N° 21, août 2007

La musique persane : l’expression de la continuité


Arefeh Hedjazi


Aujourd’hui, après un siècle d’évolution rapide, la musique persane n’est plus à se forger une nouvelle identité après des siècles de stagnation. Avec les récents développements qu’elle a connu suite à la Révolution islamique, la valorisation des arts traditionnels et l’émergence d’une nouvelle génération d’artistes et de musiciens qui, gratifiant le présent et le futur, a su pourtant préserver la sonorité paradisiaque d’une musique dont les origines remontent à l’Antiquité, elle se voit confrontée à de nouveaux défis auxquels il lui faut instamment répondre pour pouvoir continuer à se transformer.

Il est intéressant de noter la courbe évolutive de la musique persane depuis les premiers temps jusqu’à aujourd’hui. Aux premiers temps de l’histoire antique de l’Iran élamite, comme partout ailleurs la musique avait essentiellement une fonction guerrière. Les tambours et les instruments à vent servaient uniquement à prévenir les hommes de bonne volonté de la venue d’un agresseur, d’un étranger ou tout simplement, à transmettre un message, simple et immédiatement déchiffrable. Les preuves d’un tel usage primaire de la musique ont été découvertes par des archéologues américains il y a une vingtaine d’années au sud-ouest de l’Iran, en particulier dans la Caverne du Pharaon, où des images gravées montrent des hommes usant de tambours pour prévenir leurs tribus de la venue d’étrangers.

Quelques temps plus tard, avec l’émergence d’une modernité particulièrement visible à travers l’expression d’une religiosité différente et nouvelle, la musique servit à accompagner la mort des sacrifices ou à célébrer les rites religieux où la musique tenait une place essentielle et incontournable. Hérodote, témoin de l’une de ces cérémonies, en souligne les différences avec les rites grecs, en particulier la place de la musique dans les rituels religieux persans, ce qui l’étonne puisque la musique n’avait visiblement pas de place dans les rituels grecs où les sacrifices avaient lieu dans le silence et le recueillement.

Douze musiciens jouant des instruments indiens et persans. Illustration du Saghi nameh de Zohuri, Deccan 1685,

A cette époque, il y avait déjà longtemps que la musique, en tant que rite social et artistique était déjà connue des Elamites. D’ailleurs, cette musique était, paraît-il, influencée par la musique babylonienne, assyrienne et sumérienne, et c’est en particulier la conception sumérienne mathématisée de la musique qui eut la plus grande influence sur cet art en Perse antique.

Plus tard, sous le règne des premières grandes dynasties impériales perses, la musique se transforma en un art privilégié, donnant aux musiciens une place enviable dans les cours impériales. Dès les Achéménides, le rang élevé et les privilèges dont disposent les musiciens sont à remarquer et de nombreuses poteries découvertes près des tombes impériales sont décorées d’images mettant en scène des musiciens richement habillés en train de jouer. Mais c’est sans aucun doute sous la dynastie des Sassanides que la musique et les musiciens atteignent une telle situation que le nom et la célébrité de certains d’entre eux tels Bârbod ou Nakissâ nous sont parvenus.

On ne peut situer avec exactitude les moments précis où un art s’exporte d’une civilisation à une autre. La musique persane n’échappe pas à cette règle. Il est évident que l’influence reconnue de la musique persane sur toutes les formes de musique asiatique n’est pas une influence récente et que l’on peut en retrouver des traces dès les temps antiques. Il est également vrai qu’en tant que l’un des plus grands empires du monde, l’empire perse cimentait en son sein des civilisations, des ethnies, des races et des peuples différents, aujourd’hui séparés par les barrières des frontières modernes. Quoiqu’il en soit, dès cette époque, les échanges culturels des grandes civilisations avaient fait connaître la musique perse aux non perses et les musiques non perses aux perses. Ces échanges eurent une influence décisive sur la formation des traditions asiatiques et orientales, non seulement en matière de musique mais sur tous les plans.

Parmi l’un des plus importants vecteurs d’échanges culturels entre la Perse et le reste du monde, le manichéisme, cette doctrine profondément ésotérique qui a donné naissance ou a influencé des centaines de courants de pensée dans le monde entier, de la pensée de Saint Augustin, qui se disait manichéen, au nouveau taoïsme chinois.

Le manichéisme, du nom de son prophète Mâni, est né en Perse où très vite l’attirance populaire pour cette nouvelle religion qui protestait contre le zoroastrisme religion d’Etat et les privilèges immenses dont disposaient les grands mages, vrais gouverneurs du pays, le fit ressentir par le gouvernement sassanide comme un danger à éradiquer à tout prix, et même si certains rois sassanides montraient de la sympathie envers cette nouvelle pensée, allant parfois même jusqu’à se prétendre ouvertement manichéens, les grands mages rassemblés en concile rappelèrent la nécessité de faire disparaître cette nouvelle religion, fruit de multiples influences.

Fabricant de dotar ouigour

Ainsi, les persécutions contre les Manichéens débutant, ces derniers, célèbres pour leur amour des arts, durent subir l’exode. Prenant le chemin d’autres pays, en particulier la Chine et l’Inde qu’ils influencèrent, ils furent parmi les plus grands artisans de l’exportation de la culture iranienne. L’on peut en particulier citer le rôle qu’ils ont joué dans la généralisation des arts iraniens dans le monde bouddhique. La musique et la peinture et leurs arts dérivés étaient interdits de longue date dans les monastères bouddhiques mais les Manichéens, développant les arts pictural et musical, les firent entrer dans les monastères où, aujourd’hui encore, la musique qui rythme les heures de la journée, est jouée par les moines sur des instruments persans, nommés par leur nom originel.

Avant cela, les missionnaires perses bouddhistes, qui jouèrent un rôle incontournable dans le développement de cette religion, avaient déjà permis l’exportation de la culture perse au travers de ses arts aux mondes de l’Asie de l’Est, de l’Inde à la Chine en passant par le Népal.

Et bien des siècles plus tard, ce fut la Route du commerce de l’Ouest comme l’appelait les Chinois, cette route surnommée "Route de la Soie", qui fut à l’origine d’échanges culturels sans pareils, dans tous les domaines, dont celui de la musique, entre la Perse et l’Est lointain.

L’influence de la musique persane sur la musique chinoise et leur symbiose parfaite est aujourd’hui parfaitement visible au travers de la tradition musicale des Ouïgours, ce peuple musulman de l’ouest de la Chine. La superbe musique ouïgoure offre un mélange stupéfiant des différents styles héritiers des traditions persane, chinoise et turque.

Il serait naturel de distinguer une influence bilatérale de la musique persane et des musiques chinoise et indienne. Pourtant ce n’est pas le cas. L’influence de la musique persane sur les traditions musicales indienne et chinoise est beaucoup plus remarquable et discernable dans ses plus petits détails que l’influence de ces deux familles musicales sur cet art en Iran.

Aujourd’hui encore, la musique persane est à la base d’une grande partie des traditions musicales de l’Asie et l’on peut citer l’Afghânistân, le Caucase, l’Arabie Saoudite et finalement la Transoxiane où la symbiose parfaite de la tradition académique de la musique persane aux airs nomades des turcophones a fait naître un arbre musical dont les racines sont persanes, les branches turques et le tronc un puissant souvenir des peuples persans nomades de l’Asie centrale aujourd’hui disparus tels que les Scythes, les Sogdiens et les Mannéens.

Au VIIème siècle, l’islam commença son prodigieux développement dans une grande partie du monde civilisé, d’abord sous l’impulsion de l’invasion musulmane elle-même, puis développé par les vaincus charmés par cette nouvelle religion de paix et d’amour. De nombreux historiens tentent désespérément de prouver que l’islam donna un coup mortel à la musique persane, ce qui est tout à fait faux puisqu’il ne fallut guère de temps aux califes Omeyyades puis Abbassides pour vouloir copier les fastes de l’ancienne cour impériale perse. Le résultat de ce désir fut un nouvel essor de la musique persane, qui donna bilatéralement ses lettres de noblesse à la musique arabe, puis, plus tard, turque, qu’elle influença dans ses bases les plus profondes.

Fabricant de dotar ouigour

Parmi les cultures musicales influencées par la tradition musicale persane, le cas du subcontinent indien est exceptionnel. Cette région, peuplée d’une mosaïque unique d’ethnies différentes, à la culture plurimillénaire, possédant une tradition musicale aussi ancienne que la tradition iranienne -dont elle est la cousine puisqu’elles remontent toutes les deux aux mêmes origines aryennes-, est devenue, scindée en deux, l’une des grandes héritières de la musique persane. Il faudra remonter très loin dans le temps pour retrouver les origines communes de ces deux traditions musicales, l’une basée sur les Védas et l’harmonie originelle du cosmos, l’autre basée à son commencement sur la lecture des Gâths, les textes sacrés du zoroastrisme que l’on récitait en chantonnant, qui appellent également à une expérience intérieure et mystique intense, seule capable de donner à l’homme le sentiment de l’Etre. Mais plus prosaïquement, il faut se contenter de savoir que les premiers vestiges de l’influence musicale persane se font ressentir quelques décennies après l’entrée dans ce subcontinent des Parsis, ces perses zoroastriens qui, refusant de se convertir à l’islam, préférèrent l’exode. La musique transmise par ces Perses est la musique sassanide pure, originelle dans la mesure où la musique, comme toute affaire religieuse zoroastrienne, ne peut être dévoilée dans toute sa splendeur à des non-initiés. Et c’est au XIIIème siècle que la musique persane "moderne" fit son entrée en Inde avec l’établissement dans ce pays d’une dynastie turco afghane. Très vite, Delhi, la capitale de cette dynastie, devint un centre de rassemblement pour les artistes de tous horizons venus des quatre coins de l’Asie, en particulier de la Perse. Ainsi, les traditions indiennes commencèrent à cohabiter avec les traditions arabo-persanes. L’émergence des sultanats locaux en Inde encouragea ce mouvement de coexistence. Et au cours de l’ère moghole, cette coexistence finit par donner naissance à une nouvelle musique, la musique indo persane, qui continua pendant des siècles à se nourrir d’influences réciproques. C’est ainsi que la musique indienne se scinda en deux branches, la musique du sud, restée hindoue et purement traditionnelle, et la musique du nord ou musique hindoustanie, qui est en fait l’héritière de cette tradition musicale indo persane.

Après ces siècles d’échanges féconds avec les traditions musicales, l’Iran entra avec l’ère safavide dans une période de stagnation musicale qui ne prit fin qu’avec la prise du pouvoir par les Qâdjârs. Vers la fin du règne des Qâdjârs, de nouveaux grands maîtres élaborèrent de nouveaux modes et le répertoire s’enrichit d’un grand nombre de gousheh originaux et modernes. Il était temps, car la tradition musicale persane, qui repose sur l’enseignement du maître transmettant à ses élèves ses propres gousheh, ces "rangées musicales " propres à chaque maître, n’était pas codifiée et écrite.

Cette souplesse dans la composition et le choix des radifs, conjugué à la tradition de sa transmission au cours de l’apprentissage de maître à l’élève fit de la musique persane une musique au répertoire impressionnant mais non écrit, ce qui est une force et une faiblesse ; une force, car la pureté de la musique classique est préservée ; une faiblesse, car au fur et à mesure de la disparition des grands maîtres, les traditions musicales se perdent également.

Au cours des cent dernières années, la musique persane vit, depuis la fin du règne qâdjâr, un renouvellement certain de son répertoire. Cette évolution eut lieu d’abord sous l’influence de grands maîtres tels que Darvish Khan qui, maîtrisant parfaitement le répertoire " classique " y fit entrer un nouveau mode " dastgâh ". Ce fut ensuite la transformation des méthodes d’enseignement de la musique, avec notamment l’entrée en Iran de la musique occidentale par le biais de la musique militaire, et pour finir la mise en valeur des instruments jusqu’alors considérés comme accompagnateurs des instruments principaux, qui permirent cette évolution qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui.

Sous le régime Pahlavi, malgré une décadence certaine de la musique populaire, la voie de l’exploration et de la découverte de nouveaux langages expressifs demeura ouverte et permit à la génération postrévolutionnaire des années 80 de bénéficier des apports de ses aînés. En effet, après la Révolution islamique de 1979, un retour aux sources eut lieu, ayant pour résultat la revalorisation des arts nationaux, dont la musique classique persane, qui a aujourd’hui retrouvé un souffle puissant, d’autant plus qu’elle est également appréciée par toutes les couches de la population, des plus jeunes aux plus vieux.

Mais cela fait longtemps que cette musique persane a perdu le contact avec les chants d’ailleurs. Ce n’est pas uniquement la musique persane qui se renouvelle mais également toutes ses héritières de l’Asie, de l’Arabie saoudite aux confins du Turkestan. Il serait donc peut-être temps pour les Iraniens de chercher à redécouvrir ces musiques à la fois si proches et si lointaines.


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