N° 21, août 2007

Le luth fou (Épisode n° 4)

Lalla Gaïa à Qom (3)


Vincent Bensaali

Voir en ligne : Lalla Gaïa à Qom (4)


Lalla Gaïa se trouve maintenant au pied de la montagne de Khezr. Le soleil en est à réduire son ardeur. Elle commence à gravir le chemin qui déroule ses boucles sur le versant nord-est. Il est vrai que toutes les ascensions impliquent une sorte de suspens, d’excitation. On attend de déboucher à l’endroit où le paysage va s’ouvrir à trois cent soixante degrés, ce qui provoque immanquablement une sorte d’ivresse, comme si l’on était soudain envahi par un flot d’énergie remontant le corps, des pieds à la tête, et inondant l’intérieur d’une joie quasi physique. Cet instant, on le pressent et on l’attend tout au long de l’ascension, et c’est lui qui nous fait surmonter la fatigue… Lalla Gaïa concentre ses forces, elle évite de regarder le paysage avant de parvenir au sommet, afin que la bouffée d’énergie libérée à l’arrivée soit totale. La montée est une occasion de se tourner vers soi, de sentir son corps, tourmenté par l’effort, et d’en constater la faiblesse. C’est aussi le moment de réaliser combien l’énergie qui nous fait avancer semble venir d’ailleurs. Elle ne semblait pas être dans ce corps avant de venir l’animer. Ce n’est peut-être qu’une illusion psychique, ou cela confirme certainement que la volonté soit à l’origine d’une force qui n’était pas présente avant que certaines hormones ne soient sécrétées sous son impulsion, mais il apparaît bien que l’on puisse accéder à une source qui nous apparaîtra comme pratiquement inépuisable et qui nous fera dire que l’on s’est " dépassé soi-même ", ou que l’on est allé " au-delà de ses forces ", et rien de tel que l’ascension d’une montagne mystique pour cela…

La montagne de Khezr

Lalla Gaïa finit par ne plus penser à rien, elle s’abime dans sa respiration, chaque pas la rapproche du ciel, elle sourit aux gens qu’elle croise, leur rend le salam, mais sans les voir vraiment, ni les entendre. Son corps avance, son cœur est immobile, silencieux, concentré, il flotte sur l’océan intérieur, elle ne saura pas combien de temps elle aura ainsi marché.

Lorsqu’elle parvient au sommet, après avoir passé les boucles les plus courtes, elle n’entre pas tout de suite dans la petite mosquée nouvellement construite, elle la dépasse et se rend à l’endroit le plus élevé, sur les rochers, continuant d’éviter de regarder autour d’elle. C’est là qu’elle se redresse instinctivement et inspire alors le plus d’air possible par ses narines, contemplant enfin le paysage. La ville de Qom s’étend à ses pieds, avec au centre sa coupole d’or, puis le grand désert du Kavîr. La montagne elle-même semble s’être détachée d’une chaîne qui court du nord-ouest au sud-est, culminant dans cette dernière direction au sommet de la montagne dite des Deux Frères. L’impression est phénoménale, l’ivresse du sommet baigne son cœur d’une allégresse vertigineuse, son être vibre comme une corde tendue entre la terre et le ciel, il lui semble être tel un ’oud vivant, parcouru d’existence et caressé par l’Existant. Lalla Gaïa est alors plus que jamais heureuse d’exister, elle remercie le Dispensateur de toutes les joies…

La montagne de Khezr

L’intensité du sommet ayant pénétré chaque parcelle de son être, Lalla Gaïa se rend dans le petit oratoire qui se trouve au fond de la mosquée venue le recouvrir et l’englober. Un homme, aujourd’hui enterré à Machhad, auprès de l’Imâm Rezâ, y a passé cinq ans, dans l’espoir de rencontrer Al-Khezr. Le lieu, de forme ronde, comporte une petite fosse pour la prière, ne pouvant accueillir qu’une personne à la fois, comme dans les mosquées anciennes, ainsi qu’un mihrab. Les noms des quatorze Infaillibles sont sculptés sur les parois. Lorsqu’elle y pénètre, Lalla Gaïa sent sa tension baisser d’un coup, elle ralentit sa respiration, instinctivement, et baisse la tête. Elle s’assied en tailleur et laisse s’écouler ses pensées, sans les lire. Le lieu circulaire est vite empli par la litanie des prières de ceux qui se succèdent dans la fosse pour prier, hommes et femmes. Bientôt, une femme vient prendre place auprès d’elle et engage la conversation, à voix basse. Lalla Gaïa en profite pour l’interroger à propos d’Al-Khezr. La femme observe alors un court silence, son regard devient plus profond, et c’est comme deux braises vives qui animent alors ses prunelles sombres. Elle dit : " On ne sait pas qui est Al-Khezr. Il a toujours vécu. Il a bu à la source de l’eau de la vie. Il a toujours accompagné les Prophètes, les Imâms, et les Amis de Dieu. Il se trouve partout où l’on a besoin de lui, il rend le salam de qui le salue, il est l’un des quatre qui ne sont pas passés par la mort. Deux sont dans le ciel, et deux sont sur terre. Al-Khezr est sur terre. Certains l’ont entendu sans le voir, d’autres l’ont vu sans le reconnaître. Lorsque l’on réalise qu’il s’agissait de lui, il est toujours trop tard. Il est celui qui accompagne le Mahdî dans sa solitude. Il se rend chaque année au Pèlerinage avec lui, et là ils retrouvent Iliâs, le second des deux qui sont sur terre. Il était avec Zulqarnayn lorsqu’il cherchait l’eau de la vie, à l’extrémité du monde, et avec Moussâ, au confluent des deux océans. C’est toujours lui qui choisit l’heure et le lieu de la rencontre. Les hommes le connaissent sous des noms différents, il est présent dans toutes les traditions, il est le compagnon discret. " Le cœur de Lalla Gaïa, à l’écoute de ces paroles, se dilate et se comprime tour à tour. La joie d’apprendre l’existence d’un tel être fait aussitôt place à la douleur de son absence. Une larme coule sur sa joue, sans qu’elle sache s’il s’agit de joie ou de peine. De nouveau, elle se tourne vers celle qui a bien voulu lui répondre, mais elle n’est plus là !

L’arbre cinq fois centenaire de Jamkarân

Lalla Gaïa sort de l’oratoire, puis de la mosquée. Là, dans la lumière de la fin de l’après-midi, elle voit face à elle la montagne des deux frères, et à ses pieds, un large sanctuaire surmonté d’un très grand dôme bleu. Elle demande aux gens ce qu’est ce sanctuaire. On lui dit qu’il s’agit de Jamkarân, le sanctuaire de l’Imâm du Temps. Un vieil homme lui raconte que Jamkarân et tout le territoire qui l’entoure, avec un diamètre de soixante kilomètres, Qom y compris, appartient à l’Imâm du Temps qui l’a requis pour lui-même. A Jamkarân, il y a de cela très longtemps, un homme fit un rêve dans lequel l’Imâm lui ordonna d’aller trouver tel propriétaire terrien afin de lui annoncer que la terre qu’il avait usurpée appartenait désormais à son Imâm et qu’il fallait y édifier une mosquée. L’emplacement de la mosquée serait marqué par un signe évident. L’homme alla trouver le propriétaire qui ne protesta pas car se croyant le seul à connaître son secret, il sut que ce messager n’était pas envoyé par n’importe qui. Les deux hommes se rendirent alors à l’emplacement désigné et y trouvèrent des chaînes disposées sur le sol et marquant le plan de la mosquée demandée. La mosquée fut construite. Elle était de petite taille et ne pouvaient y prier qu’une dizaine de personnes à la fois. Son emplacement est aujourd’hui pris dans le très grand édifice récemment construit afin de faire face à l’affluence toujours plus grande de pèlerins venant maintenant de toutes les terres chiites.

Il n’en fallait pas plus pour que Lalla Gaïa décide de s’y rendre séance tenante. Espérant pouvoir y arriver avant la tombée de la nuit, elle se met en route, non sans avoir repéré le chemin à parcourir. La distance ne l’impressionne pas. Elle redescend la montagne d’Al-Khezr et prend la direction du sud-est. Le terrain est parcouru de milliers de petits monticules, ce qui lui semble étrange. Depuis le sommet de la montagne, elle a repéré un très grand cyprès et elle s’en sert maintenant de point de mire pour se repérer. Elle atteint des champs de blé et de coton irrigués par des canaux, puis une grande plantation de grenadiers, parsemés de quelques figuiers. Elle croise quelques chiens qui grognent pour la forme mais ne semblent pas menaçants. La montagne des Deux Frères domine le paysage. Sa forme est étrange. Si on penche la tête vers la gauche, on peut voir très nettement le profil d’un visage au nez prononcé. Le lieu vibre intensément, la tension est dramatique, Lalla Gaïa n’a pas le souvenir d’avoir ressenti une telle tension dans le passé, sauf peut-être au pied du Pech de Montségur, au fond de l’Ariège cathare… Le cyprès est tout proche, il se trouve en fait sur le territoire d’un double sanctuaire, dit des " cinq ", pour les cinq descendants de l’Imâm Sajjâd qui y sont enterrés, victimes de l’oppression anti chiite de leur époque. Le vieux gardien l’accueille de son regard perçant. Il lui propose du thé et s’adresse à elle d’une manière troublante, tant il est direct et familier. Il lui dit : " Tu es venue voir tes frères et ta sœur ! C’est eux qui t’ont appelé ici… Sois sans crainte, tu trouveras ce que tu cherches… "


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