N° 97, décembre 2013

« J’erre en l’immense, j’erre en moi-même »
Exposition de Jean-Pierre Brigaudiot, Téhéran, Galerie Seyhoun, 18-30 octobre 2013


Présentation et entretien :

Shahâb Vahdati


La galerie d’art Seyhoun a organisé du 18 au 30 octobre une exposition de Jean-Pierre Brigaudiot, un artiste français qui utilise et croise plusieurs médias : la poésie, celle qu’il écrit, la peinture, la photographie et la vidéo. Ces croisements permettent à son imaginaire de se développer pleinement, entre silence, murmure, lecture et perception visuelle, en des œuvres où ce qui est écrit est autant à lire qu’à contempler, où le texte est peinture ou bien photo ou bien encore mouvement des images lorsqu’il s’agit de vidéo. Avec la vidéo, les poèmes défilent et s’évaporent, lus, pour le persan, par Iraj Mortazavi, pour le français, par Jean-Pierre Brigaudiot lui-même, sur un fond discret de musique baroque, celle de Monteverdi. Le déroulement du texte invite à la rêverie, à perdre le sens des poèmes pour regarder les lettres et les mots dont la plasticité est rehaussée par des choix colorés et textuels. C’est ainsi, comme l’a écrit Jean-Pierre Brigaudiot, « que les mots s’enchantent et s’illuminent ». Pour ce qui est de la photo, les poèmes sont pris dans l’alchimie des tirages argentiques et côtoient des images d’objets choisis comme quelconques, « petites choses à peine visibles » du monde ordinaire, modestes et cependant doués d’un pouvoir d’émotion, en tout cas pour l’artiste. La peinture quant à elle, déploie le poème sur la toile, les lettres y sont rehaussées de couleurs qui génèrent un chatoiement dont on peut se délecter jusqu’à oublier, ici aussi, le sens du poème.

J.P. Brigaudiot. Poème et photo, sans titre, tirage argentique 40x60 cm. Pièce unique.

Globalement, ce que propose Jean-Pierre Brigaudiot est de partager du rêve, de rêver le monde au-delà de ce qu’il est ou avant qu’il ne soit ce qu’il est, « informe » ou à peine formé, en un espace mental où les mots peinent à dire les choses. Ici la poésie échappe à ce que Bachelard appelait les prosodies autoritaires et vogue, avec des ailes d’albatros, comme disait Baudelaire, dans « l’Apesanteur de l’informulé »…ou de l’informulable. Et pour comprendre Brigaudiot, il faut tenir compte de la terrible emprise de la civilisation moderne qui dissout volontiers les identités et à laquelle la poésie, le rêve permettent d’échapper en une « dérivation du sens jusqu’à l’assoupissement du rêve », jusqu’« au-delà des horizons obliques » vers une paix intérieure.

L’entretien qui suit a été réalisé lors de cette exposition à Téhéran.

Monsieur Brigaudiot, votre mode d’expression artistique croise plusieurs médias où le langage, l’écriture poétique prennent un nouvel envol en un espace où ils « s’enluminent et s’illuminent » du fait de la plasticité que leur donnent peinture, photo et vidéo. Dès lors, qu’en est-il du sens des mots de la poésie, puisque, vous le dites, celle-ci est autant à voir qu’à lire ?

Ces œuvres veulent donner une autre dimension à la poésie en enduisant les lettres de peinture, de couleurs ou en jouant des possibilités de l’ordinateur lorsqu’il s’agit des textes mis en photo ou bien encore lorsqu’il s’agit de la vidéo. Ainsi, la poésie telle qu’elle advient offre plusieurs possibilités d’appréhension, entre lire et contempler le signe ou entendre le chant des mots.

Pensez-vous que votre œuvre est une redéfinition de la poésie comme il en fut antérieurement avec celle de la seconde moitié du XIXe siècle ?

Je n’ai nulle prétention en ce sens mais je crois cependant que l’écriture même de la poésie, lorsqu’elle échappe aux écoles et aux dogmes, contribue toujours, peu ou prou, à la redéfinir. Même si on écrit des alexandrins, le fait de les écrire aujourd’hui implique une certaine nouveauté car nul ne pense comme ont pensé les poètes des siècles antérieurs. La poésie que j’écris reflète ma culture poétique mais aussi ma culture en général, reflet qui peut être adhésion ou rejet ; en tout cas, je la pense comme actuelle, contemporaine et riche de la poésie qui va de la fin du XIXe siècle à celle qui n’en finit pas de s’écrire et que je n’ai évidemment pas fini de lire. Ce background prend donc en compte une série de révolutions de la poésie, avec par exemple, Dada, le Lettrisme, le déconstructionnisme, et la poésie dite expérimentale. Pour moi, cette écriture revêt un caractère de recherche, de quête de soi et de l’autre ; et sans doute que mon parcours d’universitaire joue ici un rôle.

Votre œuvre est-elle traduisible, compte-tenu de, notamment, sa picturalité ou de l’usage du médium vidéo ? Est-ce que sa transposition dans une autre langue que le français génère une nouvelle et autre œuvre ?

Avec Iraj Mortazavi nous avons décidé, en toute conscience, d’échapper à la traduction « technique » et donc d’interpréter les poèmes, comme on interprète une partition musicale ou une pièce de théâtre. Iraj a exprimé en toute sincérité un ressenti et il l’a fait à ma demande, parce qu’il est de langue maternelle persane, parce qu’il a une grande culture littéraire et générale. Cette aventure a commencé l’an passé avec l’exposition de la galerie Silkroad de Téhéran ; nous avions convenu avec la galeriste que je ferais une démarche vers le public iranien afin qu’il accède au sens de ma poésie et pas seulement à ses formes. Dès lors, j’ai fait appel à Iraj et le retour positif du public de cette exposition de 2012 m’a convaincu de la capacité d’Iraj de mettre ma poésie en langue persane sans que cela ne devienne une aberration comme le sont trop souvent les traductions de poésie.

Dans ce jeu, Iraj n’est pas l’artiste, il est un partenaire précieux qui me donne mes poèmes tels qu’il les a compris et surtout ressentis. Dès lors, je mets ces poèmes en scène et en page avec ces mots que je ne peux comprendre et avec d’autres partenaires iraniens qui tapent les poèmes selon des typographies choisies, ou impriment ceux-ci sur le tableau avec des pochoirs que j’ai fait réaliser.

Comment la poésie picturale ou photographique permet d’échapper aux dogmatismes et à l’académisme ?

La question ne se pose même pas. Toute ma démarche artistique, depuis des décennies, est empreinte d’un esprit d’indépendance et de liberté. Donc,par nature, elle n’est ni pesante de dogmatisme, ni n’adhère à aucune école constituée, ni académique dans le sens où elle respecterait des règles préalablement énoncées et institutionnalisées. C’est une question d’idéologie de l’art, de représentation de ce que peut être celui-ci : pour moi une quête sans fin, une expérience, un mode de vie. Même si, évidemment je ne sais pas et ne saurai jamais ce qu’est l’art puisque je pense qu’il est toujours à créer, à inventer, autre que ce qu’il a pu être.

Est-ce qu’on peut établir un lien entre votre travail et celui des surréalistes ?

Oui par certains aspects dont la dimension onirique, mais je m’en démarque puisque le côté laborieusement descriptif et énumératif de beaucoup d’œuvres d’artistes surréalistes me semble avoir relevé d’une nécessité conjoncturelle, celle de changer la poésie et la peinture, alors que dans mes œuvres, la description et l’automatisme sont quasiment absents. Et puis avec le recul que donne le temps passé, le surréalisme semble s’être encombré de bien trop de règles intangibles, par exemple celles imposées par son pape, André Breton, comme celles que mettaient en place les uns et les autres, tels Dali ou Delvaux. Donc, je n’adhère à aucun mouvement, à aucune tendance, je veux férocement être libre et mon retour à la poésie, à celle que vous voyez dans l’exposition de Téhéran, m’a très vite donné le sentiment d’une immense liberté, bien davantage que je n’avais pu le ressentir lors de périodes où les indispensables dispositifs matériels encombraient des pratiques comme celle de la sculpture.

Détail. Peinture acrylique sur toile . 2013

Dans votre poésie, vous parlez de la répétition de mots qui ne disent rien ou n’arrivent pas à dire des choses du monde, qui vont et viennent comme les vagues. Serait-ce un appel à ne considérer que la seule beauté du mot en tant que signe plastique déconnecté du sens ?

Il est difficile de répondre brièvement car cette question des mots « incertains » entretient des relations complexes entre sens, non-sens et plasticité. Freud parle, dans La Gradiva de Jensen, de la plasticité sonore, une autre plasticité que celle évoquée jusqu’à présent. La répétition est un outil dont la poésie se sert depuis toujours, pour le chant, pour le rythme. Car je crois que la poésie vient de très loin dans l’histoire de l’humanité. Chez moi, cette répétition c’est aussi le balbutiement des mots qui peinent à dire le monde, la douleur d’être au monde ou le bonheur, le merveilleux du monde. Répétition, chant intérieur mais aussi organisation visuelle du texte dans l’espace de la page, du tableau. Mais encore psalmodie au sens d’une religion de l’être au monde, comme la vague qui va, vient, revient. Répétition : gestion du temps de la lecture, évocation du temps humain, celui de la vie, des jours, des mois, des ans ou temps universel et conceptuellement inaccessible.

Roland Barthes trouve que le signe japonais est porteur de sens bien avant de renvoyer à ce qu’il représente. Est-ce que vos travaux nous feraient vivre un temps où une nouvelle forme de hiéroglyphe aurait des raisons de réapparaitre ?

Ce serait dans mon œuvre actuelle une sorte de retour à une situation première, retour au signe linguistique comme image du réel, signe en rapport direct (et lisible) avec le réel. Je dirais peut-être un arrêt sur image, l’image-signe étant soulignée par sa plasticité, par sa couleur, sa texture, sa dorure, sa mouvance (dans la vidéo). Alors, il ne s’agit pas de nostalgie, mais de fascination, car en effet, l’écriture me fascine, celle des textes fondateurs du bouddhisme que j’ai pu voir en Corée, celle des manuscrits arméniens au musée de l’église arménienne d’Ispahan, mais aussi celles des publicités dans la presse ou dans les rues de Téhéran. L’intelligence humaine et l’écriture qui la reflète me fascinent et c’est sans doute en ce sens que dans mon œuvre actuelle je la surligne, la souligne, la rehausse, l’enlumine et l’illumine.

Peut-on lier ce travail à l’écriture dont le but est de communiquer ?

Je dirai que ce que j’écris comme poésie se situe hors fonctionnalité. Cette poésie est avant tout art, un acte de partage, partager quelque chose avec autrui en une sorte de rêverie qui mène au-delà d’un quotidien souvent bien difficile, au-delà de la condition humaine, au-delà du réel et du temps qui nous ronge, au-delà des vérités péremptoires et cependant éphémères.

En parlant des textes sacrés comme la Bible ou le Coran, vous dites que chaque lecture est un nouvel éclairage sur le contenu souvent exprimé par la calligraphie toujours présente dans le contexte oriental. Mais dans ces textes sacrés, la compréhension du texte se joue en partie au désavantage de la calligraphie qu’on est bien obligé d’oublier.

Si je réponds en considérant mon œuvre actuelle, elle n’est certes pas un des grands textes sacrés de l’humanité mais elle tend à fonctionner un peu comme eux fonctionnent lorsqu’ils sont ou furent calligraphiés. Toute lecture de quelque texte que ce soit procède d’une herméneutique et donc chaque lecteur, lettré, savant ou homme de peu, reçoit le sens de ces textes selon ce qu’il est lui-même au moment où il lit. Henri Meschonnic dit que le poème lit son lecteur et j’adhère à cela. Tout texte, sacré ou pas, est interprétable selon différents points de vue, ceux-ci évoluant avec le temps, avec la culture de l’interprétant et parfois avec ses intentions préalables. Quant à la calligraphie, je l’ai mise en retrait, notamment dans ces œuvres en persan, au profit de la typographie. C’est un choix car dans ma démarche, la calligraphie persane, même celle pratiquée aujourd’hui, m’encombre par sa dimension lyrique qui est en contradiction avec ma poésie qui est « en prose » et repose sur un ici-maintenant extrêmement terre à terre mais qui cependant ne fait nullement obstacles aux envols métaphysiques.

Pourtant, la calligraphie qui figure peut induire le lecteur en erreur, d’où l’interdiction de l’image accompagnée du message divin dans certaines religions monothéistes.

Les religions monothéistes ont pris corps à des époques où l’immense majorité des peuples n’avaient pas accès à la lecture/écriture et je peux supposer que le lyrisme des calligraphies persanes simplement admirées, donc hors lecture, avait un pouvoir d’enchantement et de conviction qui, combiné à la parole dite par les gens de religion, compensait le non savoir lire et laissait la foi se développer. Avec la chrétienté, la calligraphie est absente des églises, mais la sculpture et la peinture sont là, commentaires édifiants des textes sacrés et destinés aux illettrés.

Peinture acrylique sur toile, détail d’un poème. 2013

En Iran, la poésie a souvent été accompagnée d’enluminures. Est-ce que votre poésie pourrait établir un pont entre votre civilisation et la nôtre ?

Mon projet, avec cette exposition de Téhéran, ne saurait être aussi ambitieux. A un moment de ma carrière artistique, exposant bien loin de la France, j’ai ressenti le besoin de ne pas simplement montrer ce que je faisais dans mon atelier parisien mais de faire les œuvres sur place, compte tenu de ce que je percevais, compte tenu des moyens locaux et du contexte. Une manière d’être davantage en dialogue avec l’autre, l’étranger, celui dont je ne parlais pas la langue et que je ne connaissais qu’à travers les discours des médias. Alors, l’an passé, pour l’exposition à la galerie Silkroad de Téhéran, j’ai réalisé des œuvres où ma poésie était transposée en persan. Avec cette exposition de 2013, je crois que je suis allé vraiment plus loin dans cette démarche de partage, je crois que je me suis approché davantage de l’écriture persane, et même, un peu à mon insu, d’une esthétique persane. C’est peut-être moi qui me suis apprivoisé ou ai avancé dans la connaissance d’une esthétique persane. Et, étonnamment, cette exposition à la galerie Seyhoun, comme la diffusion de la vidéo ont suscité un intérêt très vif, ce qui m’a profondément touché.

Comme la poésie est un espace de liberté qui remet en question sa définition établie, peut-on penser qu’elle est susceptible d’ouvrir le champ opératoire des arts visuels ?

La poésie persane comme la poésie que nous avons connue en Europe dans les temps passés s’accompagnait bien souvent d’enluminures, parce que le livre était rare et que sa réalisation ne comptait guère le temps, parce que le livre était diffusé vers une élite. L’imprimerie puis l’outil informatique sont des modalités de diffusion de masse qui ont dépouillé le texte de sa mise en scène. Alors mon amour de l’écrit me conduit peu ou prou à l’enrichir de couleurs, de textures, d’espaces vacants, de signes typographiques extra linguistiques, à le dresser en tableau, en film.

Comment peut-on travailler le goût du public pour qu’il puisse accéder à l’art moderne ?

Un travail de longue haleine ! C’est vraiment une chance pour moi d’avoir vécu l’époque où le musée d’art est devenu un lieu de connaissance ouvert à presque tous. Le travail pédagogique conduit depuis quelques décennies est gigantesque ; le musée, au-delà de choisir et collectionner, s’est donné pour mission d’expliquer et si possible de faire apprécier les différentes formes d’art à un maximum de citoyens. Et cette démarche institutionnelle, accompagnée de celle des galeries, a porté ses fruits. Pour moi, c’est un contre poison essentiel à l’immense vulgarité et bêtise des grands médias populaires. Et ce travail doit encore et encore se poursuivre.

Lors de la création de vos œuvres, par exemple de poésie mise en peinture, est-ce que le rapport entre l’écrit et le plastique est calculé, intentionnel ?

Les lettres sont déjà des objets plastiques dotés de formes et mon travail va hypertrophier cette plasticité des lettres, mais aussi procéder à leur mise en page dans l’espace d’inscription du texte, du tableau, de la photo, de l’écran. Cela correspond pour moi à des besoins ressentis, culturels (y compris mon savoir-faire) et plus ou moins explicites. Mais il y a aussi la mise en couleurs des lettres qui elle reste assez aléatoire, esthétique et sans symbolique particulière. Comme je l’ai écrit, j’enlumine, j’illumine le texte et je le dresse dans l’espace psychologique du public afin que la poésie s’installe, prenne place ailleurs que dans l’intimité discrète du livre rare. Tout ce travail que résume l’exposition est un travail de mise en forme, du texte, du tableau avec texte, de la photo, de l’œuvre vidéo. Mais comme toujours avec ce qui est art, il s’agit avant tout d’œuvres de l’esprit, un esprit libre qu’elles enchantent.


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