Je vais essayer de vous faire part de mon expérience personnelle de dessinateur. Cette présentation sera accompagnée d’une sélection d’images de travaux mais aussi de documents vous montrant comment j’ai été amené sur une période de plus de 30 ans, à faire évoluer cette pratique du dessin.

J’ai abandonné au début des années 80 les moyens et les supports traditionnels pour m’approcher maintenant d’une nouvelle définition, le dessin hors papier, qui peut effectivement caractériser mes recherches actuelles.

Dès les années 1970, ma peinture utilisait d’autres matériaux que la toile : le bois, le verre, le miroir combiné avec des objets réels. Le travail se situait dans une parenté avec certaines oeuvres du moment se proposant d’interroger à nouveau le visible en ayant recours à la peinture, moyen d’expression possible pour rendre compte de la complexité du monde, comme le disait le peintre Jean Hélion

L’image de la réalité rétinienne et optique au sens photographique était la caractéristique principale de ma peinture. Le dessin est apparu quelques années après, pour devenir central, sujet et objet même de ma recherche.

Table et instruments improbables, par B. Moninot

Le contexte artistique et théorique dans lequel s’est effectuée cette rupture avec cet adorable leurre qu’est l’image, était celui de l’apparition sur la scène artistique internationale d’artistes majeurs comme Gerhard Richter avec qui j’ai exposé lors de ses premières manifestations en France, de Jacques Monory, Gérard Gasiorowski et bien d’autres. Ces artistes étaient des repères pour moi à cette époque.

Des idées fertiles circulaient, de l’Art Conceptuel à l’Arte Povera et aux cahiers théoriques édités par Support Surface. Mais il y eut surtout l’influence de la pensée de Marcel Duchamp que j’ai découvert en 1967-68 dans les entretiens avec le critique d’art Pierre Cabanne dans lesquels il relate quelques-unes des procédures qu’il inventa pour concevoir Le Grand Verre.

"J’ai la taille de ce que je vois", disait le poète F. Pessoa. La relation entre la réalité et le regardeur, qui fabrique en lui-même, par projection, l’image inversée et symétrique de ce qu’il observe, en lien avec sa pensée, me fascinait.

Tous ces mécanismes optiques et mentaux sont à l’origine de cette méthode de travail que j’ai peu à peu mise en place pour modéliser la complexité, voir l’impossibilité de rendre compte de ce phénomène de double réalité.

A cette époque, mes œuvres peintes ou dessinées résultaient de la combinaison d’éléments ayant des niveaux de réalité différents : des images photographiques que je prenais et des dispositifs où la réalité était mise en scène dans mon atelier. Chaque détail était entièrement reconstitué de toutes pièces, pour approcher quelque chose de vraisemblable devant coïncider avec la forme et les éléments du tableau que j’avais auparavant composé mentalement. Je pré-voyais l’œuvre.

Toutes ces constructions préalables étaient l’échafaudage des modèles même du tableau : il s’agissait dans ce chantier de montrer l’élaboration du visible dans le travail de la peinture.

A cette époque, deux séries de travaux sont caractéristiques de cette thématique : les vitrines (réflexions) où le processus pictural mimétique est associé dans le tableau aux propriétés de transparence et de reflet du verre ou du miroir, incluant le regardeur dans l’œuvre par la présence de son propre reflet, et les Chambres noires : suite de 28 dessins à l’encre de Chine, description d’un lieu où, paradoxalement l’obscurité est une condition nécessaire dans l’élaboration de l’image photographique.

Precurseur sombre, par B. Moninot

Ces tableaux et ces dessins, par la manière dont ils ont été conçus, n’étaient pas des images objectives

mais des surfaces d’intentions. De ce fait, ce qui n’était pas directement apparent dans l’oeuvre, le travail que je réalisais en coulisses, m’intéressait de plus en plus.

A la fin de la série des Vitrines en 1974, le dessin s’est imposé comme l’unique médium que je vais utiliser au détriment de la peinture, pour se réduire à partir de 1980 à l’intérêt porté à une seule sorte de ligne. Il s’agit de celle que les maçons et les charpentiers tracent en une fraction de seconde, avec un cordeau enduit de pigment bleu, pour déterminer les mises à niveaux ou les plans de constructions in situ.

C’est à partir de ce moment que je vais m’éloigner progressivement du papier et laisser au hasard des circonstances le soin de m’indiquer d’autres moyens d’apparition sur d’autres supports pour donner corps à quelque chose que je ne parvenais plus à figurer.

Ce recours au tracé des constructeurs, s’est tout d’abord imposé à moi par un événement auquel j’ai assisté par hasard en 1971. C’était dans la salle du restaurant universitaire à Antony. J’étais assis derrière la grande verrière de ce lieu, et à quelques mètres au dehors, un rituel de dessin complètement inconnu va devenir pour moi un évènement déterminant : les trois ouvriers procèdent au tracé d’une ligne de plusieurs dizaines de mètres d’un seul coup, à même le mur de béton fraîchement décoffré.

C’est une technique de trait décoché, procédé très ancien réalisé à l’aide d’un outil particulier, le strait-liner que les ouvriers français nomment la souris.

Traditionnellement, lorsque l’on trace une ligne à main levée ou à l’aide d’une règle, une certaine durée est nécessaire pour sa réalisation. Là, c’est différent, le trait est tiré instantanément sans aucune durée, quelle que soit la longueur de la ligne, le temps d’apparition est le même : la vitesse de l’éclair.

Les possibilités de variations étaient limitées, mais j’ai commencé à réfléchir et à entr’apercevoir les virtualités que ce

procédé m’offrait par sa vitesse d’exécution équivalente à la vitesse du regard ou de la pensée.

La première apparition de ce type de ligne est visible dans l’une de mes vitrines, Construction n°5 (1974) où j’ai "déposé" ce geste pour la première fois. Dans ce tableau manifeste, le mot iceberg est écrit sur le fronton de la vitrine. Ce mot en bois découpé et peint imite parfaitement le tracé d’un tube de néon éteint. Il est placé à quelques centimètres de distance du fond du tableau, ainsi se forme l’ombre portée du mot iceberg. On verra par la suite comment le rapprochement de cette ombre portée avec la ligne bleue tracée au cordeau va déterminer l’évolution de mon travail.

Cependant, il me faudra attendre un temps très long, une dizaine d’années, avant de trouver ce qui manquait pour déployer plastiquement toutes les possibilités que recelaient ces notions de temps et d’instant inclus dans cette méthode de génération instantanée d’une ligne. Comment trouver le moyen de réaliser la totalité d’un dessin plus complexe en un clin d’œil ?

Sans titre, dessin sur soie, par B. Moninot

Je pouvais répéter ce geste, son intensité demeurait, mais il était plus important encore de comprendre le mécanisme interne du déclenchement du dépôt de trace. Cela me permettrait de transférer par exemple un dessin matriciel sur la surface d’un verre préparé, en remplaçant la détente de la charge de pigment sur le cordeau par l’impact d’un coup de marteau.

Je me suis mis à l’époque à dessiner à coups de marteau mettant en résonance les poussières de graphite sur le verre.

Les véritables œuvres plastiques et toutes les conséquences de cette technique ne se déploieront véritablement qu’après 1981.

A cette même date, une autre circonstance fertile en conséquences va se produire. En effet, suite à la visite que j’ai faite en Inde dans le Jantar-Mantar (jardin astronomique) de Jaipur et de Delhi, je vais découvrir la fonction de l’ombre.

C’est au cours de ces visites que je vais trouver enfin une issue à cette réflexion entamée dix ans auparavant, me permettant de poursuivre mes recherches pour aboutir à des œuvres plus consistantes plastiquement et conceptuellement.

Lors de ces promenades interrogatives, j’éprouvais une intense émotion au milieu de toutes ces architectures aux volumes géométriques simples et abstraits, dont la fonction n’est autre que de faire obstacle à la lumière solaire ou lunaire, pour engendrer des ombres, aires du temps, sur des surfaces planes, sur des volumes concaves et convexes et sur des plans d’eau.

L’ombre est ici, mais elle est une matière du lointain par sa source, et elle permet par projection de mesurer et de visualiser le passage du temps d’une manière sensible. Elle a été aussi pour moi l’instrument d’une véritable mise à l’épreuve de ma relation à l’espace et d’une prise de conscience des plus infimes écarts et déplacements. Ces lieux réussissent à rendre présent, à cet endroit, ce qui est au-delà de l’horizon.

J’ai pu, dans les semaines qui suivirent ces visites, poursuivre et approfondir la portée de ces intuitions nouvelles, mais plus méthodiquement, par toute une série d’expériences faites avec les moyens du bord dans une petite maison transformée en "observatoire", située dans le village de Kasauli sur les contreforts de l’Himalaya. Le propriétaire l’appelait "Fisherman’s mountain cabin".

C’est ainsi que dans ce très modeste endroit dont le sol était en terre battue,

avec deux fenêtres grillagées par des moustiquaires et orientées à l’ouest, j’ai décortiqué et transformé en essais graphiques l’expérience émotionnelle intense que j’avais éprouvée au cours de ces visites initiatiques dans les jardins. J’ai recherché systématiquement les possibilités d’inscrire l’action du temps par la lumière et ses effets d’ombres, comme des phénomènes ayant les propriétés susceptibles de produire des figures ou des formes. Ces expériences étaient simples, mais requéraient une attention soutenue pendant des périodes de temps assez longues de l’ordre d’une demi-journée au minimum.

Je fabriquais des instruments, des outils en collant sur des plaques de verre des figures géométriques étoilées, composées de pastilles de couleurs achetées sur les marchés. Ces verres étaient fixés au cadre de la fenêtre. Ainsi à partir de 13 heures, je procédais méthodiquement à la réalisation de dessins poursuites où, à l’aquarelle, j’enregistrais toutes les demi-heures les déplacements et l’étirement des ombres portées, sur du papier ou au sol, à l’intérieur de la chambre, jusqu’à la disparition complète du soleil à l’horizon.

Sur la trame de la moustiquaire de l’autre fenêtre je peignais, en en occultant certaines parties, des flèches définies par soixante points de peintures espacés régulièrement.

Sans titre, dessin sur soie, par B. Moninot

Puis, patiemment, toutes les minutes, je faisais le relevé de l’ombre portée sur la table de travail des points de peinture, l’un après l’autre, et dans le sens des aiguilles d’une montre. Ainsi en une heure, j’obtenais d’étonnantes anamorphoses produites par une partie de l’arc du trajet du soleil dans le ciel. Il y avait aussi des formes de plantes, des feuilles de lierre, toujours définies par soixante points de peinture que la lumière anamorphosait chaque minute.

Au dehors, surexposés durant des heures à la lumière, des papiers colorés avec des encres instables, recouverts de caches en carton découpé, enregistraient l’effacement progressif des couleurs.

De retour à Paris, dans mon atelier et sur le balcon, j’ai continué ces expériences, parfois en faisant un très long détour avant de formuler un dessin, une forme ou une série d’oeuvres.

Je me suis mis à prospecter des matériaux, des supports, des substances susceptibles d’enregistrer toutes ces traces, toutes ces fluidités, tous ces sillages : verre, mica, sable, eau, noir de fumée, graphite, fixés et déposés par des procédés de transfert que j’inventais et des supports préparés pour devenir des surfaces et des matières mémoires.

Il fallait pouvoir capter et enregistrer des évènements ou incidents à la limite du perceptible.

J’ai aussi utilisé durant quelques années de la cristobalite, une poudre de sable extrêmement ténue, pour réaliser des dessins à l’aide de tamis. La silice tombait en pluie si fine qu’on ne pouvait percevoir à l’œil nu le dessin entrain de se réaliser.

Il fallait qu’une lumière directionnelle traverse le sable déposé sur le verre pour le faire apparaître sous la forme d’une ombre portée contre le mur, alors qu’il

restait invisible sur le verre qui lui servait de support

Le rôle joué par le hasard dans les accidents parfois malheureux fut déterminant pour la découverte de solutions et de modes d’apparition du dessin inédits.

Par exemple le dessin Ombre panoptique représente un anneau en résine scarifiée sur verre et chargé de pigment encore volatil et non fixé. Sous l’effet d’un courant d’air imprévu, le verre tomba à plat sur la table de travail. Dans sa chute il déposa et transféra délicatement sa réplique exacte en poussières sur ma table.

C’est ainsi que j’ai découvert la solution pour dupliquer la totalité d’un dessin : je remplaçai la chute par un coup de marteau sur le verre.

Et c’est le titre d’une oeuvre de John Cage Pièces pour piano préparé qui m’indiqua la solution technique pour fixer et cristalliser ces figures sur le verre en le préparant auparavant.

Ces descriptions peuvent sembler très techniques, mais il est important que j’en fasse la description. Ces conditions d’apparition, ces procédés inventés, ont pour moi déjà du sens et fabriquent une sorte de récit. Il y a un imaginaire dans les matériaux et c’est précisément cet imaginaire, entr’ouvert par ces méthodes de travail, que je vais développer ensuite dans différentes séries, où certaines thématiques vont apparaître : l’eau et les ondes qui s’y forment par ricochets, les ondes sonores visibles dans l’eau en y plongeant un diapason vibrant, etc.

Cercles, ellipses, anneaux, seront à la base de cet univers formel que je vais construire dans l’atelier au cours de ces années. J’ai toujours été intrigué du fait que le mot atelier était l’anagramme de réalité.

La série Ombres panoptiques, me conduira à construire une salle où ces dessins seront mis en situation.

Fatehpur Iv, par B. Moninot

Le cabinet de dessin devient alors un observatoire comme c’est le cas pour cette œuvre conservée dans la collection du Frac Picardie intitulée Flammes solaires, observatoire (graphite et noir de fumée fixé sur verre préparé 1982). Cette œuvre aura une grande importance car par la suite, j’ai souvent inventé des lieux, réels ou virtuels, qui se substituaient à mon propre lieu de travail.

Dans cette oeuvre circulaire de 4,50 mètres de diamètre, j’ai disposé à hauteur des yeux 24 dessins réalisés sur verre ayant pour thème un phénomène qui n’est pas visible à l’œil nu : les flares (flammes solaires), que l’on peut observer sur la couronne du soleil pendant les éclipses, ou à l’aide d’un coronographe.

Cet ensemble de dessins forme un anneau de facettes rectangulaires qui encercle complètement le spectateur. Ce que j’ai dessiné, c’est le phénomène lumineux, qui déborde et excède le cercle de l’éclipse au moment où l’occultation est totale. Il est curieux de constater que ce phénomène cosmique qui a été photographié de nombreuses fois par les astronomes, produit des formes qui ressemblent étrangement à des coups de pinceaux ou des raclures de peinture. C’est cette observation qui avait retenu mon attention au départ du projet.

Pour réaliser les 24 dessins, j’avais fait des traces de peinture sur de nombreuses cartes de visites en bristol qui agrandies, me serviront de modèle pour recréer à l’identique l’image de ce phénomène : la peinture pour un simulacre d’une astronomie en chambre.

Le dispositif spatial ainsi que les matériaux utilisés pour ces dessins jouent sur deux sortes de noir : le graphite (noir brillant), et un fond de noir de fumée

(noir mat), l’un réfléchissant la lumière, l’autre l’absorbant. Ces noirs engendrent l’apparition ou la disparition des dessins selon l’endroit où l’on se place comme dans les daguerréotypes où il faut se placer obliquement pour voir l’image photographiée apparaître.

J’ai pendant des années et encore actuellement, réalisé avec des cordes à piano, des dessins en trois dimensions construits comme des diagrammes dans l’espace. Instruments de pensée, dont les formes s’inspirent des graphiques qui accompagnent La Dioptrique de Descartes : coupe des rayons visuels et de l’œil, constructions savantes de cônes aboutés extrayant du Visible les principes de la vision.

Ces figures spatiales étaient combinées ou s’interpénétraient avec des instruments de mesure de poids : balance, pèse-lettre, ou de visée : viseur, mire, sextant.

Tout cet appareillage a précédé l’élaboration de nombreuses œuvres, aboutissant à cette Table et Instruments que j’ai réalisée entièrement en verre et acier dans l’année 2000.

Cette table est un véritable concentré de toutes mes recherches depuis 1992 parallèlement aux travaux intitulés Studiolo. Selon les lieux où je l’ai exposée, les sources d’éclairage pouvant varier d’emplacement, la table et les instruments produisent des ombres portées se répercutant tout autour de l’installation, en dispersant une multitude de reflets ou d’éclats de lumière sur les murs, le sol, le plafond, redessinant les différentes parties qui la constituent.

D’autres instruments furent inventés comme préalable à l’élaboration de certaines œuvres sur carbone : l’ensemble des 21 dessins de la série Belvédère (collection du Cabinet d’art graphique du

Centre Georges Pompidou) et la grande composition en dix parties de Horizon (1997).

Dans Instrument Gravitaire (1995) le principe était d’associer l’idée de visée à celle de mesure, de poids ou de quantité. Cet objet a pour fonction imaginaire de mesurer le poids de la vision.

Il est constitué de deux disques de verre verticaux, entre lesquels est intercalée une ellipse inclinée à 45 degrés. Ces trois formes en verre sont placées sur un fléau en équilibre, comme dans les balances utilisées dans le commerce. L’un des deux cercles est perforé d’un oculus mais lorsque l’on s’en approche pour y glisser l’œil, l’équilibre instable de l’instrument est rompu par l’effet de notre propre souffle qui le met tout doucement en mouvement, empêchant toute saisie, observation ou mesure.

Outre le caractère impossible de son utilisation, "l’appareil" servira à modéliser les dessins et la composition de ce que j’appelle "les aires d’incertitude" : espaces et formes produites en consignant tous les différents mouvements d’oscillation du dispositif instable avant qu’il ne retrouve son immobilité parfaite.

Le relevé de ces tracés a été ensuite dupliqué sur des papiers carbones scarifiés, puis chargés de pigments de bleu improbable, cette couleur lumineuse utilisée en vidéo pour faire des trous et des incrustations dans les images (l’idée que l’on puisse y faire des trous me réconciliera pour un moment avec elles).

Ces œuvres furent réalisées au milieu des années 1990 et présentées dans une exposition personnelle à la Galerie nationale du jeu de Paume (1997), en même temps que celles intitulées Studiolo.

Les Studiolo sont des dessins d’ombres portées dont les dimensions deviendront de plus en plus grandes en se déployant directement par projection sur les murs.

Ces recherches débuteront pendant l’été 1992, l’atelier se déplaçant sur une terrasse dans le Jura pour capter les expériences préliminaires à ces œuvres. Je fabrique des "outils" à ma façon à l’aide de cordes à piano, verre, mica, carton et balles de ping-pong que je place sur une longue étagère de verre, le soleil faisant le reste. J’enregistre ces compositions d’ombres pour constituer un ensemble que j’ai nommé Dessins Phénomènes.

Dans ce dispositif où la lumière dessine à ma place, j’écarte ainsi du dessin la notion de trace ou d’empreinte déposée par un geste, pour concevoir une œuvre où l’instant de l’apparition de l’image coïncide avec le temps même de sa fabrication.

Nicolas Pesquès a écrit à propos de ces œuvres : "le plus intrigant restant la propension des ombres à prendre la main, à vivre à la même vitesse que leur cause". Il écrit plus loin : "provenant tous d’instruments quotidiens, une sonnette, un haut-parleur, un pèse-lettre etc.…Mais devenus Objets Spécifiques par étirement, objets eux-mêmes dessinés et redessinés sous l’éclairage oblique, anamorphosés et devenus à leur tour Dessins Spécifiques, par allongement du corps premier".

La présentation la plus satisfaisante des ces œuvres a eu lieu récemment dans une salle du Musée de Dole où j’ai réuni trois œuvres prenant un sens particulier lorsqu’elles sont confrontées : Studiolo (2007), Table et Instruments (2000), et Dessins sur Soie (2005), trois déclinaisons d’un même thème, apparaissant selon différentes modalités, sous forme de modèles, d’ombres portées ou de traces.

Dans le Dessin sur Soie l’effet de moirure du support produit un brouillage de la perception variant selon notre

position. Les choses dessinées s’organisent selon deux sources de lumière : d’un côté une lumière fictive qui reproduit des ombres propres aux objets, de l’autre une source de lumière réelle qui éclaire le dessin de manière directionnelle.

La lumière physique traverse complètement le dessin et la toile de soie sans projeter aucune ombre sauf aux endroits où la trame a été occultée partiellement par des empâtements de peinture ou par des réseaux de fils d’argent collés. Dans ces tableaux transparents se croisent ombre réelle et ombre représentée, produisant dans l’œuvre non pas un trompe l’œil, mais un trouble sur la perception du temps à l’œuvre.

Bien que mon art et ma pratique du dessin se soient développés principalement dans mon atelier, la relation avec le monde extérieur est toujours restée fondamentale. C’est au cours de l’été 1999 que j’ai eu l’idée de dessiner le vent, attiré par ce projet : l’impossible même.

L’idée a rapidement évolué, et j’ai opté pour une autre solution plus intéressante encore : faire dessiner le vent lui-même. Je ne conçois plus la forme du dessin, il s’agit à présent de le faire advenir.

La capture des ces tracés s’effectue en plein air dans différents lieux : jardins botaniques, déserts et paysages.

Le fonctionnement de l’appareil est très simple. Il permet de recueillir l’écriture de l’air à l’intérieur de boites de verre de Pétri de 10 cm de diamètre, préalablement enduites de noir de fumée et placées sur un trépied au dessus des végétaux. L’outil qui trace, stylet ou calame, une fine aiguille de verre plantée à l’extrémité d’une branche, d’une feuille ou d’une herbe d’un végétal choisi dans le paysage, inscrit la trace de son sillage en gravant la pellicule de noir de fumée au fond de la boîte.

Aucun de ces dessins n’est duplicable, chaque impulsion du vent produit quelque chose d’unique et se renouvelle à chaque instant. Le temps de capture est extrêmement court, entre quatre et trente secondes.

A propos de cette Mémoire du Vent le poète Jean Christophe Bailly a écrit un texte de préface à un catalogue d’exposition, je le cite : "Presque rien. Mais c’est ce presque rien qui a été recueilli et qui est maintenant montré, comme ce qu’il est - un commencement, le commencement à l’état pur."

Ces dessins sont maintenant transférés par laser sur des gobos placés à l’intérieur de petits projecteurs de découpe utilisés dans le théâtre. Les dessins de La Mémoire du Vent, considérablement agrandis et véhiculés par la lumière, deviennent par projection sur les murs, des entrelacs lumineux.

Chaque fois que je suis invité à montrer ces dessins, je capture les écritures du vent à proximité du lieu d’exposition, et je les cosigne avec la nature.

Le dessin, par nature, est un commencement, une idée en l’air.


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