N° 21, août 2007

Au Journal de Téhéran

Quelle langue parlons-nous ?


Ghaffâr Djalâl




29 Juillet 1937
7 Mordâd 1316

Monsieur Ghaffâr Djalâl, diplomate de carrière, ancien ministre de l’Iran à Stockholm, Londres, Rome, au Caire et Washington, grand érudit spécialisé dans les questions historiques et archéologiques, ayant terminé ses hautes études à l’Etranger, nous donne une très intéressante étude d’une grande portée ethnique et historique et sur laquelle nous attirons particulièrement l’attention de nos lecteurs.

C’est avec le plus vif intérêt que j’ai lu dans le "Journal de Téhéran" du 23 février, l’article de l’éminent professeur Saïd Nafisi : " Quelle langue parlons-nous ?" suivi d’un commentaire du grand érudit qu’est M. Arthur Christensen.

Deux points principaux en sont à relever d’une part, c’est une erreur manifeste que d’appliquer à notre langue tout autre adjectif que celui de persane ; les Mèdes et les Perses étaient d’autre part, des peuples différents ne parlant pas le même idiome.

Ces questions intéressent, d’un point de vue général, tous les peuples aryens qui se sont dispersés et établis sur une partie considérable du globe et, en particulier, les habitants de l’Iran appelé "le berceau de la race aryenne" ; l’origine commune des Mèdes et des Perses, le fait qu’ils ont constitué un même peuple ne sont plus à prouver. Durant cette étude, je me permettrai d’examiner le problème à la lumière de la vérité historique.

Selon Hérodote, Rawlinson et autres historiens et ethnographes éminents, les Pasargades, descendants directs de la branche perse primitive des tribus aryennes émigrèrent d’Extrême-Orient, quinze siècles ou davantage avant l’ère chrétienne, et s’emparèrent de territoires baignés par la mer Erythréenne auxquels ils donnèrent

leur nom. Leur établissement principal se trouvait 40 milles au nord de Persépolis. Le prince fondateur de la monarchie fut Achéménès ; sa capitale porta le nom de la tribu.

Deux peuples de même race, les Maraphii et les Maspii accompagnèrent les Pasargades lors de leur première émigration. Selon Rawlinson, l’appellation des premiers se retrouve dans le nom d’une tribu vivant à notre époque, les "Mafii". On ignore tout des Maspii dans le nom desquels entre probablement, le vocable "Aspa" (cheval).

Sept autres tribus aryennes les imitèrent : les Penthialéens, les Dérusiens, sur lesquels l’ethnographie ne possède aucun renseignement ; les Germains et les Dahi, qui peuplèrent tout le pays entre la Caspienne, le Golfe Persique et le Tigre ; les Mardes, fixés surtout dans la Perse proprement dite, dans les montagnes, qui coupent le territoire actuel de l’empire, dans celles en particulier qui séparent Persépolis du Golfe où ils furent attaqués par Alexandre ; les Dropices, dont les établissements principaux semblent avoir été fixés au Sud-Est de la Caspienne ; les Sagartiens, voisins, au Nord, des précédents, et, selon Hérodote, de même origine que les Perses.

Ces tribus aryennes, portant des noms différents mais parlant la même langue, n’ont pas atteint la puissance des Pasargades ni créé de grandes dynasties : elles n’ont pu imposer leur nom aux territoires qu’elles possédaient mais ont tout au moins légué, à tout le Plateau de l’Iran, leur langue et leur appellation génériques.

Le territoire appelé "Parsa" (le "Persis" des Grecs, le "Fars" actuel) portant le nom primitif de la tribu Pasargade et ayant été le berceau de deux puissantes dynasties dont la force des armes a rendu le nom fameux en Occident : les Achéménides (VIème siècle avant J.-C.) et les Sassanides (IIIème siècle de l’ère chrétienne), les Grecs et les autres Occidentaux appliquèrent le nom d’une province à tout le pays, à sa population et à sa langue. Nous n’avons aucune raison valable de les imiter et devons appeler notre pays, notre peuple et notre langue du nom générique des tribus aryennes, dont nous sommes les descendants : Iran, Irani.

De par ces considérations et en vertu de l’ordre impérial donné par Rezâ Shâh Pahlavi il y a deux ans, nos pouvoirs publics ont rappelé ces faits historiques à la mémoire des cabinets étrangers et à leurs agents accrédités dans notre pays, leur demandant de ne pas appeler notre territoire, son peuple et son gouvernement par tout autre vocable que celui d’"Iran". Tout comme il est incorrect, répétons-le, de donner à un pays entier le nom de l’une de ses provinces, on ne peut étendre à la langue commune de toutes les tribus aryennes l’appellation d’origine particulière à l’une d’entres elles.

Le cas du Golfe Persique est évidemment différent : partie de la province du Fars, il ne peut qu’en porter le nom.

Quant à l’origine des Mèdes et à leur langue, nous devons également consulter les historiens anciens et modernes.

Il semble être généralement admis que les Mèdes, branche de la grande famille aryenne, parlaient une langue et pratiquaient une religion fort proches de celles des Perses, autre tribu aryenne.

Rawlinson dans sa traduction anglaise de l’Histoire d’Hérodote, écrit :

"Le passage d’Hérodote sur l’appellation primitive des Mèdes, rapproché de la tradition nationale des Persans qui fait venir leurs ancêtres du pays d’Aria, pourrait suffire, à lui seul, à établir cette affinité ethnique : d’ailleurs d’autres arguments ne manquent pas. Les Mèdes sont invariablement qualifiés d’Aryens par les écrivains arméniens. Dans l’inscription de Bisotun, Darius déclare être Perse, fils de Perse, Aryen, d’ascendance aryenne. Il apparaît donc que le terme d’Aryen appartient également aux deux nations ; il y a toute raison de croire que leurs langues et leurs religions étaient identiques à peu de chose près.

Ces considérations nous aident à comprendre des faits et expressions que l’on trouve dans les textes sacrés et profanes, inexplicables si les Mèdes avaient appartenu à une famille ethnique absolument distincte de celle des Perses, celle des Scythes, par exemple, comme on l’a parfois prétendu !

La facilité avec laquelle les deux peuples ont fusionné, la situation privilégiée des Mèdes sous la domination perse, le port de vêtements identiques remarqué par Hérodote, la prééminence des Mèdes sur les autres peuples conquis, l’emploi des termes "Mède", "Médisme" et de l’appellation "Guerres médiques" appliquée aux luttes gréco-perses, la formule si souvent répétée dans le Livre de Daniel. "Selon l’immuable loi des Mèdes et des Perses", tous ces faits, expressions, sans parler d’autres, concordent : loin de paraître étranges, ils deviennent parfaitement intelligibles une fois admise l’identité ethnique des deux peuples, principales branches du tronc aryen. Comprend-on combien a été naturelle l’union intime, sinon la fusion complète des deux peuples si proches parents, comment l’on a été incliné à donner aux deux le nom de chacun, comment ils avaient mêmes lois vêtements identiques, même religion et même langue, comment ils ont été au-dessus, presque sur un pied d’égalité, et à la tête des autres peuples qui, par la langue, la religion et l’origine, leur étaient étrangers ?"

Darmesteter, dans ses "Etudes iraniennes" (Vol.1 pp. 12-13) écrit que le Zend, langue de l’Avesta, est celle des Mèdes ; il croit que nous possédons, dans l’ancien texte zoroastrien, le Zend Avesta, un ample spécimen non seulement de l’idiome mais aussi de la littérature mèdes ; il ne fait point de doute que le mède et le vieux perse sont des langues sœurs : aucune d’elles n’est à l’origine de l’autre.

En ce qui concerne le vocable "spaka", cité par Hérodote (Vol. 1, p. 110) comme un mot mède signifiant "chien", le professeur Brown écrit, dans Littérature historique de la Perse, qu’il ressemble au "span" de l’Avesta et au "svan" du sanscrit. Il souligne qu’il est curieux de constater que ce terme, sous la forme "ispa", existe encore dans plusieurs dialectes iraniens tels que ceux de Quohrud (près de Kashân) et de Natanz.

Il ajoute que M. Clément Huart, auteur d’intéressantes éludes publiées dans le "Journal Asiatique" sur divers dialectes tels que ceux de Zawedan, Swand et le curieux Zawedan Kabir, a repris les arguments de Darmesteter. Il s’est attaché à montrer que plusieurs des dialectes en

usage dans les régions montagneuses reculées de l’Iran (dans l’ouest en particulier, l’ancienne Médie) ont la langue de l’Avesta pour origine ; il propose de les appeler mède moderne ou Pahlavi musulman. Il remarque, entre autres différences, que la racine "kâr" se trouve dans le verbe qui, dans la langue de l’Avesta, signifie "faire", "fabriquer" ; la forme de l’impératif, en vieux perse comme en persan moderne, est "kon". Dans les dialectes qu’il appelle mède moderne, les verbes signifiant "faire" et "dire" sont : "kardan" (impératif : "kori") et "goftan" (impératif : "gouy").

Etendre le nom d’une tribu ou d’une fraction de la popu1ation à celle de tout un pays en dépit du fait que celle-ci se compose de peuples ou tribus divers, portant chacun leur nom et parlant des langues différentes n’est pas sans précédents : l’appellation d’une petite tribu vivant dans les Iles Britanniques a été étendue à d’autres : Jutes, Saxons ; les dialectes "Northembra", "Mercia" et "Mosex" se sont fondus et ont donné naissance à la langue anglaise ; le professeur Christensen remarque que le castillan a donné son nom à l’espagnol.

Cette extension n’a pas été raisonnée : résultat du hasard, des circonstances et des conditions du pays, elle n’a point à être prise en exemple.

La dynastie sassanide a choisi le vocable "Pahlavis" : l’adjectif "persan" n’étant donc pas considéré comme un qualitatif obligé.

Le mot "Aryen" a bien plus de signification aux yeux du monde que celui de "Persan" connu de quelques savants seulement. Au professeur Christensen disant que "l’expression littérature iranienne" comprendrait tous les ouvrages écrits dans une langue iranienne quelconque, l’afghan par exemple", je me permettrai de répondre que les dialectes afghans diffèrent des nôtres et que la tribu aryenne de ce pays ayant toujours fait usage de l’adjectif "Afghan" pour désigner sa langue et sa littérature, un tel malentendu est peu probable.

L’opinion des historiens ethnologues et des savants sur l’histoire des Perses et des Mèdes dont je viens de donner, ci-dessus, un relevé succinct, constitue une preuve suffisante pour confirmer que les Persans et les Mèdes étaient de la même origine et avaient la même religion et aussi pour conclure que la langue avesta et mède sont des langues Iraniennes ayant avec l’ancien Persan, comme le dit Darmesteter, une relation de sœur et non pas de fille ou de mère.


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