et d’imposer la capitulation totale à l’Iran. Les Russes, vainqueurs, obtinrent cette fois tout ce qui restait des territoires iraniens au nord de l’Arax, sur terre et sur mer, ainsi que le monopole de la navigation sur la Caspienne. A partir de cette période, la Caspienne fut russe pendant plusieurs décennies. De plus, les Russes obtinrent également, plus tard, du chancelier Mirzâ Aghâssi, qui était pro-russe, le monopole de la navigation dans la lagune d’Anzali.
Après le couronnement de Nâssereddin Shâh en 1848, le très capable chancelier de ce dernier, le grand Amir Kabir, réussit à briser le monopole russe de navigation, mais il fut bientôt assassiné et les Russes rétablir leur monopole. En 1856, sous la direction de N.A. Ivanchintsev, un groupe de scientifiques fut chargé d’établir une base d’informations aussi complète que possible sur tout ce qui était relatif à la mer Caspienne et aux régions côtières. Les Anglais, de leur côté, inquiets de leur rival russe, s’occupaient à l’époque de la séparation de l’Afghanistan de l’Iran, qui fut faite en 1857. A partir de là, la bataille d’influence entre la Russie et l’Angleterre pour le partage de l’Empire perse en voie de dégénérescence, "le Grand Jeu", prit de jour en jour plus de virulence et atteignit son apogée à la fin de Seconde Guerre mondiale, avec l’obtention par les Russes d’un droit de regard pur et simple sur tout le nord de l’Iran, alors que le sud, avoisinant l’empire colonial anglais, devint la proie des Britanniques.
Avec la signature du traité de Torkamânchây, le plus navrant traité signé par l’Iran au cours de son histoire, l’Iran perdit momentanément sa souveraineté sur la mer Caspienne, jusqu’au droit d’y naviguer, mais après la victoire de la Révolution d’octobre et l’instauration de l’URSS, ce nouvel empire russe revisita sa politique étrangère pour des raisons idéologiques. Avec l’Iran, il y eut principalement la signature d’un traité de "paix et d’amitié" le 26 février 1921. Ce traité annulait les deux traités de Golestân et de Torkamânchây et restituait la souveraineté iranienne dans la Caspienne, mais ne fit pas mention de la restitution des territoires annexés par la Russie après les défaites iraniennes. Ensuite, le Traité "d’amitié et de commerce" du 25 mars 1940, signé par l’Iran et l’URSS, reconnut une souveraineté égale de ces deux Etats et uniquement de ces deux Etats sur la mer Caspienne, qui fut même nommée "Mer irano-soviétique". Ce traité fut le dernier signé entre l’Iran et l’URSS au sujet de la mer Caspienne et il est reconnu par les Nations Unies comme base légale du statut juridique de cette mer, statut contesté par quelques Etats nés de la disparition de l’URSS.
Aujourd’hui, l’importance des enjeux économiques et même politiques de la mer Caspienne a attiré l’attention sur ce lac et la Russie et l’Iran entendent bien préserver le statut de lac de cette étendue d’eau fermée. Mais ils ne sont plus les seuls et l’ensemble des pays riverains de la Caspienne doivent aujourd’hui collaborer pour la préservation de cet écosystème menacé.
Bibliographie :
Afshin Partow, "Barressi safarnâmeh Melgunov be savâhel-e jonoubi daryâ-ye Khazar" (Etude du récit de voyage de Melgunov aux rives sud de la mer Caspienne), revue mensuelle du Livre du Mois, Ketâb-e Mâh-e târikh va joghrâfiâ, hiver 2004.
Hossein Mohtasham Nouri, "Gozari bar târikh : ravâbet-e Iran va Roussi-ye tâ âghâz-e Enghelâb-e mashroutiat" (Survol de l’Histoire : les Relations irano-russes jusqu’à la Révolution constitutionnelle), Etela’at Siâssi Eghtessadi, No. 233-234.
’Abbâs Maleki, "Seyr-e tahavvol-e ravâbet-e Iran va Roussi-ye" (Etude de l’évolution des relations irano-russes), Revue trimestrielle des Etudes stratégiques, No.3, automne 2000.
Sekhâvat Rezâzâdeh, "Ravâbet-e taktiki, negâhi be ravâbet-e Iran va Roussi-ye" (Relations tactiques, regards sur les relations irano-russes), Revue mensuelle d’histoire politique contemporaine iranienne, 5e année, No.43, printemps 2006.