N° 28, mars 2008

’Ali Gholi Bayâni, témoin de son temps


Mireille Ferreira


Monsieur ’Ali Gholi Bayâni, ingénieur, haut responsable administratif et technique, philosophe, homme de conviction fut, à tous ces titres, acteur et témoin de l’histoire de l’Iran du XXe siècle. Sa longue vie - il est aujourd’hui âgé de 95 ans - et ses activités multiples, lui ont permis de traverser ce siècle en vivant de près les événements historiques de son époque. Proche du Premier ministre Mohammad Mossadegh, il a participé à la mise en place de sa politique sociale. Il y a quelques années, les autorités iraniennes l’ont honoré en publiant sa biographie, reconnaissant ainsi sa grande valeur intellectuelle. Il y a près de cinquante ans, le Général de Gaulle, Président de la République française, l’avait décoré de la Légion d’Honneur, pour le récompenser de ses grandes qualités techniques et humaines.

Une carrière d’ingénieur

’Ali Gholi Bayâni est né à Téhéran en février 1913. Son grand-père maternel, ’Ali Gholi E’temâd-o Saltâni, était un des fils de Fath ’Ali Shâh et fut le tout premier Ministre de l’Instruction en Iran.
’Ali Gholi Bayâni fait ses études primaires et secondaires en Iran, en partie à Mashad et à Kerman. Le concours général passé en 1933 lui permet d’obtenir une bourse d’état pour partir étudier en Europe.

Monsieur ’Ali Gholi Bayâni à son bureau. Derrière lui, sur le mur, on peut voir sa Légion d’Honneur, les portraits de Mossadegh et de ses proches (son grand-père maternel avec 5 autres personnages, sa mère, ses filles), lui-même jeune en militaire, un barrage...

Il passe une année à Besançon puis cinq années à Grenoble où il suit des études d’ingénieur hydraulicien. Parallèlement, il obtient des certificats d’études de mathématiques générales et de mécanique rationnelle, délivrés par la faculté des sciences de Grenoble. Il effectue quelques séjours en Suisse. En 1935, il est invité comme post graduate research worker (chercheur titulaire d’un titre universitaire) à l’Imperial College de Londres, attaché aux laboratoires de cette université.

Après ses études, il rentre en Iran en 1938 où il est d’abord engagé comme ingénieur par le gouvernement, dans une des sections de l’administration générale de l’agriculture. Il travaille pour la municipalité de Téhéran, souhaitant rester près de sa mère dont il est l’enfant unique.
Après deux années de service militaire, il est nommé professeur à l’école polytechnique de Téhéran. Quatre ans plus tard, il part à Londres avec un contrat d’ingénieur, représentant le gouvernement iranien auprès d’une compagnie d’ingénieurs anglais Sir Alexander & Partners.

De retour en Iran, il traitera pendant huit ans les problèmes techniques posés dans le traitement des eaux de consommation de Téhéran. A l’époque, la ville de Téhéran était alimentée en eau par des qanâts. Il y avait à l’époque 25 qanâts à entretenir, en outre, on dérivait l’eau de la rivière de Karaj à Bilaghan, à environ 40 km à l’Ouest de Téhéran. La population buvait cette eau très polluée, qui n’était pas traitée. La première tâche confiée à ’Ali Gholi Bayâni fut d’analyser cette eau. Il fut ensuite chargé de la coordination entre les ingénieurs-conseils et l’Etat quand des travaux de filtration, d’adduction et de distribution d’eau furent engagés.
Une querelle l’opposant à l’un de ses supérieurs, il donna sa démission, qui fut suivie de quelques mois de chômage.

Les années Mossadegh

A cette époque, une grave crise du logement sévissait en Iran et le Premier ministre Mossadegh, dont il était partisan, le nomma Directeur général de la Banque de construction qu’il venait de créer.

Cette banque fonctionnait selon le principe suivant : contre une remise de fonds, les souscripteurs recevaient un terrain, attribué par tirage au sort, sur lequel ils pouvaient construire leur habitation. 4000 familles ont pu ainsi recevoir un terrain et la plupart y ont construit leur maison. Les fonds collectés par la banque devaient permettre la création de trois cités-jardins, prévues sur la périphérie de Téhéran, l’une à l’Est, une seconde au Nord-Ouest et une troisième au Sud-Ouest. ’Ali Gholi Bayâni représentait l’Etat auprès des ingénieurs dont il était chargé de valider les plans.

Le 19 août 1953, Mossadegh fut arrêté et condamné à trois ans d’isolement. Il ne prendra plus jamais part à la vie publique de son pays. Ses projets d’urbanisme furent abandonnés et la banque créée changea de destination. ’Ali Gholi Bayâni avait occupé ce poste pendant sept mois.

Ses contacts étroits avec Mossadegh - ’Ali Gholi Bayâni était un des quarante fondateurs du Parti Iran [1]- et sa nomination à la Banque de construction lui valurent de connaître la prison. Il en sortit heureusement au bout de quelques jours, grâce à l’intervention d’un parent, Ministre de l’Intérieur. Il resta alors quelques mois sans travail.

’Ali Gholi Bayâni garde de Mossadegh le souvenir d’un grand homme d’Etat. Selon lui, la chance que représentait Mossadegh pour l’indépendance de l’Iran par rapport aux puissances occidentales avait été gâchée. Si elle avait été comprise du Shâh Mohammad Reza Pahlavi, sa nationalisation du pétrole aurait pu faire de l’Iran, dès cette époque, une formidable puissance économique. Mais cette ambition se heurta aux intérêts des anglo-américains.

Mossadegh était en contact permanent avec ses amis du Parti Iran. Il puisait dans ce vivier pour nommer ministres ou responsables de l’administration. Ce qui ne l’empêcha pas de s’opposer à eux au moment de dissoudre le Parlement, qu’il décida contre leur avis.

La Compagnie de pétrole anglo-iranienne rapportait, à cette époque, 17 millions de livres sterling à l’Iran. La nationalisation ayant privé le pays de cette manne, il fallait combler le déficit. Dans ce but, Mossadegh prit l’initiative, contraire à la loi, d’émettre du papier monnaie sans autorisation du Parlement. La seule issue possible était la dissolution.

Parmi ses partisans, le Docteur Karim Sanjâbi, ministre de l’Education Nationale et membre du Parti Iran, pensait que la minorité du Parlement qui lui était favorable le protègerait et qu’il n’était pas utile de dissoudre l’Assemblée. Il fit une démarche auprès de Mossadegh dans ce sens, mais celui-ici ne fut pas convaincu par ses arguments.

Pour ’Ali Gholi Bayâni, Mossadegh était bien malgré tout un démocrate. Mais le contexte politique particulier de l’époque, qui maintenait le pays pratiquement en état de guerre, l’avait obligé à prendre des mesures rigoureuses. La fermeture de certains journaux et la dissolution du Parlement furent les conséquences de cette situation.

Les grands barrages hydrauliques

Après cette période agitée, ’Ali Gholi Bayâni entama une nouvelle carrière dans la construction de barrages hydrauliques. Il fut nommé Directeur technique pour la construction des premiers barrages-réservoirs d’Iran. Sa première mission fut de terminer la construction d’un barrage en terre situé au Sud-ouest de Téhéran, à Akhtekhân, au-delà des montagnes.

Mohammad Mossadegh

Il resta deux ans et demi dans cette zone, infestée à cette époque de loups et de serpents. La nuit, les ouvriers originaires des villages environnants rentraient chez eux. Seuls, ’Ali Gholi Bayâni, un autre ingénieur et deux cuisiniers logeaient sur place. La nuit tombée, il n’osait plus sortir, de peur des loups. Une nuit, ils lui dévorèrent son vieux chien de garde puis, quelques nuits plus tard, le jeune chien qui avait remplacé le précédent. Il vit un jour un chat mettre en fuite un serpent qui s’était introduit chez lui, en lui assénant un violent coup de griffe qui lui saigna instantanément la tête.

Un gendarme représentant le gouvernement habitait près de là. Pour ne pas être seul au petit matin et profiter de la protection de son fusil, ’Ali Gholi Bayâni l’invitait à partager son petit-déjeuner. Il garde un souvenir ému de cet homme que l’on surnommait gendarme premier car il n’avait qu’un ruban à son revers de manche, indiquant qu’il n’était même pas sous-officier.

Les paysans qui avaient été expropriés par l’Etat pour la construction du barrage venaient régulièrement se plaindre auprès d’ ’Ali Gholi Bayâni, chargé de transmettre leurs plaintes aux autorités. Leurs réclamations portaient en général sur des broutilles, quelques poutres ou quelques portes non indemnisées. ’Ali Gholi Bayâni devait alors établir un rapport en recueillant des témoignages de l’existence desdites poutres, portes ou fenêtres puis, au bout d’un mois, les autorités envoyaient quelques tomans à titre d’indemnisation.

Un jour où les paysans venaient se plaindre d’être affamés et misérables et revendiquaient de nouvelles indemnités, le gendarme, témoin de la scène, ajusta son fusil sur sa bedaine, ferma un oeil et leur dit : "Tant pis pour vous". Les paysans prirent peur et s’enfuirent.
Tel était le cadre de cette partie reculée d’Iran à cette époque.

Un jour, le chef de l’organisation du plan septennal vint visiter le barrage. Quand ’Ali Gholi Bayâni travaillait au programme d’adduction d’eau de la ville de Téhéran, cet homme était directeur de la Banque nationale d’Iran, la banque Melli, en charge du budget de ces projets. Il le connaissait donc depuis plusieurs années et proposa à ’Ali Gholi Bayâni de travailler avec lui.

A cette époque, l’Iran fut divisé en régions. Au sein de chacune d’elles, un programme de barrages et de distribution d’eau fût mis en place. ’Ali Gholi Bayâni fut invité à travailler à l’organisation du Plan et, après plusieurs années, à s’occuper des problèmes économiques et administratifs de construction de barrages et adduction d’eau. Il fut nommé directeur général de l’organisation de Sefid Rud.
Le barrage de Sefid Rud, l’un des plus importants barrages hydrauliques d’Iran, est situé au Nord-ouest entre Qazvin et Rasht. Son bassin de retenue a une capacité de 1,8 milliards de mètres cubes d’eau. L’eau de ce barrage sert à l’adduction de Fuman, l’un des plus longs tunnels du monde (17 km).

Le projet de Sefid Rud comprenait aussi la construction des deux barrages de dérivation de Sangarsavar et Târik. Le barrage de dérivation de Târik était destiné à alimenter le tunnel de Fuman, celui de Sangarsavar à alimenter une grande surface du réseau de distribution de la province du Guilân.

’Ali Gholi Bayâni travailla trois ans sur le Sefid Rud. Le constructeur et les ingénieurs-conseils étaient français. Satisfaits de son travail, ils proposèrent au Général de Gaulle de lui décerner la Légion d’Honneur lors de sa visite à Téhéran en 1962. ’Ali Gholi Bayâni, ex-collaborateur de Mossadegh, donc en délicatesse avec le gouvernement de Téhéran, n’osa pas attendre la venue du Général de Gaulle, craignant qu’on ne dissuade ce dernier de lui donner sa récompense. Les représentants de l’ambassade de France vinrent en personne dans son bureau pour lui remettre sa décoration et le fermân signé par l’illustre Général.

Après la construction du barrage de Sefid Rud, ’Ali Gholi Bayâni assura pendant trois ans les fonctions de Vice-ministre de l’Intérieur pour les affaires des municipalités d’Iran, puis il revint à l’organisation de programmes en tant que conseiller.

En juin 1968, il fut invité à participer à une conférence aux USA sur le thème Water for peace (L’eau pour la paix). Il devait présider la délégation iranienne et avait préparé un texte mais, à la veille du voyage, il fut décidé que son Ministre mènerait lui-même la délégation et qu’ ’Ali Gholi Bayâni l’accompagnerait comme simple membre de cette mission. A l’issue de la cérémonie d’inauguration présidée par le Président Lindon Johnson, le ministre iranien prononça un discours en anglais dans lequel il évoqua la nationalisation de l’eau en Iran. Ce sujet, déjà bien connu des participants, ne présentait aucun intérêt.

En revanche, le texte qu’ ’Ali Gholi avait préparé, ainsi que les conclusions de deux recherches qu’il avait effectuées, furent traduits en anglais à son insu et envoyés à The Ralph M. Parson C°, importante compagnie hydraulique américaine. Quelques jours après la conférence, il reçut une lettre du président de cette compagnie le félicitant pour ses recherches, que le Directeur technique avait qualifiées d’excellentes. Cet hommage inattendu le remplit encore aujourd’hui d’une grande fierté.
Le 1er Azar 1352 (1er décembre 1973), ’Ali Gholi Bayâni prend sa retraite. Cinq ans plus tard, la révolution islamique éclate. Avec l’aide d’un juge, il réussit à obtenir le retour de ses traitements et la pension qu’il n’avait pas pu toucher durant les premiers mois de la Révolution.

L’œuvre philosophique

En dehors de sa profession, au cours de laquelle il écrivit de nombreux ouvrages techniques [2], il se consacra à sa passion, la philosophie. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dans cette discipline [3] et traduisit en Persan Physics and Philosophy de Sir James Jeans. Il obtint à ce titre le premier prix royal de traduction.
Il traduisit également des extraits d’un ouvrage de Bertrand Russell, philosophe et logicien britannique, dans lesquels sont évoqués les problèmes sociaux des démocraties occidentales. De Bergson, il traduisit Essai sur les données immédiates de la conscience, L’évolution créatrice et Matière et mémoire.

Pour cet intellectuel, retraite et grand âge ne signifient pas inactivité. Non seulement continue-t-il à s’intéresser à la recherche et aux traductions d’œuvres philosophiques, mais il se préoccupe également toujours des problèmes techniques liés à l’eau. A l’âge déjà honorable de 81 ans, ayant eu connaissance d’un problème dans une galerie d’eau, il fit une proposition au ministère, qui la refusa. Il convint que sa solution n’était pas bonne et que, non seulement elle ne résolvait pas le problème, mais en créait d’autres. Dans sa communication au ministère, il reconnut son erreur avec humour en demandant qu’elle fut mise sur le compte... de sa jeunesse.

Notes

[1Les membres du Parti Iran, plus quelques personnalités d’autres partis, formèrent par la suite le Front National.

[2Articles parus dans la revue technique San’at publiée par le Foyer des ingénieurs iraniens :
- "Connaissance de la supériorité des projets d’adduction"
- "Distribution des crédits pour les projets d’adduction d’eau souterraine et en surface"
- "Politique d’utilisation des ressources hydrauliques d’Iran"

[3Auteur des écrits philosophiques suivants :
- Connaissance et Idéal
- Logique de l’amour mystique
- Logique de la prière
- Prison de la pensée, propos intérieurs de Bahmanyâr (=conversations avec soi-même), étudiant d’Avicenne (Ibn Sinna)
- En tant que porte-parole pour les croyances politiques et philosophiques du Parti Iran, il rédigea également de nombreux articles sur ces sujets, à l’époque de sa création.


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