N° 28, mars 2008

Le luth fou (Épisode n° 8)

Le bleu de Natanz


Vincent Bensaali


Le paysage défile. A gauche, le désert, immense, quelquefois teinté de sel, capte le regard, le perd, pour le rendre à lui-même, à sa propre origine… A droite, une chaîne de montagne, imposante, comme un mur. Là, le regard est stoppé, il se brise sur elle, comme sur un miroir. A gauche, le silence, l’infini. A droite, l’écho, la limite. Au centre, un bus avalant la route asphaltée, en direction du sud-est. Il a laissé Kâchân, et file vers Yazd. Le soleil commence à donner sa franche lumière, créant des reflets à la surface du désert, tels des mirages nés des plaques de neige scintillant sur les montagnes qui le bordent. A moins qu’il ne s’agisse là que d’une pure association poétique qui aura germé à l’esprit d’une rêveuse en voyage…

Un carrefour se profile, désert lui aussi. Pas même une baraque de raccommodeur de chambre à air, de vendeur de pains de glace, de jus de fruits… Le bus suspend son vol, ralentit, s’arrête, on se demande pourquoi. La porte s’ouvre, le conducteur se retourne : " Natanz ! ". Ah, oui… Il faut descendre…

Adieux à Jamkaran

Le bus repart. Bientôt, plus rien ne trouble l’immensité du désert, à gauche, hormis le mur montagneux, à droite… quoique maintenant, c’est la montagne devant et le désert derrière… Il va falloir s’élever pour gagner Natanz, encore distant d’une trentaine de kilomètres. Impression de vide. Les trois routes sont absolument désertes. Silence bourdonnant, statique. On y retrouve le bruit de sa respiration, sentiment d’être au centre de tout, et que le tout semble immense vu d’ici ! Dans les villes, le tout, c’est un assemblage indéfini, qui submerge par sa quantité… Ici, c’est l’ouverture béante qui engloutit, et l’absence d’alter ego. S’il n’y avait que le désert, on aurait peut-être l’impression d’être comme un navire perdu sur un océan, n’étant dominé que par un infini horizontal… Mais là, ce mur de pierre, cette hauteur écrasante, c’est comme un rappel adressé à sa propre petitesse, presque une menace… Impression de n’être qu’une fourmi…

Pourtant, c’est bien vers ce mur qu’il faut avancer. Et d’ailleurs, que faire d’autre, face à ce paysage obstinément vide ? En avançant, on le fait bouger, on cesse d’être aux aguets, de ramener sans cesse son regard vers les extrémités, en quête d’une apparition, d’une forme en mouvement, d’une compagnie…

Boire un peu d’eau pour se dire que l’on ne va pas se dessécher sur cette route… même s’il ne fait pas chaud… Et marcher.

La marche procure une autre sensation. L’activité, le mouvement renversent les rôles ; cette fois, c’est le paysage qui subit ! Il peut maintenant être traversé, laissé en arrière, effacé, par de la patience et de la ténacité… C’est là la force de l’animal… Un bon rythme, et les idées s’adaptent, la sensation de la volonté reprend ses droits, on retrouve son illusion de puissance, la montagne semble courber l’échine, craindre le fait que le subterfuge ait cessé de fonctionner… Le cœur s’allège, la quiétude revient, et avec elle la confiance : "bismillâh !", puis, tout naturellement, le bruit d’un moteur se fait, le véhicule ralentit, échange de sourires, la portière s’ouvre, se referme sur soi, le paysage se remet à défiler, le silence et l’immobilité sont vaincus, croit-on…

A Natanz, il n’y a qu’un hôtel. Heureusement, son patron ne tire pas parti de cette situation favorable, et même une voyageuse modeste peu s’y arrêter pour une nuit ou deux. D’autant plus qu’il semble ne pas y avoir le moindre voyageur. D’ailleurs, on ne sert rien d’autre que du thé et des œufs au plat, soit le service minimum des petits hôtels de ce pays…

La petite ville est loin d’être animée. Il faut marcher un peu, et s’excentrer, longeant un grand verger, afin d’atteindre la mosquée historique, magnifique ensemble réunissant plusieurs époques, et flanqué d’un magnifique Imâmzâdeh surmonté d’un cône octogonal bleu. L’ancien portail extérieur est orné de faïences d’un bleu profond. Avec l’arbre vénérable qui l’ombrage, ils semblent évoquer un passé lointain dont ils sont les seuls témoins vivants…

Le bleu de Natanz

A l’intérieur, pas âme qui vive. La cour est encadrée par des porches de divers styles. Immobilisme total. Impression que personne n’est venu depuis longtemps. A moins que les gens qui passent ici ne soient pas vraiment préoccupés d’eux-mêmes, ne laissant rien derrière eux… Dans les murs, des pierres tombales sont encastrées. Certaines comportent des calligraphies anciennes, au trait imposant, marquant par sa force et sa simplicité. Au centre de la cour, un escalier descend, et débouche sur un petit cours d’eau souterrain ; deux pierres usées, au centre, permettent de se pencher pour faire les ablutions. De petits poissons insouciants remontent le courant. L’eau est la plus claire qui soit, son goût est merveilleux. Envie de s’y plonger, pour s’y laver l’âme… Et quelle paix, au bas de cet escalier, sous le ciel, au centre de ce lieu inspiré… Envie de suivre les poissons, de partir avec eux sous la terre. Sûr qu’ils savent où aller… Sauraient-ils où se trouve cette eau que Zûlqarnayn cherchait à l’extrémité du monde ?

Un autre escalier mène à une pièce voûtée, cachée sous la cour, aussi large qu’elle, et éclairée par des plaques d’albâtre filtrant la lumière du jour. Silence réel, dense, comme celui du tombeau. Le peu de lumière, quasi ocre, laisse à peine concevoir sa propre présence, concentré que l’on est sur l’effort consistant à deviner ce qui nous environne. Là, c’est presque comme si l’on ne vivait plus, comme si l’on s’était évanoui au monde, pourtant juste au dessus… Lalla Gaïa pense aux églises antiques, souterraines ; s’il y avait la nécessité de se cacher, le temps que la nouvelle religion gagne le cœur des dirigeants, n’y avait-il pas aussi, dans un tel environnement liturgique, une saine prédisposition au retirement ?

Les petits poissons sous la cour

Le peu d’éclairage faiblit encore. Le soleil doit être bas, là-bas, dehors, dans ce monde lointain qui s’ouvre en haut de l’escalier… Il faut y retourner, à ce monde, la tentation de l’isolement n’est-elle pas une solution de facilité finalement ?

Un passage mène au petit sanctuaire. Un vieil homme, immobile, y marmonne quelque invocation, sans prêter la moindre attention à la visiteuse du soir. Sur les rebords des murs de brique, ce ne sont pas des pierres d’argile qui attendent d’être utilisées pour la prosternation, mais des petits carrés de marbre. Le brûleur du chauffage au gaz crache ses flammes dans un cylindre vertical hérissé de plaques d’aluminium, ce qui est bien réconfortant, le froid se faisant déjà sentir au dehors. Au centre, le saint homme dort sous sa pierre gravée, dans sa cage d’argent, finement ouvragée. Lalla Gaïa le salue, puis le contourne sans lui tourner le dos, jusqu’à se trouver derrière sa tête. Là, elle lui confie les secrets de son cœur. Comme il est commode de trouver ainsi, un peu partout, une oreille des plus attentives, une attention des plus proches, une telle intimité avec soi… dans de tels lieux, superbes, recouverts de tapis, et chauffés…

Retour à l’hôtel après avoir rejoint le centre-ville une fois la nuit tombée. Pas plus d’animation, ni de voyageurs… Quelle tranquillité ! Quelques petites courses afin de se constituer une pitance : pain, fromage feta, tomates, oignons rouges, et pommes, le repas lorsque l’on se trouve loin des grands centres… Et du thé bien sûr.

Demain, Lalla Gaïa compte se rendre à Abyaneh. Le réceptionniste lui conseille de s’arranger dès ce soir avec un chauffeur de taxi. Mais la chanson est connue : " il n’y a pas de minibus, je connais un bon chauffeur, etc. " " Merci beaucoup, je verrais demain, Dieu est grand… " Comment concilier ce point de vue oriental qui semble consister à ne dire au voyageur que ce qui semble lui être utile, faisant que l’on décide à sa place de ce qui est bon pour lui, avec celui du voyageur occidental qui a besoin de connaître tous les éléments afin de pouvoir faire son choix ? Pour l’oriental, les occidentaux sont tous parfaitement identiques, veulent tous la même chose, on les même besoins, etc. Aussi, le voyageur étranger ayant le malheur de ne pas marcher sur la voie déjà aplanie va subir toutes les manœuvres destinées à l’y ramener. Là, le conseil peut sembler être un mensonge, l’hésitation de l’irrespect, le refus de la folie… Au conformisme de l’un s’oppose l’individualisme de l’autre, mais peut-être est-ce la raison qui s’oppose à l’illusion ? C’est un terrain difficile, et nul ne sait si l’expérience peut en venir à bout. Quoi qu’il en soit, Lalla Gaïa ne va pas régler cette question ce soir, alors elle préfère la confier à son oreiller…


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